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Enquête

La fin du travail bien fait

Enquête | publié le : 01.05.2011 | Laure Dumont, Sandrine Foulon

Les choix organisationnels et les exigences de rentabilité imposent de telles contraintes que les salariés ne peuvent plus faire un travail de qualité. Ils en souffrent. Et les entreprises en pâtissent.

Le mal touche tous les salariés et tous les secteurs : le travail fout le camp. Les savoir-faire disparaissent, les métiers sont vidés de leur substance, la qualité niée au profit de la quantité. Une vague qui frappe même l’usine à rêves de la mode. « Il y a un mois, racontait le créateur Azzedine Alaïa dans le Monde (26 mars 2011), on vendait notre collection d’été. Un mois plus tard, on présente l’hiver aux acheteurs. Que croyez-vous que l’on puisse faire dans un délai si court ? Le système de la mode est devenu fou : cette cadence insensée, je n’appelle pas cela de la création, mais faire bouillir la marmite. Pour sentir l’air du temps, les stylistes ont besoin de sortir, de voyager, de respirer… Trop de pression, cela rend tout le monde mal-en-point. »

Cadence, pression, les mots sont lâchés. Et, face à cet ordre du jour, l’impuissance des travailleurs à répondre aux attentes et leur frustration. « Le maltravail et ses effets se trouvent dans tous les secteurs, constate Laurence Théry, directrice de l’Aract Picardie et auteure du Travail intenable (La Découverte, 2006). Sur une ligne d’emballage, dans une biscuiterie industrielle, les ouvriers devaient ramasser des gâteaux sans les casser ni les laisser filer. Or la ligne va tellement vite que les ouvriers ne parviennent pas à attraper tous les biscuits : 700 à 800 kilos sont jetés chaque jour. Pour eux, le sentiment de ne pas y arriver se mêle à celui de ne pas faire du bon boulot. Ils développent d’ailleurs des TMS. » La mode, l’industrie, et même les services, réputés pourtant comme les grands vainqueurs des récentes mutations économiques, subissent la même mise en question. « Si cette thématique nous frappe, c’est parce qu’elle concerne aujourd’hui des métiers que l’on ne pensait pas concernés, souligne Mathieu Detchessahar, professeur de gestion à l’université de Nantes. J’entends des banquiers me dire : “J’ai la cravate et la carte de visite du banquier, mais je ne suis plus banquier.” C’est comme un sentiment d’imposture. Ce qui a disparu, c’est la manière de faire soi-même son métier. De fait, toutes les réorganisations qui touchent la banque depuis quinze ans aboutissent en effet à ce que les banquiers, dans les agences, ne décident pratiquement plus de rien. »

Sentiment d’impuissance. Dépossédés, c’est aussi ce que ressentent les vendeurs du BHV, enseigne du groupe Galeries Lafayette. En mai, un nouveau système informatique, unique pour tous les grands magasins du groupe, va être installé : « Le BHV a toujours eu une singularité, un côté débrouille et système D, raconte la cégétiste Florine Biais. Or le nouveau système va changer cette culture mais aussi la nature du travail. Avant, les vendeurs étaient responsables de leur rayon, ils géraient eux-mêmes les stocks. Ça, c’est fini. » De son point de vue plus global, Martine Le Boulaire, directrice du développement à Entreprise & Personnel, dresse le même constat : « Sur le terrain, nous percevons ce sentiment d’impuissance des salariés à délivrer le travail à la hauteur des exigences. Dans nos diagnostics, les rythmes trop soutenus qui altèrent la qualité du travail sont des reproches récurrents. Surtout dans des secteurs où la relation client est très présente. On n’écoute pas assez les salariés, qui sont pourtant en première ligne et savent ce que souhaitent les clients. C’est un véritable paradoxe. »

Car la plus grande des exigences vis-à-vis du travail, c’est le salarié lui-même qui se l’impose. « Et elle est souvent supérieure à celle qui est attendue par le contrôle qualité, renchérit Sophie Prunier-Poulmaire, directrice du master d’ergonomie de l’université Paris Ouest. Dans la métallurgie, un ouvrier veut faire du bel acier. Il va toucher le métal, vérifier son absence de granulosité, une tâche qui ne figure pourtant pas sur la liste des choses à cocher prescrites par l’entreprise. Mais, classiquement, les salariés ont à arbitrer entre la qualité et la rapidité d’exécution. Parce que ce qu’on attend d’eux, c’est un rendement. Du coup, ils en viennent à produire quelque chose dont ils ne sont pas fiers. Et le travail, c’est un prolongement de soi. Condamner la qualité, c’est la double peine du travail mal fait et de la mauvaise image que l’on a de soi. » Et ce qui est aussi insupportable, « c’est que le mal-travail a des répercussions en chaîne sur les autres services, sur le travail des autres », ajoute Laurence Théry.

