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Politique sociale

Les Espagnols courent après le boulot à tout prix

Politique sociale | publié le : 01.05.2011 | Cécile Thibaud

La crise frappe très durement les Espagnols. Même les petits jobs se font rares. La famille et le travail au noir jouent, pour l’heure, le rôle d’amortisseur.

Silvia pousse la porte de l’association Colectivo La Calle, installée au cœur d’Orcasitas, un quartier ouvrier de Madrid quadrillé d’immeubles de brique pâle qui ont remplacé dans les années 70 d’anciens bidonvilles. Ce matin, elle a rendez-vous pour qu’on l’aide à actualiser son CV. À 28 ans, sans bac ni diplôme de formation professionnelle, Silvia écume les bars et les restaurants du sud de Madrid à la recherche d’un emploi de serveuse. Jusqu’ici, elle s’en était toujours sortie, avec un enfant de 8 ans qu’elle élève seule. « Mais là, ça devient dur », reconnaît-elle. En attendant, elle se débrouille. Quelques heures de repassage, un peu de ménage chez les voisines, le tout payé de la main à la main, afin de compléter son allocation. « Pour le moment je tiens, ensuite on verra. »

Avec 4,7 millions de chômeurs, soit plus de 20 % de la population active, l’Espagne compte deux fois plus de demandeurs d’emploi que la moyenne européenne. Plus de 2 millions de personnes sont sans emploi depuis plus d’un an et 1,3 million de foyers ont tous leurs membres au chômage. « Le coup de frein brutal du bâtiment, l’un des moteurs de l’économie du pays, a été la première pièce du jeu de dominos à tomber, mais tous les secteurs sont affectés par le ralentissement de l’économie. Maintenant, c’est dans les services qu’on note le plus de destructions d’emplois », explique la secrétaire d’État à l’Emploi, Mari Luz Rodriguez, qui souligne la vulnérabilité des jeunes sans qualification.

À Orcasitas, nombreux sont ceux qui ont laissé tomber les études avant l’équivalent du bac. Jusque-là, ce n’était pas un problème. « À 17 ans, les filles enchaînaient des jobs de vendeuses et les garçons travaillaient comme ouvriers sur les chantiers avec leur père. Tout le monde se payait sa première voiture à 18 ans », raconte Mercedes, assistante sociale responsable de la bourse d’emplois de Colectivo La Calle. Il y a deux ans encore, les efforts de l’association étaient centrés sur les populations marginales, les toxicomanes ou les immigrés sans papiers. « Aujourd’hui, dit-elle, nous voyons arriver des mères de famille sans ressources, des chômeurs en fin de droits, risquant l’exclusion. »

Comme Dimitru, immigré roumain de 55 ans, qui vient régulièrement à l’association éplucher les classeurs d’annonces pour trouver un emploi de menuisier, sa spécialité… En vain. En attendant, il vit au jour le jour, cramponné à son téléphone portable, à guetter l’appel pour un petit boulot qui lui permettra de payer la chambre qu’il partage avec un compatriote. Il prend tout ce qui se présente, une porte à réparer, des bricoles sur un chantier ou des déménagements. Au noir, bien sûr.

La suppression de l’allocation de 426 euros pour chômeurs en fin de droits fait partie du grand « détricotage » social amorcé par le Premier ministre socialiste José Luis Rodriguez Zapatero, après avoir été rappelé à l’ordre par Bruxelles, au printemps 2010, pour déficit excessif des finances publiques. Il a taillé dans les budgets tous azimuts (baisse de 5 % du salaire des fonctionnaires, gel des pensions et hausse de la TVA) et lancé des réformes pour flexibiliser le marché du travail, réduire le coût des licenciements et reporter l’âge de la retraite à 67 ans.

Mobilisation limitée. Un remède de cheval qui n’a pas conduit, pour l’instant, l’Espagne à l’explosion sociale. L’unique journée de grève générale, convoquée le 29 septembre dernier, n’a pas réussi à paralyser le pays. Prenant acte de leur capacité de mobilisation limitée, les deux centrales syndicales UGT et Commissions ouvrières ont, depuis, choisi la voie de la négociation plutôt que l’affrontement. Du coup, le mot d’ordre est à la débrouille. Travailler à tout prix est devenu la rengaine. « Avec des CV qu’on revoit à la baisse, en gommant les diplômes, pour décrocher un job de téléopératrice, des CDD qui se suivent sans aucune perspective, des heures supplémentaires jamais payées, des salaires rabotés d’un mois à l’autre, des pleins-temps déclarés seulement à mi-temps et des petits boulots journaliers que l’on n’est même pas sûr de voir rétribués », explique Paula Guisande, responsable du secteur jeunesse du syndicat Commissions ouvrières de Madrid. « Quand 44 % des moins de 30 ans sont au chômage et que la seule perspective que fait miroiter le gouvernement est d’aller travailler en Allemagne, on prend ce qu’on peut. »

C’est le cas de Carlos, 29 ans, licencié en biologie et titulaire d’un master en biodiversité. Il est retourné vivre sous le toit paternel après avoir alterné les stages et les périodes de recherche d’emploi pendant plus d’un an. En attendant de se lancer dans une formation… de formateur, il travaille dans un bar le week-end. Non déclaré, cela va sans dire. Pour Rafael Munoz de Bustillo, directeur du département d’économie appliquée de l’université de Salamanque, cette relative paix sociale s’explique avant tout par l’inégal impact du chômage : « Il est focalisé surtout sur des populations particulières, comme les jeunes. En Espagne, on compte peu sur l’État providence car il a toujours eu une portée limitée ; donc la grogne est moindre. C’est la famille qui joue le rôle d’amortisseur social. Mais pour combien de temps ? Le problème se posera si la situation se prolonge. »

Mais, selon Pablo Vazquez, directeur de la fondation d’économie appliquée Fedea, c’est le travail au noir qui permet d’atténuer les effets de la crise, d’absorber le choc du chômage. Les économistes calculent que l’économie informelle pourrait aujourd’hui représenter entre 17 et 25 % du PIB. D’après une étude de la fondation des caisses d’épargne Funcas, 4 millions de personnes auraient une activité non déclarée, soit à plein temps, soit pour compléter leurs revenus ou leurs prestations sociales. Si le chiffre peut sembler exagéré, nul ne conteste la tendance : « Le travail au noir est devenu le refuge des plus faibles. De nombreuses femmes sont prises dans un circuit d’illégalité dont il est difficile de sortir, affirme Almudena Fontecha, secrétaire pour l’égalité du syndicat UGT. C’est une solution à court terme, pénalisante pour le travailleur. » Afin de tenter de faire émerger une partie de cette économie souterraine, le gouvernement annonce une exonération de cotisations sociales pouvant aller jusqu’à 100 % pour les embauches à temps partiel d’un moins de 30 ans ou d’un chômeur de longue durée. Le ministre du Travail, Valeriano Gomez, estime que quelque 100 000 emplois au noir pourraient ainsi disparaître. Ce serait déjà un début.

Auteur

  • Cécile Thibaud