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Enquête

Mon métier fout le camp

Enquête | publié le : 01.05.2011 | Laure Dumont, Sandrine Foulon

Tâches redécoupées, externalisées, exigences quantitatives croissantes, procédures démultipliées… Ils sont comptable, électricien ou ingénieur et témoignent tous d’un même sentiment de dépossession et de perte de sens.

C’est l’histoire d’un homme bardé de diplômes qui a travaillé dans un think tank à Washington, a pondu des tas de rapports abscons aussitôt classés, a fini par en avoir marre et qui répare aujourd’hui des motos. De cette reconversion, Matthew Crawford a fait un livre, Éloge du carburateur (voir encadré p. 26), qui s’est vendu comme des petits pains. Non pas que le public se soit soudain passionné pour la lubrification des pistons et l’art de domestiquer un kick-starter mais parce que l’auteur réhabilite le travail bien fait. Et le plaisir et la reconnaissance qui lui sont irrémédiablement associés. Un paradis perdu que nombre de salariés, des comptables aux aides-soignants en passant par les informaticiens (voir nos témoignages), voudraient bien retrouver. Sans nostalgie aucune du « travail d’avant », et quel que soit leur âge, ils constatent les dégâts causés par la fragmentation des tâches et des centres de décision, le recours immodéré aux prestataires extérieurs, l’augmentation des cadences, le délire des procédures administratives… Dépossédés de leur métier, ils racontent aussi qu’à l’heure de la stratégie de Lisbonne « renouvelée » le mythe du travail qualifié – au détriment du travail manuel réputé sans valeur ajoutée – a du plomb dans l’aile. Or il s’avère que le travail intellectuel, censé nous sauver de la mondialisation et du chômage, se concentre de plus en plus entre les mains d’un faible nombre d’élus. Pour les autres, la néotaylorisation des tâches fabrique des bataillons de métiers vides de sens.

Valérie 40 ans, comptable chez Flammarion au service de la gestion des droits d’auteurs, DP CFDT, membre du CE et du CHSCT

“On était maître de ce que l’on faisait”

Nous sommes quatre comptables dans notre service à gérer les droits de 15 000 auteurs. Mais, depuis 2004, mon travail a beaucoup évolué et la compta ne représente plus que 10 % de mon activité. Il y a des jours où je n’en fais pas du tout. Je suis devenue opératrice de saisie pour alimenter en données un logiciel SAP qui gère désormais les droits d’auteurs, depuis 2009. Je passe mes journées à saisir des RIB, des adresses… Avant, je faisais de la facturation, des relances, des règlements…, et on était maître de ce que l’on faisait ; aujourd’hui tout est verrouillé avec ce logiciel, on ne peut plus faire certaines opérations sans demander l’autorisation. En plus, on est fliqué, chaque écriture que l’on entre est sourcée pour que son auteur soit identifié en cas de problème. La DRH veut modifier mon contrat de travail et y ajouter ces nouvelles tâches administratives, mais je ne suis pas d’accord. Quand je dis qu’être opératrice de saisie, ce n’est pas mon truc, la RH me répond : « Tous les salariés ne font pas des choses intéressantes. » Nous n’avons pas d’entretiens d’évaluation, pas d’objectifs. En onze ans, j’ai été augmentée deux fois, et je suis dans la fourchette haute.

Fabrice* 35 ans, joaillier, ex-électricien chez Faurecia

“Une matinée à signer des papiers pour faire un boulot de deux heures”

J’ai installé mon atelier dans la cour de la maison, à La Carneille, un village de 530 habitants en Basse-Normandie. J’ai 10 mètres à faire pour concevoir mes bijoux. Toute ma vie, j’ai collectionné les pierres. Depuis deux ans, j’en ai fait mon métier. Je crée des pièces uniques, jamais de séries. Cela me prend parfois quatre mois pour créer un bijou, parfois quinze jours. Tout dépend de la complexité de la demande. Je suis méticuleux et créatif. Des qualités que je ne pouvais pas exercer quand j’étais électricien chez Faurecia à Flers. J’ai un bac pro maintenance des systèmes mécaniques et automatisés. Je m’étais engouffré dans cette voie parce qu’il y avait des débouchés. Mais, au bout de huit ans, j’ai ressenti un gros ras-le-bol. L’ambiance se détériorait. Les barrières hiérarchiques et l’absence de reconnaissance de ceux des bureaux qui ne saluaient pas ceux de la production m’agaçaient. Les exigences de rentabilité nous poussaient à bâcler le travail. Je m’embêtais. Mon truc, c’est de maîtriser un boulot du début à la fin. Là, je dépannais des machines et je passais à autre chose.