Toutefois, l’exigence de rentabilité n’est pas seule en cause. Les choix organisationnels de l’entreprise sont complices de cette mise à mort du travail bien fait. À commencer par celui de confier à l’extérieur une part du cœur de métier. « Toutes les externalisations ne se valent pas, concède Martine Le Boulaire. Il ne faut pas nécessairement y voir une perte de savoir-faire. Une externalisation réussie favorise d’autres types de compétences : il faut savoir piloter, montrer des qualités d’expertise pour gérer tous ces différents acteurs externes. C’est vrai dans l’aéronautique, les biotechnologies ou la pharmacie, qui est en train de changer de modèle et qui externalise sa R & D. » Encore faut-il conserver ses compétences en interne et accepter de jouer le rôle de contrôleur en chef.

Chez EDF, où la maintenance nucléaire est sous-traitée à 80 %, beaucoup d’agents ont le sentiment que ce fameux cœur de métier a disparu. « Se transformer en chargé de surveillance est déjà frustrant pour les agents, mais avoir à contrôler des tâches qu’on n’a jamais réalisées soi-même est encore pire ! C’est ce qui arrive à de nombreux jeunes qui remplacent les anciens. Ceux-ci quittent le nucléaire sans transmettre leur savoir. Il y a une volonté de la direction de renverser la vapeur mais ça va prendre beaucoup de temps », explique Guy Cléraux, secrétaire général CGT de la centrale de Chinon.

Chez Airbus, champion de la sous-traitance et de l’externalisation, les syndicats attendent le« test »de l’A350, qui devrait être livré fin 2013. « Cet avion est celui qui contient le plus d’éléments fabriqués à l’étranger, explique Françoise Vallin, déléguée syndicale centrale CFE-CGC à Toulouse. Ils viennent d’Europe, d’Asie… La question est de savoir si nous parviendrons à les réunir en temps et en heure en respectant la qualité. Au-delà des frustrations que cela peut générer en termes de métier, les salariés ne comprennent pas la stratégie de l’entreprise et considèrent qu’elle prend des risques pour des questions financières. D’autant que Boeing, qui était allé très loin dans l’externalisation, est revenu en arrière, rapatriant en interne des activités. »

Il en résulte une démotivation que nombre de directions choisissent pourtant d’ignorer. Mais qui peut devenir clairement contre-productive, provoquant ce que le sociologue Norbert Alter nomme le « retrait passif » du salarié, voire ce que François Dupuy décrit comme le « sous-travail », « qui n’a rien à voir avec le sous-emploi puisqu’il concerne des salariés en poste, à plein temps, mais qui ne travaillent pas ou beaucoup moins que ce qu’ils devraient ». Un sous-travail souvent compensé par la productivité élevée des intérimaires et des précaires. « L’écart de productivité entre insiders et outsiders peut varier de un à trois », relève le sociologue (voir LSM novembre 2010, p. 6).

Si les entreprises ne remettent pas en question l’organisation du travail – les systèmes industriels de lean production, de Six Sigma, de progrès continu… s’étant répandus à la planète entière –, elles ont néanmoins des marges de manœuvre. « Certains centres d’appels ne ressemblent plus du tout à ce qu’ils étaient il y a dix ans. C’est le cas notamment de centres d’appels intégrés que l’on a pu observer. Les managers de proximité, souvent appelés superviseurs, jouent davantage leur rôle d’écoute, suscitent des réunions où chacun évoque des retours d’expérience. L’idée est de travailler sur la qualité et non plus sur la quantité. Dans certains services d’assurance à distance, des bac + 5, des juristes résolvent les problèmes de sinistre des clients avec efficacité. Et pas en cinq minutes avec un voyant rouge qui clignote s’ils dépassent le temps imparti », constate Martine Le Boulaire.

“Les entreprises sont perdantes lorsqu’elles ne permettent pas aux salariés de collaborer ensemble à la définition de ce qu’est la qualité du travail” (Sophie Prunier-Poulmaire)

