logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

La grande distribution piégée par les temps de pause

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.03.2011 | Laure Dumont

Des milliers de salariés payés au smic poursuivent leur enseigne pour récupérer le paiement de leurs temps de pause. Soit 5 % de leur salaire ! La justice vient une nouvelle fois de leur donner raison.

Plus de 4 600 personnes aux prud’hommes. C’est un contentieux inédit dans son ampleur, qui agite la grande distribution depuis 2006. Pour la première fois, des milliers de salariés en poste poursuivent leur employeur en justice. Auchan, Carrefour, Leclerc et une kyrielle de supermarchés franchisés sont ainsi sur la sellette. Pourquoi une telle effervescence judiciaire ? La rémunération des temps de pause et le respect du smic. La question est technique mais l’enjeu financier important.

Tout a commencé en 2005. Jusqu’alors, la convention collective de la grande distribution prévoyait que le temps de travail était assorti d’un temps de pause représentant 5 % du temps de travail effectif et rémunéré en plus. De fait, tous les salariés de la grande distribution qui percevaient 100 % du smic (70 % des 600 000 salariés du secteur) touchaient en réalité 105 % du smic à la fin du mois. En 2005, le smic est revalorisé de 5 % pour tenir compte de l’impact de la loi sur les 35 heures. Or, la même année, un avenant – signé uniquement par FO – est venu modifier la convention collective de la grande distribution et a intégré le paiement des temps de pause au smic. Les salariés du secteur n’ont donc pas perçu l’augmentation de 5 % du salaire minimum puisqu’elle a été fondue dans le nouveau calcul prévu par la négociation de branche. Un habile tour de passe-passe… moyennement apprécié dans les rangs des caissières, magasiniers et autres employés de supermarchés.

Encadré par les syndicats, le contentieux monte en puissance à partir de 2006 et des dizaines de conseils de prud’hommes sont saisis dans tout le pays. La CFDT orchestre les plaintes de 3 000 salariés contre Carrefour, Carrefour Market, Auchan, Leclerc, tandis que la CGT Auchan accompagne pour sa part 1 600 salariés. Ils réclament le paiement rétroactif – à partir de 2005 – des 5 % escamotés.

Le non-respect du smic étant une contravention, cette infraction relève aussi des tribunaux de police. Certains seront saisis. Parallèlement, une douzaine de procès-verbaux sont établis par des inspecteurs du travail, tandis qu’en juin 2007 la Direction générale du travail précise que les pauses conventionnelles rémunérées ne peuvent être intégrées dans l’assiette du smic. Et, dès 2008, la branche se montre intraitable : les enseignes doivent rémunérer les temps de pause, conformément à la nouvelle convention collective en vigueur.

De 1 500 à 3 000 euros par salarié au civil. Dans les tribunaux et les conseils, les décisions sont partagées : si la majorité tranche en faveur des salariés, les employeurs l’emportent dans certains cas, notamment en appel. « Au civil, les montants gagnés par chaque salarié vont de 1 500 à 3 000 euros (hors dommages et intérêts), note Myriam Laguillon, avocate des salariés de Carrefour à Bordeaux. En revanche, au pénal, les montants sont bien plus élevés : le tribunal de police de Lyon a condamné Carrefour à une amende record de 1,28 million d’euros en 2008 pour 429 salariés de deux de ses magasins dans le Rhône. » Soit environ 3 000 euros par personne. Carrefour a toutefois été relaxé en appel en juin 2010.

Mais la Cour de cassation a sifflé la fin des débats. Dans trois arrêts successifs, datés des 13 juillet, 26 octobre et 9 novembre 2010, la chambre sociale a donné raison aux salariés. Le premier arrêt a été contesté par la grande distribution sous prétexte qu’il s’agit, certes, d’une affaire de temps de pause, mais dans l’agroalimentaire. Les deux derniers, en revanche, concernent directement le commerce et la distribution et affirment que le temps de pause ne peut être intégré au smic. Enfin, le 15 février 2011, la chambre criminelle s’est également rangée du côté des salariés. « La grande distribution paie son intransigeance sociale depuis dix ans », résume un juriste bon connaisseur du dossier. Sollicitées par Liaisons sociales magazine, les directions de Carrefour et d’Auchan n’ont pas souhaité s’exprimer sur ces affaires. Le groupe Carrefour a simplement tenu à rappeler « qu’il respecte la législation, qu’il verse à ses collaborateurs un treizième mois et une prime de vacances et que les cours d’appel de Montpellier et de Lyon ont pris des décisions qui lui étaient favorables ».

En réalité, décrypte Marc Robert, juriste à la Fédération des services de la CFDT, la grande distribution a fait un pari. Elle savait que sa position présentait un risque, mais en mettant l’économie réalisée par la retenue des 5 % en face des sommes potentielles à verser en cas de litige, il était toujours moins coûteux de provisionner les dommages et intérêts que d’augmenter tous les smics de 5 %. D’après nos calculs, la cagnotte accumulée sur cinq années est de plusieurs centaines de millions d’euros, alors que si les salariés gagnent, ils toucheront au plus quelques millions d’euros ! » Le cynisme paie. La grande majorité des salariés du secteur qui n’ont pas porté plainte ne pourront plus le faire, pour cause de prescription.

L’affaire reste une aubaine pour les syndicats, qui montrent là concrètement à quoi ils peuvent servir et qui pourraient en recueillir les fruits aux prochaines élections. D’autres secteurs, industriels notamment, pourraient voir naître un contentieux dans la foulée des décisions de la Cour de cassation… La guerre des temps de pause n’a pas fini de produire ses effets.

CHRONOLOGIE

2005

Un avenant à la convention collective de la grande distribution prévoit que le temps de pause – soit 5 % du temps de travail – est intégré au smic.

2006

Début du contentieux. Procès-verbaux de l’Inspection du travail.

2007

La DGT précise que le temps de pause ne peut être intégré au smic.

2008

Un accord de branche prévoit que le temps de pause ne peut être intégré au smic.

26 octobre et 9 novembre 2010

La chambre sociale de la Cour de cassation tranche en faveur des salariés.

15 février 2011

La chambre criminelle de la Cour de cassation donne raison aux salariés.

Auteur

  • Laure Dumont