Ce qui était éprouvant, c’était la lourdeur des procédures. On passait une matinée à signer des papiers pour faire un boulot de deux heures. Je suis reconnaissant à Faurecia de m’avoir financé des formations en bijouterie à l’école de Saumur puis à l’École du Louvre. Au premier plan social – il y en a un deuxième en cours –, je me suis porté volontaire pour partir. Mais je l’ai dit au DRH en partant, je remercie aussi la boîte parce que j’y ai appris tout ce qu’il ne fallait pas faire pour être rentable. Aujourd’hui, mes revenus ont baissé de 40 % mais je suis mieux dans ma peau. Je revis. C’est simple, je ne travaille plus, je m’amuse.

Miguel* 35 ans, maraîcher, aide-soignant en disponibilité

“On a le sentiment de ramer alors qu’on est sur le sable”

J’étais aide-soignant en psychiatrie. Pendant dix ans, j’ai aimé mon métier, jusqu’à l’épuisement. La psychiatrie, c’est le parent pauvre du bout du couloir. Les soucis ont commencé lorsque deux services, l’accueil d’urgence et le suivi psychiatrique de jour, ont été rapatriés à l’hôpital de Flers. À l’époque, il y avait 50 infirmiers et 2 médecins. Aujourd’hui, les effectifs restent les mêmes mais pour huit services. Nous sommes censés améliorer la qualité des soins, nous investir personnellement, avec des budgets et des effectifs toujours plus réduits. Avec un collègue, nous avions par exemple réussi à créer une activité thérapeutique pour une patiente psychotique. Il s’agissait de l’aider à retrouver une notion du temps. Tous les mardis et jeudis, on s’arrangeait pour être présents. On posait nos congés en fonction de ces journées. Et puis, au bout de deux ans, alors qu’on commençait à voir des effets positifs, l’administration nous a expliqué que le projet n’était pas viable financièrement pour un seul résident.

C’est usant de vivre dans ce double discours qui mêle intérêt du patient et impératifs budgétaires. Sans oublier les risques judiciaires. Plus question d’envisager une sortie avec des pensionnaires sans justifier d’un tas de choses. On a le sentiment de ramer alors qu’on est sur le sable. Une rancœur s’est installée contre l’institution. Je ne supportais plus de rentrer à la maison insatisfait. En parallèle, j’ai commencé à jardiner, trouvé une formation de maraîcher et me suis mis en disponibilité. Je cultive 45 espèces de légumes jusqu’à seize heures par jour, 7 jours sur 7, que je vends sur les marchés et dans un restaurant bio. Quitte à avoir de l’énergie à dépenser, autant le faire pour quelque chose qui va me contenter. Et je garde dans un coin de ma tête le projet de mettre sur pied une ferme thérapeutique pour accueillir des patients.

Camille 33 ans, chef de projet informatique dans une banque

“On produit moins, de moins bonne qualité”

À l’origine, mon métier, et ce pour quoi j’ai été embauchée dans une SSII puis dans une banque, est de traduire les besoins des utilisateurs afin d’y apporter une solution informatique. Mais mon travail a beaucoup changé en dix ans. Les tâches sont de plus en plus fragmentées et nous travaillons avec un nombre croissant d’interlocuteurs. Ceux qui sont internes à la banque, en France et au Maroc par exemple, et les prestataires extérieurs. Sur certains projets, je suis face à 20, voire 30 sous-traitants. Le problème est que nous n’avons pas tous les mêmes objectifs : pour certains, il s’agit de réduire la facture informatique, le nombre de serveurs, l’espace disque. Pour nous, c’est d’apporter des réponses aux utilisateurs (les salariés de la banque), quel qu’en soit le coût. Les sous-traitants deviennent alors nos adversaires, nos concurrents. On se parle par mail, pour garder des traces, alors qu’avant on décrochait son téléphone, on connaissait personnellement les gens, il y avait moins d’intervenants sur un projet. Au final, on produit moins, de moins bonne qualité.

Comme le développement des logiciels est hyperscindé, personne n’a de vue globale sur le produit. Chacun fait sa petite partie et la teste, mais ce n’est qu’à l’arrivée, à la réception du produit fini, que l’on peut tester l’ensemble. Et quand ça ne marche pas, il faut tout renvoyer au sous-traitant. On perd un temps fou – parfois des dizaines de jours – sur des tâches que nous savons faire en interne et qui nous demanderaient quelques minutes. Nous avons un logiciel qui exige que l’on remplisse 20 fois le même document avec les mêmes infos. On pourrait imaginer que l’informatique serve à centraliser et automatiser cette tâche. Eh bien non ! On préfère que les salariés perdent du temps à remplir le doc 20 fois.

On a le sentiment que le but est d’occuper les gens. Des armées d’inutiles sont même employées à contrôler que la méthode a été respectée par tous. Je me demande si ce n’est pas une stratégie, s’ils ne testent pas jusqu’où tirer sur la corde. Ça ne sert à rien de signaler le problème, on est récompensé de la même façon. Résultat : on passe de moins en moins de temps à réfléchir aux solutions pour l’utilisateur et de plus en plus à rendre des comptes. Les réorganisations s’enchaînent tous les ans. En 2010, le nombre de chefs est passé de 60 à 100 pour le même effectif ! Aujourd’hui, on ne vous demande pas d’être compétent, mais corporate !

Michel 50 ans, ingénieur à la Snecma

“À force, on ne saura plus rien faire”

Les dirigeants veulent récupérer tous les savoirs qui ne sont pas écrits pour pouvoir les formaliser sous forme de fiches et ensuite délocaliser. Mais ces savoirs non écrits font une grande partie du travail, parce que l’homme, dans une usine, fera toujours en sorte que ça marche. Avant, à la Snecma, le forgeron était maître de sa gamme. C’est lui qui discutait avec le bureau des méthodes, il avait la connaissance du travail des métaux. Aujourd’hui, les ingénieurs et les techniciens supérieurs l’ont dépossédé de son métier. Ce sont les méthodes qui lui disent comment il doit faire. Ici, les fondeurs et les forgerons sont dégoûtés. J’étais surpris de constater qu’un des derniers compagnons forgerons quitte l’entreprise sans faire un pot de départ.

L’ambiance a vraiment changé. Avant, les gens définissaient collectivement ce qu’était le travail, on prenait le temps de réfléchir ensemble sur le métier. On s’est soi-disant concentrés sur le cœur de métier, mais à force on ne saura plus rien faire. Ici, à l’usine de Gennevilliers, il n’y a plus qu’une presse, un pilon, un laminoir et un petit laminoir. Avant, on forgeait l’aluminium ; maintenant, c’est terminé, on ne fait que le titane et l’« inco ». Avant, le directeur du site était responsable des pièces du moteur qui sortait de son usine. On testait le moteur et puis ça partait chez le client. Aujourd’hui, on a découpé le moteur en modules et la direction industrielle en autant de modules. Les diverses parties du moteur sont fabriquées sur différents sites. Plus personne n’a de vision d’ensemble. Maintenant, on parle de clients internes alors qu’on parlait des collègues de travail. Les relations ne sont plus les mêmes. Nous avons été floués sur le sens des mots. Désormais, des black belts, qui sont des experts en lean management, sont chargés de former les managers. Mais les chantiers lean qui se sont le mieux passés sont ceux où on a laissé faire les salariés.

Pierre 47 ans, chargé d’études à la SNCF fret

“Les trois quarts des études que je réalise n’aboutissent pas”

Depuis cinq ans, le bureau des études a subi plusieurs réorganisations et nous avons également changé d’outil informatique. Une SSII a développé un logiciel qui a été la source de nombreux dysfonctionnements, gaspillages, surcoûts et plaintes de clients. La nouvelle direction a décidé d’abandonner cet outil pour en adopter un autre. Mon travail a changé, pas d’un point de vue technique mais dans son sens général. Les trois quarts des études que je réalise sont abandonnés en cours de route ou n’aboutissent à rien. Ma hiérarchie avance que nous sommes trop chers et qu’il est préférable de laisser certains marchés à nos concurrents ou aux entreprises routières. Mes objectifs annuels sont de réaliser tant d’études dans tel délai. Mais on ne maîtrise pas ces données, du fait des abandons, et les objectifs théoriques ne sont pas atteints. Comme les augmentations sont corrélées à la réalisation des objectifs, je n’ai rien obtenu. Je cherche à bouger en interne, mais il y a peu de postes pour beaucoup de candidats. En plus, il faut se vendre comme si on venait de l’extérieur…

“Le savoir-faire artisanal suppose qu’on apprenne à faire une chose vraiment bien, alors que l’idéal de la nouvelle économie repose sur l’aptitude à apprendre constamment des choses nouvelles : ce qui est célébré, ce sont les potentialités plutôt que les réalisations concrètes.”