Pas de fatalité. Sophie Prunier-Poulmaire est également optimiste. « Avec l’élargissement du concept de santé au travail aux notions de risques psychosociaux, on inclut, en plus du coût physique, le coût psychique et mental que peuvent provoquer les organisations du travail. Si on réinjecte du sens dans l’activité exercée, on sortira de cette spirale infernale. Ce n’est pas une fatalité. » Et de prendre l’exemple de cette entreprise de la Bancassurance qui a accepté de revenir en arrière. Au terme d’un très coûteux changement de son système informatique, elle avait modifié le travail des opératrices. Auparavant, elles saisissaient toute la journée des données. Un travail pas très valorisant mais qui avait pour elles un sens car ces données étaient personnalisées. Elles visualisaient les clients, les opérations, les événements de leur vie. Du jour au lendemain, elles ont dû entrer des kilomètres de chiffres et de codes. L’absentéisme a explosé. « Du coup, l’entreprise a réintroduit une partie de personnalisation dans les données, ce qui a engendré un surcoût. Mais, à terme, elle est gagnante. Les entreprises sont perdantes, et leurs salariés en souffrance, lorsqu’elles ne leur permettent pas de collaborer ensemble à la définition de ce qu’est la qualité du travail, de mettre en commun, y compris entre collègues, ce qu’est un travail bien fait », détaille Sophie Prunier-Poulmaire.

Chez France Télécom, devenu le symbole de la souffrance au travail, les premiers changements organisationnels sont à l’œuvre pour revenir sur la taylorisation des tâches et redonner aux salariés la vision d’ensemble qu’ils avaient perdue. Ce qui suppose de les doter de nouvelles compétences et de décloisonner les services. L’opérateur est également revenu sur l’évaluation des salariés. « Nous continuons de fonctionner en management par objectifs. Mais, pour le métier de technicien d’intervention, par exemple, nous sommes passés d’une quinzaine d’objectifs à quatre ou cinq et nous nous sommes davantage concentrés sur la finalité que sur la capacité à suivre une prescription. Parmi ces objectifs figure le nombre de demandes qu’un opérateur a pu résoudre du premier coup sans que le client ait à rappeler. Nous ne sommes plus dans un protocole où il faut indifféremment résoudre le souci en quinze minutes », explique Philippe Trimborn, directeur assistance technique chez Orange France, qui a piloté l’accord sur l’organisation du travail. Près de 50 000 salariés, essentiellement dans la relation client, sont concernés par ces changements qui, selon ce directeur « métier », prendront du temps.

Des managers qui managent. Le changement passe aussi par les managers de proximité. « Partout en France, nous essayons d’inciter les managers à organiser des réunions d’équipes où on recrée du collectif, où on analyse les retours d’expérience, les dysfonctionnements… En faisant réfléchir les gens ensemble, on améliore la qualité du travail. Dans le Sud-Ouest, sur un plateau de centre d’appels, les managers ont pris l’initiative de poser tous les mois 12 questions à leurs salariés : “Est-ce que je sais ce qu’on attend de moi ?”, “Ai-je la possibilité de faire ce que je fais le mieux ?”, “Au cours des derniers jours, ai-je été récompensé pour la qualité de mon travail ?”… Ce baromètre permet à la direction de progresser sur les questions de qualité au travail », poursuit Philippe Trimborn.

Remettre les managers en situation de management, c’est une condition incontournable selon Mathieu Detchessahar pour que le travailleur retrouve son travail. « Quitte à se ressaisir des fiches de poste des premiers pour qu’ils se concentrent à nouveau sur leur propre cœur de métier. » Pour ce jeune professeur de gestion, il s’agit aussi de laisser les dirigeants diriger : « La nouvelle “gestionite” des entreprises vient de ce que toutes les parties prenantes externes (le législateur, les actionnaires, la presse, les agences de notation sociale…) exercent une pression de plus en plus forte et multiplient des exigences qui sont parfois contradictoires. Il faudrait cesser de vouloir gérer l’entreprise à la place de ses dirigeants. » Que chacun à tous les niveaux, se remette à faire son métier.

Vincent de Gaulejac Sociologue, directeur du Laboratoire de changement social à l’université Paris VII, il vient de publier Travail, les raisons de la colère (Seuil, 2011)
“Faire son travail comme il faut ne suffit plus”

Quand a commencé la déperdition de la « culture métier »?

J’ai pu faire dans les années 70 la première enquête, chez IBM, qui racontait l’emprise des nouvelles organisations. IBM était en rupture totale avec le modèle taylorien et avait mis en place une organisation réticulaire. C’était un management par objectifs et par projets qui impliquait une adhésion des salariés aux valeurs de la libre entreprise et de la compétition. Avant, le taylorisme opérait un contrôle sur les corps, le travail était dur physiquement. Il y avait les patrons d’un côté, les ouvriers de l’autre, et les conflits s’exprimaient collectivement au travers de cette opposition. Ils jouaient un rôle d’amortisseurs à la souffrance. La « révolution managériale » des années 70, relayée par les cabinets de conseil et les écoles de commerce, s’est répandue partout, y compris dans le service public avec la RGPP. Elle pèse sur la psyché, sur le désir et l’angoisse des individus pour les transformer en force de travail. La contradiction entre capital et travail – j’offre ma force de travail alors que je préférerais faire autre chose de ma vie – s’est déplacée et concentrée sur l’individu. La cause de la souffrance n’est ni psychologique ni somatique, elle est liée à la nouvelle organisation du travail.

