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Vie des entreprises

Lohéac carbure à l’antisyndicalisme

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 01.06.2011 | Manuel Sanson

Harcèlement, discrimination, licenciements… Contre les syndicalistes, rien n’arrête les patrons de cette entreprise familiale de transport. Récit d’une guerre sociale qui devient un feuilleton judiciaire.

Deux mois de prison avec sursis et une amende de 3 750 euros. Le jugement du tribunal correctionnel de Rouen est tombé le 22 avril : chef d’entreprise rouennais, Daniel Lohéac est reconnu coupable de délit d’entrave à la libre désignation des délégués du personnel et au fonctionnement du comité d’entreprise. Des faits commis entre 2006 et 2009.

En clair, on lui reproche de perturber le bon fonctionnement de la démocratie sociale à l’intérieur de son entreprise. En règle générale, ce genre d’affaire ne franchit pas les portes de la justice pénale. Chez le transporteur routier, pourtant, il a fallu en arriver là. Pas vraiment une surprise. Dans cette société de quelque 370 salariés dont deux tiers de chauffeurs, syndicats et direction s’affrontent durement depuis des lustres…

La saga Lohéac commence à Grand-Couronne, commune portuaire et ouvrière de l’agglomération rouennaise. À la fin de la guerre, Antoine Lohéac y développe sa petite entreprise. Très vite, il la propulse parmi les poids lourds français du transport routier. « Antoine offrait des salaires au-dessus de la moyenne, proposait de loger ses salariés à des tarifs préférentiels dans plusieurs cités pavillonnaires qu’il a construites », raconte un ancien salarié. « Le vieux », comme l’appellent ses employés, appartient à une autre époque. « Pas celle des actions et des multinationales », explique Patrice Dupray, le maire PC de Grand-Couronne. Plutôt celle d’un capitalisme à l’ancienne, paternaliste. Conciliant avec les employés dévoués, inflexible avec ceux qui revendiquent. Le patriarche est décédé en 2006. À 97 ans, il était toujours aux manettes de son entreprise… et aux basques des syndicats. Le transporteur leur a mené la vie dure. « Il aimait aller à la bagarre », raconte un ancien salarié.

Syndicaliste, métier à haut risque. « L’image que les gens ont de Lohéac, c’est celle d’une belle maison », souligne Bernard, secrétaire du comité d’entreprise jusqu’en 2000. Genre armoire à glace, des bras à la Stallone, le routier en impose. Lui, préfère retenir le côté sombre d’une entreprise où il a trimé presque trente ans de sa vie. Et l’expression qui lui vient immédiatement, c’est « répression syndicale ». Dès son arrivée chez Lohéac, il y a été confronté. « En 1974, il venait déjà de virer une dizaine de salariés CGT. » Il évoque les cas plus récents de deux délégués « obligés de vendre leur maison à cause de la diminution brutale de leur salaire ». Syndicaliste, un métier à haut risque chez Lohéac…

« C’est le Moyen Âge avec un patron monarque », abonde Marie-Pierre Ogel, une avocate « engagée », spécialisée en droit du travail, qui connaît les coulisses de l’entreprise depuis dix ans. « Exceptionnel », lance-t-elle pour évoquer la récurrence des affaires qu’elle a eu à plaider. Elle a défendu plusieurs salariés pour des cas de harcèlement moral. Le premier de la liste, c’est Thierry, un fort en gueule, délégué syndical CFDT jusqu’en 2004. En 1994, avec d’autres collègues, il monte une section CFDT pour concurrencer celle de FO jugée « trop à la botte du patron ». À cette époque, l’entreprise tourne à plein régime. « Il y avait près de 1 000 cartes grises », évalue Thierry. Cela n’empêche pas la direction d’organiser la riposte. Aussitôt, le syndicaliste subit des pressions… « J’avais un bon poste, on me l’a retiré. Ils m’ont donné le tracteur [NDLR : camion] le plus pourri. » Et tout s’enchaîne : « On m’a supprimé toutes mes primes, on me donnait plus de boulot. Je recevais des lettres pour me dire qu’on allait me déloger de mon pavillon dans la cité Lohéac. » L’ancien délégué profite maintenant de sa retraite mais reconnaît avoir « pensé à [se] crocher ». « Il en a pris plein la figure », témoigne Bruno Petit, son actuel remplaçant au poste de délégué CFDT et ancien secrétaire du comité d’entreprise. Lui aussi subit les foudres de son employeur. « Il faut le vivre pour comprendre », renchérit-il. Également à l’initiative de la création de la section CFDT, il a connu les mêmes brimades. À chaque fois, le scénario se répète.

« Menacé avec son pétard ». « C’est comme dans Germinal. Le patron fait sa loi et les employés doivent se taire », décrypte Thierry, en compulsant les multiples coupures de presse en lien avec son affaire. Il est l’une des mémoires de l’entreprise. Des anecdotes, il en connaît à la pelle. Comme celle où, un jour, Antoine Lohéac l’a « menacé avec son pétard » à l’occasion d’une énième prise de bec. Il a porté plainte pour harcèlement moral et discrimination syndicale. Antoine Lohéac est condamné par le tribunal correctionnel en 2006. Il décède quelques semaines seulement après avoir fait appel. L’action pénale s’éteint. Le transporteur reste innocent aux yeux de la justice.

En 2006, son fils, Daniel, lui succède. Lorsqu’il prend les rênes, l’héritier Lohéac décide de moderniser la société. « C’est la seule chose qu’on doit lui reconnaître, concède Bruno Petit. Antoine gérait avec le crayon sur l’oreille. C’était le foutoir. » Mais l’entreprise reste fidèle à sa ligne originelle. Les a priori positifs s’estompent rapidement. « On est toujours dans la même situation, constate Marie-Pierre Ogel. Sauf que Daniel est plus malin, il s’est entouré d’avocats spécialisés en droit du travail, donc il habille mieux ses décisions. » Selon elle et la CFDT qu’elle représente devant les tribunaux, aucun doute : le fils poursuit « l’œuvre » du père. Le nouvel homme fort du groupe est discret. Malgré de multiples relances, il a décliné tout entretien. En retrait, le dirigeant l’est beaucoup moins quand il s’agit de mettre des bâtons dans les roues des syndicats. La guerre reprend de plus belle lorsque Daniel entame le démantèlement de l’empire paternel. Les 900 pavillons, jusque-là propriété de la société, sortent du giron de l’entreprise et sont gérés par une société immobilière. Quant à l’activité, elle se retrouve organisée entre cinq entités différentes : la société mère A. Lohéac, Alca, Sterna, CCM et TLOP. Une pour les camions-citernes, une pour les conteneurs, une pour les ateliers… Daniel Lohéac ne justifie pas sa décision auprès du comité d’entreprise et transfère de manière autoritaire les élus du personnel et délégués syndicaux dans ces nouvelles sociétés. Refus catégorique des intéressés qui perdent, de fait, une instance de contrôle, faute de fonctionnement des instances de la société mère. Leurs mandats sont contestés par la direction. Inspection du travail, ministère des Transports, nouvelles élections professionnelles invalidées, P-V de carence, aujourd’hui tribunal correctionnel, les rebondissements se succèdent. « Ça part dans tous les sens », constate Marie-Pierre Ogel.

Daniel Lohéac scinde le groupe et transfère les salariés protégés dans les nouvelles sociétés

Le litige initial est devenu un casse-têtejuridique. Sans parler des recours lancés auprès du conseil de prud’hommes, des tribunaux d’instance et de grande instance. À Vernon, sur l’un des sites du groupe, c’est la CGT qui mène la bataille. Son représentant, Christian Regnier, fait face aux mêmes « pressions ». Il a créé la section cégétiste en 2009. Dans cette entreprise, c’est presque un crime… « Lors des dernières élections, la direction a tout fait pour que la CGT ne s’implante pas. Certains cadres ont menacé des salariés de mesures de représailles si notre organisation remportait la consultation. » Le syndicaliste, fort de ses douze ans de maison, ne peut que constater les dégâts de la présidence Daniel Lohéac : l’esprit paternaliste n’est plus. Le fils entend régner d’une main de fer sur son nouveau groupe. « Compte tenu des éléments qui nous ont été communiqués, la seule raison objective au démantèlement de la société mère, c’est la casse de la représentation syndicale », estime Thierry Levesques, conseil des représentants du personnel depuis 2007. Comme sa consœur Marie-Pierre Ogel, il avoue faire face à un dossier hors norme : « Il ne se passe pas une semaine sans que j’aie quelque chose à faire avec l’entreprise Lohéac. »

Dossier pénal. En plus du contentieux lié aux élections professionnelles, le jeune avocat défend les syndicalistes sur plusieurs autres volets. « Depuis 2006, la subvention légale calculée sur la masse salariale de l’entreprise ne nous est plus versée, les négociations annuelles obligatoires nesetiennent pas », déplore Bruno Petit, le délégué CFDT. Pour le comité d’entreprise, le manque à gagner s’élève à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Une action judiciaire est en cours pour récupérer les sommes dues.

Dans le même temps, la procédure pénale se poursuit. Le jugement rendu par le tribunal correctionnel ne satisfait pas le ministère public. Il a fait appel. Le substitut du procureur avait requis le maximum de la peine encourue : un an de prison avec sursis. La seconde manche aura donc lieu devant la cour d’appel de Rouen. Chez Lohéac, dialogue social rime toujours avec tribunal.

Guy Groux, directeur de recherche au centre de recherches politiques de Sciences po (Cevipof), spécialiste du monde du travail
“L’antisyndicalisme est beaucoup plus pernicieux aujourd’hui”

Comment se manifeste l’antisyndicalisme aujourd’hui ?

Il a changé. Avant, c’était des comportements manifestement illégaux, les milices patronales, les syndicats jaunes, des intimidations physiques… Aujourd’hui, le phénomène est beaucoup plus pernicieux car compliqué à appréhender. Cela passe souvent par des pressions psychologiques, des menaces pour la carrière… Ces types de comportements sont beaucoup plus difficiles à prouver devant un tribunal.

S’agit-il encore d’une tendance lourde dans les entreprises ?

Les situations sont très disparates. Dans les grandes entreprises, l’antisyndicalisme a eu tendance à reculer depuis les années 70. Les syndicats se sont institutionnalisés et la gestion des ressources humaines s’est professionnalisée. En revanche, dans les plus petites structures, on constate plus de problèmes. Les syndicats ne sont pas toujours acceptés. Là encore, la situation n’est pas la même selon que l’entreprise emploie 20 ou 300 personnes.

La récente crise a-t-elle fait ressurgir des pratiques antisyndicales ?

Nous avons connu des conflits très durs. Molex, Continental, des séquestrations de cadres…, mais les directions d’entreprise sont restées très professionnelles et n’ont pas eu recours à des pratiques antisyndicales formelles. Il y a une acceptation plus importante du fait syndical. Cela tient au rôle croissant de l’opinion publique. L’antisyndicalisme trop voyant peut vite donner une mauvaise image de l’entreprise. Cela tient aussi à la stratégie du Medef depuis quelques années. Le patronat entend conclure le plus possible d’accords d’entreprise. Cela passe par un dialogue apaisé avec les syndicats.

Auteur

  • Manuel Sanson