logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Les entreprises ont la mémoire courte

Enquête | publié le : 01.06.2011 | Anne-Cécile Geoffroy

Il en a fallu du temps aux entreprises françaises pour se tourner vers leur histoire. Si certaines sont encore dans le déni, d’autres font de leur saga un outil de management. Parfois à coups de mythes taillés sur mesure.

Aux États-Unis, toutes les histoires d’entreprises commencent au fond d’un garage ou dans une chambre d’étudiants. En France, les entreprises ne manient pas avec autant de dextérité l’art du storytelling pour bâtir leur saga. Leur rapport à la mémoire est plus contrarié. D’autant qu’elles ont pris du retard dans l’exploitation de leur histoire, à la différence des entreprises allemandes. Poussées par la société civile, celles-ci n’ont pas peur, par exemple, d’aborder leur passé pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1987, à Wolfsburg (Basse-Saxe), Wolkswagen a ainsi converti en lieu de mémoire les abris destinés aux travailleurs forcés, au cœur de l’usine. De ce côté-ci du Rhin, Guillaume Pepy, le patron de la SNCF, a reconnu il y a peu le rôle des chemins de fer français dans la déportation des Juifs. Il est l’un des rares dirigeants à l’avoir fait. Renault, qui peine toujours à aborder cette période, a lancé son programme de valorisation du patrimoine culturel et historique en juin… 2009. « Les associations d’anciens salariés soucieux de conserver la mémoire du constructeur étaient déjà actives. Michel Gornet, ancien directeur général adjoint chez Renault, a convaincu la direction générale de la nécessité pour le constructeur de préserver son patrimoine », indique Hélène Galzin, chargée du programme. Le groupe a mis plus de dix ans après la célébration de son centenaire pour se doter d’une politique globale. Et il vient d’être rattrapé par la famille du fondateur qui a assigné l’État devant le TGI de Paris pour obtenir réparation de sa nationalisation-sanction en 1945.

Les historiens le confirment, les relations avec les entreprises ont oscillé entre gel et dégel au gré des crises économiques ou politiques. Pour Félix Torres, anthropologue et historien des entreprises, « les portes s’ouvrent lorsque le passé ne fait plus peur au présent ». La mondialisation, la rapidité des fusions, les changements d’états-majors n’aident pas non plus à ce travail de mémoire.

Paradoxes. Certaines entreprises ont bien édifié des musées, restauré des sites mythiques pour y abriter leur siège social, comme Nestlé à Noisiel, ou accueillent des cars de touristes curieux, tel Airbus à Toulouse. D’autres ont préféré raser des sites industriels témoins d’une histoire sociale difficile. Les entreprises balancent encore entre déni et vision très utilitariste de leur mémoire. Comme Sanofi, qui a du mal à accepter l’intrusion des chercheurs dans ses archives, mais qui se dote d’un système d’archivage électronique mondial de pointe. Au service d’une marque, d’une culture d’entreprise, d’une gestion des risques juridiques, la mémoire est surtout un outil de management. « L’histoire pour l’histoire n’intéresse pas les entreprises, à l’exception du dirigeant, peut-être, assure Marc Lebailly, anthropologue et consultant. C’est le mythe que la culture interne relaie, la saga parfois éloignée de la réalité historique qui est exploitée. » Pour Françoise Bosman, directrice des Archives nationales du monde du travail, « mieux vaut que les entreprises ne s’intéressent pas de trop près à leur histoire. Elles ont tendance à la sculpter à leur image ».

YVES MARCHAND ET ROMAIN MEFFRE

Pour illustrer et commenter ce rapport contrarié à la mémoire, nous avons travaillé avec deux photographes, Yves Marchand et Romain Meffre, passionnés par le patrimoine industriel. Ils parcourent le monde pour photographier des sites souvent promis à la destruction. Un travail d’inventaire utile quand on parle à tout vent de droit à l’oubli. Ils ont publié en 2010 Ruins of Detroit (Ed. Steidl Verlag), un livre édifiant sur l’abandon de Motor City.

La papeterie Darblay, à Corbeil-Essonnes (Essonne)
DÉMOLIE ENTRE 2007 ET 2011

“Les bâtiments de meulière de la papeterie, pour la plupart construits au XIXe siècle et élégamment décorés, s’étendaient de part et d’autre de l’Essonne. Un réseau de voies ferrées empruntant de nombreuses passerelles sillonnait l’ensemble et conférait à l’usine un aspect de ville dans la ville. Le site tient une place à part dans l’histoire papetière : c’est ici qu’en 1798 la première machine à papier en continu fut inventée. Les bâtiments de cette période, toujours en place en 2007, furent les premiers à être détruits. Bien souvent, en matière de patrimoine industriel, la mise en avant des réhabilitations occulte la démolition d’un certain nombre de sites uniques.”

L’usine Renault, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine)
DÉMOLIE EN 2004

“La première implantation de l’usine Renault était située sur les rives de Boulogne-Billancourt. En 1929, le constructeur s’installe en face, sur l’île Seguin. Cette forteresse est devenue un des lieux emblématiques de l’industrie française et des luttes ouvrières. Pendant une décennie, le « paquebot » abandonné depuis 1992 fut l’objet de moult tergiversations. Il fut finalement décidé de démolir l’ensemble. La centrale électrique, située sur la pointe aval, un des éléments les plus remarquables, fut démolie pour laisser place à la fondation d’art de François Pinault, projet ensuite avorté.

Aujourd’hui, à l’exception de deux frontons et des deux ponts, ce fleuron de l’histoire industrielle est réduit à un terrain vague. À l’étranger, on trouve bien plus d’exemples de réhabilitation de grande ampleur, comme à Turin, où l’usine Fiat fut reconvertie dès les années 80 en un ensemble comprenant bureaux, logements et espaces culturels.”

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy