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Enquête

Les champions de l’amnésie

Enquête | publié le : 01.06.2011 | Éric Béal

Certaines entreprises tournent résolument le dos à leur passé. Seuls le présent et l’avenir comptent. Une posture qui peut être lourde de conséquences pour la collectivité de travail. Sauf à reconstruire une culture et une identité plus en phase avec les choix stratégiques.

Certaines entreprises ont des pertes de mémoire. Leurs dirigeants ne manquent pas de magnésium, mais ils préfèrent aller de l’avant sans s’attarder sur leur histoire. Au lieu de s’appuyer sur les expériences passées pour justifier les valeurs de leur entreprise, ils se focalisent sur l’évolution technologique des produits, les marchés à conquérir ou la gestion présente du personnel. Comme chez Altran, une société de conseil en ingénierie et en informatique, née il y a une trentaine d’années, dont les ingénieurs travaillent chez les clients. « Le turnover est inhérent au business model des sociétés de conseil. Les consultants valorisent ailleurs l’expérience acquise chez nous », indique Claude Cohen, le DRH. Les jeunes ingénieurs sortis d’école sont moins coûteux que leurs collègues plus expérimentés.

Plutôt que de les fidéliser en créant un sentiment d’appartenance fondé sur l’histoire et les valeurs internes, Altran préfère les laisser partir pour éviter de devoir accorder des augmentations de salaire. Officiellement, la situation n’affaiblit pas le niveau des prestations car « la société capitalise les savoir-faire techniques et méthodologiques », assure le DRH. Une affirmation contestée par les syndicats, qui rappellent que les réflexions internes sur la mémoire des projets n’ont jamais abouti.

L’optimisme du DRH se heurte d’ailleurs à la réalité. Avec 37 % de turnover, les services de la DRH n’arrivent pas à recruter un nombre suffisant de jeunes ingénieurs pour remplacer ceux qui partent. Et le savoir-faire technique et organisationnel ainsi que les relations sociales reposent essentiellement sur la mémoire des salariés qui restent. Une situation qui pourrait fragiliser l’entreprise à terme. Abdu Gnaba, anthropologue et directeur au sein du cabinet Sociolab International, explique que le fonctionnement présent et avenir d’une entreprise est lié à son passé. « Les entreprises sont des sociétés d’êtres humains qui reconnaissent leur appartenance commune et l’institutionnalisent. Elles développent une identité, des symboles et des valeurs intériorisés par le personnel qui influencent leur organisation et leur mode de management. »

Nouvelle culture. On peut néanmoins tourner le dos à son passé à condition de se construire une nouvelle identité. Sur son site Internet, Spie Batignolles fait remonter son histoire à la création de la société Ernest Gouin et Cie, en 1846. Mais Pascal Pilon, le directeur de la communication, précise que « l’entreprise ne travaille pas avec son histoire ». Depuis son rachat par ses cadres, en 2003, ce groupe de BTP s’est construit une nouvelle culture en s’appuyant sur la certification ISO 9001 (management). « L’entreprise a renouvelé sa culture, son actionnariat est maintenant contrôlé à 87 % par ses salariés, et ses métiers ont évolué de façon drastique. Nous n’avons rien à gagner à évoquer le passé », précise le dircom. Même volonté d’amnésie chez SFR. Issu de la fusion de Neuf Cegetel et de SFR en 2008, cet opérateur téléphonique, concurrent direct de France Télécom, a pourtant pris la peine de travailler sur ses valeurs. « Nous avons interviewé des salariés de chaque entité pour identifier les valeurs intrinsèques de l’entreprise. Puis nous avons créé un concept commun le plus rassembleur possible », indique Marie-Christine Théron, directrice générale RH. Parallèlement, les partenaires sociaux ont négocié sur les statuts, les rémunérations et la classification. « Depuis, la page est tournée. Les gens ne font plus référence à l’avant », assure la DRH. Voire.

« La saga de l’entreprise est importante pour créer un sentiment d’appartenance chez les salariés, estime Marc Lebailly, anthropologue et consultant du cabinet ACG. Il y a une relation intime entre l’histoire d’une entreprise et les éléments de culture de ses salariés. » Une analyse à laquelle souscrit Jean Vasseur, consultant en communication et directeur du magazine Histoire d’entreprises. « L’histoire d’une entreprise est une aventure partagée, note-t-il. Celle des femmes et des hommes qui y ont travaillé, ont partagé les mêmes us et coutumes, ont inventé des rites et une sémantique particulière. Tout cela constitue une culture interne. »

Pour le consultant, qui publie aussi des livres présentant une entreprise (voir encadré p. 29), l’histoire d’une société est un moyen sans pareil pour crédibiliser ses valeurs. « Lorsque la société Serge Ferrari, dont nous avons raconté l’histoire, prend pour valeur la ténacité, elle peut l’illustrer grâce à son passé. Son créateur a eu du mal à imposer ses toiles précontraintes au marché. Au niveau technique, la mise au point d’un textile assurant une protection contre le soleil et la lumière a pris beaucoup de temps. Mais aujourd’hui, il représente 30 % de son chiffre d’affaires. »

Or ces « actifs incorporels » que sont l’histoire et la culture ont une importance croissante depuis que la financiarisation de l’économie engendre angoisse et demande de sens chez les salariés. Difficile d’en changer sans dommages du jour au lendemain. Carrefour en fait l’expérience depuis le changement de gouvernance provoqué par la montée dans son capital de Bernard Arnault et du fonds Colony Capital. « L’enseigne est en train de rejeter son histoire. L’esprit des familles fondatrices n’a plus droit de cité dans la gestion courante. Le P-DG actuel tourne le dos à la culture historique. En privilégiant les promotions de marques, alors que Carrefour a inventé les produits blancs. Il impose aussi une organisation hiérarchisée et centralisée qui détériore le dialogue social », indique Yves Soulabail, auteur du livre Carrefour, un combat pour la liberté. Serge Corfa, délégué syndical CFDT depuis trente-six ans, enfonce le clou. « Tous les dirigeants viennent de l’extérieur. À la fin du mois, Jean-Luc Masset, le DRH des hypermarchés, partira à la retraite. C’était le dernier à bien connaître l’entreprise. » Et d’expliquer qu’en 2009, à l’occasion d’une première rencontre avec Lars Olofsson, tout juste nommé DG, le syndicaliste apprend à son patron que c’était l’année du cinquantième anniversaire de l’entreprise, car il n’y a pas d’archives dignes de ce nom chez Carrefour. « Mais ce n’est pas qu’une histoire d’archives, insiste-t-il. Nous sommes en train de changer complètement de culture d’entreprise. Les actionnaires ont pris le pouvoir et veulent récupérer rapidement le fruit de leur investissement. Ils se fichent de la pérennité de l’entreprise. Sur le plan social, nous nous battrons pour ne pas connaître une régression vers un système à la Walmart. »

Chez IBM, les représentants syndicaux sont aussi attachés à l’histoire de leur entreprise. Ne serait-ce que pour des raisons revendicatives. Grâce à ses archives, la CGT a défendu avec succès le niveau des subventions du CE devant un tribunal il y a quelques années. En démontrant que la direction les avait baissées indûment. Toutefois, la firme américaine ne renie pas son passé. Elle fête ce mois-ci ses 100 ans en offrant un livre retraçant son épopée à ses 410 000 salariés dans le monde. L’invention du premier PC ou la victoire en mai 1997 de Deep Blue, un supercalculateur IBM, sur Garry Kasparov, champion du monde d’échecs, y seront sûrement rappelées. À l’inverse, on peut parier que l’appui d’IBM France à la mécanisation des fiches de renseignement sur les Juifs pendant l’occupation nazie sera occulté.

Mais l’histoire peut handicaper une évolution nécessaire. C’est pourquoi certaines entreprises lui tordent le cou. Depuis sa création en 1981, Dassault Systèmes se focalise sur les défis techniques de la 3D pour fidéliser son personnel. Le trentième anniversaire ne sera pas célébré. De son côté, le Groupe Legris Industries a cédé Legris SA, son département raccords industriels basse pression, pourtant à l’origine de son succès. Un choc pour tous les collaborateurs, malgré les perspectives de développement assurées par Parker Hannifin, l’acquéreur. « Ils ont perdu leur personnalité et voient les spécificités de leur organisation bousculées par les méthodes d’une multinationale », indique Catherine Kergomard, la dircom du Groupe Legris. L’avenir dira si cette coupure a engendré un malaise susceptible de détériorer l’implication des personnels. Un risque toujours possible pour les entreprises sans mémoire.

L’usine sidérurgique de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais)
DÉMOLIE EN 2006

“Composée de trois hauts-fourneaux, l’usine fabriquait du ferromanganèse destiné à la fabrication d’aciers spéciaux. Ils furent désaffectés les uns après les autres jusqu’à ce que la production cesse définitivement en 2003. Le site employait alors 350 personnes. Sur les quelques centaines de hauts-fourneaux qui existaient après-guerre en France, il n’en reste aujourd’hui qu’une dizaine en activité. Pour l’instant, un seul haut-fourneau a été préservé au titre de monument historique, celui d’Uckange, en Lorraine.

Patrick Fridenson Directeur du centre de recherches historiques de l’Ehess
“Les managers considèrent souvent que le passé est marqué du sceau de l’obsolescence”

Depuis quand les historiens ont-ils accès aux archives des entreprises ?

En France, l’histoire des entreprises est récente. Elle s’est d’abord construite à partir des faillites d’entreprises, qui rendaient accessibles certains documents, ou bien de fonds vivants consultés dans des conditions précaires. À la fin des années 40, l’historien Jean Bouvier parvient à réaliser sa thèse de doctorat sur la naissance du Crédit lyonnais en ayant accès secrètement aux archives de la banque pendant huit ans. Ensuite, les Archives nationales ont créé en 1949 un service accueillant des fonds d’entreprises. Le tournant décisif a eu lieu dans les années 70, lorsque Roger Martin, à la tête de Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, décide de créer un service d’archives, qui ouvre à Blois en 1980. C’est la première fois que les historiens entraient de plain-pied dans des archives d’entreprises. La poussée des historiens et de la société civile a fait le reste. Mais rien n’est jamais acquis. Les portes des entreprises se referment parfois.

À quelles occasions ?

La situation est très hétérogène. La mondialisation peut inciter des entreprises familiales à marquer leurs différences grâce à leur histoire. Comme Michelin, qui a ouvert un musée grand public en 2009. Avant, il avait juste un conservatoire. Mais l’économie mondiale pousse aussi un groupe industriel ayant acquis une entreprise à vouloir effacer son passé pour faciliter la fusion des équipes et le mélange des cultures d’entreprise. En 1999, la fusion de Rhône-Poulenc Rorer avec l’allemand Hoechst a eu pour conséquence la fermeture des archives du premier aux chercheurs. Trop souvent, les nouveaux dirigeants sont plus intéressés par les actes juridiques que par l’histoire et le travail des universitaires. Ils craignent aussi que les historiens ne fassent sortir des cadavres du placard. Enfin, dans les entreprises plus récentes, le travail de mémoire n’est pas toujours bien perçu. Les managers considèrent souvent que le passé est marqué par le sceau de l’obsolescence.

Qu’est-ce qui motive les entreprises à s’intéresser à leur mémoire ?

Il faut distinguer les entreprises familiales des autres. Les premières n’ont jamais cessé de s’intéresser à leur histoire et à leur mémoire. Au travers des livres, des expositions, un musée, les familles ont toujours pensé qu’elles devaient plaider la cause de leur légitimité et de leur rôle social. Dans les grands groupes, il s’agit plutôt de gestion des risques ou de conservation du patrimoine technique et de l’expérience stratégique. Dans les années 90, les banques, les assurances, la SNCF ou certaines galeries d’art ont travaillé sur leurs archives pour répondre à la demande de réparation des organisations juives américaines à propos des spoliations des déportés pendant la Seconde Guerre mondiale. Les entreprises allemandes ont fait de même face à leurs responsabilités à l’égard des travailleurs du STO. Il y a aussi des raisons liées à la gestion. Aux Galeries Lafayette, les archives servent à la formation des équipes de vente, à la réalisation d’expositions artistiques et à la réflexion sur l’identité de l’organisation. Grâce à l’historique des décisions prises. Enfin, l’histoire peut être utilisée par le marketing. Un marketing qui peut pousser à la fiction. Lorsque Danone a revendu Panzani à Paribas, ce groupe est allé jusqu’à créer un Giovanni Panzani, artisan florentin spécialiste de la pâte. Alors que le vrai Panzani était né à Belleville et que l’art de la pâte n’est pas vraiment une spécialité florentine.

Quelle position tiennent les syndicats sur ce terrain ?

Comme chez Roussel Uclaf, les comités d’entreprise revendiquent souvent un rôle de porteurs d’une partie de la mémoire de l’entreprise, celle des salariés, et réclament la préservation du patrimoine industriel. En particulier lors de fermetures de sites. Les entreprises peuvent ainsi donner naissance à deux volontés de mémoire, celle des dirigeants et celle des dirigés. Mais les CE n’ont en général pas les moyens humains et financiers de leurs ambitions en la matière. Et les syndicats, en crise, ne parviennent qu’à des initiatives partielles (recueil de témoignages oraux, expositions, sites Internet).

Propos recueillis par E.B. et A.-C.G.

Auteur

  • Éric Béal