Matthew Crawford

Le bonheur est dans le cambouis

Paru en France en mars 2010, aux éditions La Découverte, Éloge du carburateur est un ovni éditorial qui, en moins d’un an, s’est vendu à 12 000 exemplaires. Une prouesse car, en France, les essais en sciences sociales peinent habituellement à franchir le cap des quelques centaines d’exemplaires. Cet « Essai sur le sens et la valeur du travail » (paru aux États-Unis en 2009 chez Penguin Books sous le titre Shop Class as Soulcraft) a figuré sur la liste des meilleures livres du New York Times, avant de franchir l’Atlantique, grâce à Marc Saint-Upéry, qui l’a repéré et traduit en français. Philosophe de formation, devenu – de son plein gré et avec bonheur – réparateur de motos, Matthew Crawford embarque le lecteur, par le récit de son propre cheminement professionnel, dans une réflexion stimulante sur la perception du travail au troisième millénaire. Il rebat quelques cartes – pourquoi persister dans la division entre travail manuel et intellectuel ? – et questionne l’idéologie que sous-tend notre société, dite « de la connaissance ». Surtout, Crawford remet au centre du débat la question du contenu et du sens du travail « bien fait ». Novateur et plein d’humour, cet ouvrage apporte au débat une réflexion indispensable.

L. D.

“Les cols blancs sont eux aussi victimes de la “routinisation” et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte.”

Matthew Crawford

Pour en savoir plus

Le Travail intenable. Résister collectivement à l’intensification du travail,

sous la direction de Laurence Théry, La Découverte, 2006.

Fruit d’une recherche-action dirigée par Laurence Théry, inspectrice du travail, ce livre propose un diagnostic critique et des pistes d’action pour résister à l’intensification du travail.

Extension du domaine de la manipulation,

Michela Marzano, Grasset, 2008.

Mené par une jeune philosophe prometteuse, un décryptage pointu et sans concession qui met à mal le discours managérial ambiant, et en dénonce les contradictions.

L’Idéal au travail,

Marie-Anne Dujarier, le Monde-PUF, 2006.

Sociologue, Marie-Anne Dujarier s’est mise à l’écoute de salariés dans deux secteurs d’activité : la gériatrie publique et une chaîne de restauration privée.

Travailler sans les autres ?,

Danièle Linhart, Seuil 2008.

La sociologue explore l’atrophie du collectif de travail, l’isolement croissant des individus, pourtant de plus en plus dépendants des organisations.

Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux,

Yves Clot, La Découverte, 2010.

Titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam, Yves Clot livre un essai sur le sens du travail bien fait et montre comment la négation des conflits autour de la qualité du travail dans l’entreprise menace le collectif.

Lost in management,

François Dupuy, Seuil, 2011.

En s’appuyant sur des cas concrets d’entreprise, le sociologue et consultant raconte comment les réorganisations managériales et l’obsession des procédures tuent la motivation et le travail.

DOCUMENTAIRES EN DVD

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés,

Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau, 2006.

Parti du travail de Christophe Dejours sur la souffrance au travail, ce documentaire édifiant laisse la parole à des salariés, à bout, dans le cadre d’une consultation. Ils racontent les cadences infernales, les humiliations et les objectifs exponentiels, et se font ainsi les porte-parole d’un monde du travail en mutation et en souffrance.

La Mise à mort du travail,

Jean-Robert Viallet, 2009.

Ce remarquable documentaire, qui a reçu en 2011 le prix Albert-Londres, fait une plongée au cœur de plusieurs entreprises pour tenter de comprendre la souffrance que manifeste un nombre croissant de salariés et d’y apporter des réponses.

* Ces deux témoins participeront au festival « Réinventons le travail à la campagne » (voir « Agenda », p. 18) qui se déroulera du 27 au 29 mai. Par ailleurs, certains prénoms ont été changés.

Auteur

  • Laure Dumont, Sandrine Foulon

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