Faut-il regretter le taylorisme de type fordiste ?

Non, bien évidemment. Le travail s’est amélioré, la pénibilité et le temps de travail ont beaucoup diminué. Mais nous assistons à un déplacement de la pénibilité physique vers la pénibilité psychique. Ce ne sont pas les contradictions qui rendent fous. Même si on n’est pas fait pour tel travail, elles permettent d’y trouver son compte, de faire des compromis. Non, ce qui aliène les individus, c’est d’être pris dans des injonctions paradoxales : plus on gagne de temps, moins on en a ; on doit être autonome en fonction d’objectifs déterminés par d’autres ; on est libre de travailler 24 heures sur 24…

Les salariés doivent-ils s’adapter à cette nouvelle organisation du travail ?

L’adaptabilité des individus est très grande. En psychologie, on appelle cela le clivage du moi. Une partie de moi adhère aux objectifs et trouve même un certain plaisir à se dépasser. Mais la contrepartie est l’angoisse de ne pas être au niveau, de ne pas atteindre les objectifs sans cesse réévalués à la hausse. Aujourd’hui, la norme, ce n’est pas de faire son travail comme il faut, ça ne suffit plus. Il faut toujours dépasser les attentes. Ce que beaucoup de salariés vivent mal.

Qu’est-ce que « le travail bien fait »?

Christophe Dejours parle à ce propos du « jugement de beauté »: entre pairs issus d’un même métier, on sait bien ce qui fait la valeur du travail bien fait. Or les transformations de l’organisation du travail ont détruit ce système d’évaluation, lié à la culture métier, pour le remplacer par des évaluations qualité abstraites qui mesurent uniquement la productivité et la rentabilité. Le travailleur social doit remplir un document décrivant toutes les actions accomplies dans sa journée. La caissière du McDo sait chaque soir combien de Big Mac elle a vendus, combien de temps elle a consacré à chaque client, quel est son chiffre d’affaires. L’individu a l’impression qu’on ne lui fait plus confiance, on lui demande d’être autonome mais il n’a jamais été aussi contrôlé.

Comment sortir de cette situation intenable ?

Il faut passer de la souffrance individuelle à la colère collective pour éviter que l’agressivité ne se retourne contre soi, sous forme de dépression, voire de suicide. Au niveau du capitalisme, il faut réintroduire de la régulation : ce qu’Alain Supiot appelle l’esprit de Philadelphie. Il faut sortir de l’idéologie des RH et de l’ultralibéralisme. Longtemps, on nous a fait croire qu’il n’y avait pas d’alternative à la gestion. Or il faut redonner au management son rôle premier pour qu’il cesse d’empêcher les gens de faire leur travail !

Propos recueillis par L.D. et S. F.

Erratum. À la suite d’une erreur technique dans le numéro 121 de LSM, en page 16, la photo de Paul Frimat a malencontreusement été intervertie avec celle de Vincent de Gaulejac. Qu’ils veuillent bien nous en excuser.

Comment tuer sa caissière

L’ergonome Sophie Prunier-Poulmaire s’est beaucoup penchée sur le travail des caissières. « Croire que leur boulot se réduit à deux bras est tout sauf vrai. Elles sont en permanence dans l’anticipation. Mais leur travail est constamment nié. Elles sont tellement absorbées par le flux des clients – et des produits – qu’elles doivent négliger le relationnel. Pourtant, les entreprises continuent à commettre des erreurs. Pour aller encore plus vite et satisfaire le client, une chaîne de supermarchés avait décidé de demander aux caissières de remplir elles-mêmes les sacs des clients. Il avait fallu équiper les caisses avec un système de sacs incorporés, ce qui avait coûté cher. Pour les caissières, le travail était devenu encore plus infernal parce qu’elles étaient obligées de faire des tris, de ne pas écraser les fraises avec une boîte de conserve. Mais le pire dans cette histoire, c’est que la chaîne a dû renoncer à son innovation, non pas parce que les caissières fatiguaient et que le taux d’accidents du travail a frôlé celui du BTP, mais parce que le nombre de réclamations de clients a explosé. La direction n’avait pas anticipé que ceux-ci avaient leurs petites manies de rangement en fonction de leurs placards qui n’étaient pas nécessairement celles des caissières mais, surtout, que pendant que celles-ci s’activaient, eux devenaient inactifs et trouvaient le temps bien long, soupirant à loisir et réorganisant parfois les sacs derrière elles. En termes de négation du travail, c’était réussi. »

Auteur

  • Laure Dumont, Sandrine Foulon

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