logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

“La valeur du travail a été réduite à son utilité financière”

Actu | Entretien | publié le : 01.05.2011 | Anne Fairise

Qu’est-ce qu’une juste rémunération ? Pour ce professeur de gestion, les sommets atteints par les grands patrons appellent un débat et une intervention de l’État.

Vous réagissez, dans votre livre, à un discours télévisuel de Nicolas Sarkozy où il s’est dit plus choqué par « le salaire mirobolant de certains footballeurs » que par celui des P-DG du CAC 40. En quoi cette comparaison vous gêne-t-elle ?

Elle n’est pas pertinente. Primo, il n’existe pas de marché mondial ni européen concurrentiel des patrons français, à l’image de celui des joueurs de football, expliquant l’escalade de leurs rémunérations depuis les années 90. Aucun P-DG français du CAC 40 en activité n’a été débauché pour prendre la tête d’un groupe étranger. La valeur d’un patron reste liée à son pays d’origine, sa langue maternelle, la connaissance de son secteur d’activité. Il n’en change pas facilement, a contrario du footballeur capable de jouer dans n’importe quel club. Secundo, le footballeur n’est pas un travailleur lambda. Il illustre le fonctionnement extrême de notre marché du travail où le travailleur est réduit à un objet. Depuis les nouvelles réglementations comptables, sa valeur de vente ou d’achat est calculée dans les actifs incorporels du bilan financier du club, comme l’immobilier et les marques ! Cela rend inopérante toute comparaison.

Le footballeur serait plus méritant que le patron ?

Si l’on prend comme critère la rareté et que l’on applique les principes du marché, les footballeurs méritent plus leur rémunération que les patrons. Ils sont quantitativement rares et financièrement utiles, par l’actif qu’ils représentent et les recettes qu’ils peuvent générer. Les patrons français ne sont pas rares ; notre système produit chaque année des milliers de dirigeants potentiels, sans compter les fonctionnaires promus P-DG par le pouvoir politique sans avoir fait leurs preuves. Souvenez-vous de l’affaire Philippe Jaffré [haut fonctionnaire qui privatisa en 1994 Elf Aquitaine avant d’en devenir P-DG, NDLR]! Si les patrons français sont les mieux payés au monde après les Américains, beaucoup d’entre eux le doivent à la complaisance des conseils d’administration ou de surveillance. Cette décision arbitraire n’a même pas de lien avec leur utilité financière. Il n’y a pas de corrélation entre les émoluments et la création de valeur boursière. Alors que le CAC 40 a plongé de 40 % entre 2000 et 2010, leur rémunération a plus que doublé ! Et je n’invoque pas leur utilité sociale : depuis quinze ans, les grands groupes français détruisent des emplois dans l’Hexagone.

Rien ne justifie le niveau de salaire des patrons français ?

Leurs lourdes responsabilités pénales et civiles appellent une rémunération élevée, mais pas au niveau actuel. Attention, je pointe les trop hautes rémunérations, celles de plus de 1 million d’euros par an que touchent les dirigeants salariés bénéficiant aussi, depuis les années 90, de stock-options, d’actions gratuites, de dividendes, au titre d’actionnaires. Entre 1997 et 2005, les rémunérations de ces grands patrons ont été multipliées par cinq. C’est choquant dans une société où le salaire médian (24 000 euros net annuels) stagne depuis dix ans, où 27 % de la population active touche un salaire inférieur ou égal au smic, où le nombre de travailleurs pauvres explose. Cette situation impose de s’interroger sur la justesse des rémunérations, autrement dit la juste valeur du travail. Force est de constater que, depuis la fin des Trente Glorieuses, elle a été réduite à son utilité financière au détriment de son utilité sociale. Notre société rémunère mieux le patron, la star sportive que l’infirmière ou l’enseignant.

Loi NRE, charte de bonne conduite : comment jugez-vous les tentatives de régulation ?

Ni la loi nouvelles régulations économiques de 2002, qui limite à cinq le cumul de mandats d’administrateur, ni le récent code de bonne conduite du Medef n’ont empêché l’escalade des rémunérations des patrons. Au contraire, la transparence relative exigée par la loi NRE les a dopées. C’est pourquoi il est nécessaire que l’État légifère. Je suis partisan d’une limitation de la rémunération globale des patrons par une taxation progressive, qui s’approcherait de 80 % dès 5 millions par an, et d’une interdiction des parachutes dorés, des recharges en stock-options à prix bradés, des retraites chapeaux. Avant, il me semble impératif d’ouvrir un débat, du type Grenelle, sur la justesse de ces très hautes rémunérations.

La société est-elle mûre pour ce débat ?

Les États-Unis, l’Allemagne, la Suisse l’ont déjà ouvert. Tous les pays européens devraient se saisir du sujet. Cela aurait l’avantage d’éviter les fuites potentielles mais improbables de patrons à l’étranger.

PHILIPPE VILLEMUS

Professeur, chercheur en gestion.

PARCOURS

Ce docteur en sciences de gestion a d’abord travaillé dans des groupes internationaux (Colgate Palmolive, M & M’s Mars et L’Oréal, où il fut président monde d’Helena Rubinstein) avant de rejoindre, fin 2003, Sup de co Montpellier. Il connaît bien le milieu du foot pour avoir été le bras droit de Michel Platini lors de la Coupe du monde 1998, en tant que directeur marketing-ventes-partenariat. Le Patron, le Footballeur et le Smicard, qui sort le 5 mai aux editions-dialogues.fr, est son 23e livre.

Auteur

  • Anne Fairise