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Vie des entreprises

Entreprise et liberté d’expression

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.02.2011 | Jean-Emmanuel Ray

Dérapages sur les blogs personnels, sites syndicaux parfois excessivement polémiques, informations confidentielles ou acides, commentaires mis en ligne sur le profil Facebook d’« amis » qui ont eux-mêmes de très nombreux amis : certains collaborateurs montrent une immense liberté de ton qui met parfois leur entreprise, mais aussi leurs collègues, en difficulté.

Selon un sondage Viavoice publié en janvier, 21 % des Français accros aux médias sociaux y évoquent leur entreprise de façon critique, au-delà des sites d’évaluation façon Cotetaboite.com, où les contributeurs manifestent rarement une grande empathie envers leur employeur. Dans notre société de la réputation, ils peuvent provoquer, plus ou moins volontairement, de graves dégâts d’image. Mais sur le Web, la liberté d’expression paraît sans limite, surtout dans des contrées frondeuses à l’humour gaulois. Entre l’inconscience de certains décrivant leur journée de labeur avec photos à l’appui, les très vives polémiques syndicales, mais aussi les campagnes de buzz en provenance d’associations contestataires, les employeurs maîtrisant leur communication et le droit du travail se trouvent fort dépourvus lorsque les réseaux explosent.

LES « MURS » ONT DES OREILLES

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. » Ignorant l’existence d’infractions comme « injure », « diffamation », ces jeunes collaborateurs multiconnectés ne semblent pas avoir lu jusqu’au bout l’article XI de la Déclaration de 1789. Certes, critiquer un produit ou se payer la tête du chef avec quelques collègues n’est pas vraiment nouveau. Mais, au Café du Commerce, cette discussion haute en couleur réunissait trois collègues. Sur Facebook, ce sont en moyenne 120 « amis » qui vont pouvoir en profiter, et pour peu que ces adolescents soucieux d’exister ou jouant à « Gorge profonde » aient ouvert leur profil aux « amis d’amis », 14 400 personnes peuvent être à l’écoute de ce radio caniveau mondial.

NE PAS TOUT CONFONDRE

1° « Liberté d’expression » et « droit d’expression direct et collectif ». Malgré la confusion encore faite par nombre de juges du fond, la séparation est nette depuis l’arrêt Dassault Systèmes du 8 décembre 2009.

2° « Liberté de réunion » (article 11, CEDH) et « liberté d’expression » (article 10). Au visa de ce dernier article, l’arrêt du 26 octobre 2005 avait rappelé qu’« obliger un salarié à émettre une opinion ou à prendre une position publiquement porte atteinte à la liberté d’expression de l’intéressé, ce dont il résulte que le refus d’obtempérer n’est pas fautif ». A fortiori, celui du 28 avril 2006 a très légitimement marqué la différence entre for extérieur et for intérieur : « Si le secrétaire parlementaire peut être tenu de s’abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l’engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d’opinion. »

3° « Secrets de fabrication » et « confidentialité ». « Le fait pour un directeur ou un salarié de révéler ou de tenter de révéler un secret de fabrication est puni d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 30 000 euros. » Repris pour les représentants du personnel « tenus au secret professionnel pour toutes les questions relatives aux procédés de fabrication », le très méconnu article L. 1227-1 du Code du travail ne doit pas être confondu avec l’obligation de discrétion « à l’égard des informations présentant un caractère confidentiel et données comme telles par l’employeur », malgré le permissif arrêt TNS Secodip du 5 mars 2008 rendu à propos d’un site syndical CGT.

LIMITES JURISPRUDENTIELLES

« Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression ; il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. » « Chargé d’une mission financière de très haut niveau dans des circonstances difficiles, M. Pierre pouvait être amené à formuler, dans l’exercice de ses fonctions, et du cercle restreint du comité directeur dont il était membre, des critiques, même vives, concernant la nouvelle organisation proposée par la direction, le document litigieux ne comportant pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs. »

En reprenant les termes de L. 1121-1, l’arrêt Pierre du 14 décembre 1999 a consacré le passage du salarié-citoyen au citoyen-salarié. Qu’il s’exprime hors de l’entreprise ou à l’intérieur, même principe : le collaborateur reste un citoyen : il ne faut pas confondre fidélité à l’entreprise et fidèles de l’entreprise. Mais la chambre sociale a pris soin : 1° De fixer des limites : « l’abus » et surtout les « propos excessifs » ouvrent un champ très vaste, où la nécessaire conciliation se fait délicate. On peut y ajouter le respect de la vie privée d’autrui. (« Au lieu de nous mettre des caméras vidéo partout, Mme X ferait mieux de surveiller son mari. ») 2° D’évoquer les fonctions du salarié : des restrictions justifiées par la nature de sa tâche sont donc licites. Un cadre supérieur ne peut tenir des propos qui seraient jugés acceptables de la part d’un salarié. Ainsi du jeune responsable Web de TF1 qui avait exprimé ses réserves sur la future loi Hadopi dans un courriel adressé à son député, et licencié le 16 avril 2009 pour « propos contraires aux déclarations officielles du groupe, et incompatibles avec ses responsabilités au sein d’e-TF1 ». Le conseil de prud’hommes de Paris se prononcera sur cette bien délicate affaire le 16 mai 2011. 3° De rappeler le cadre de l’échange en cause. Les critiques du chef comptable Pierre étaient destinées au « cercle restreint du comité directeur dont il était membre ». S’agissant de réseaux sociaux, c’est donc l’inverse : ce cercle mondial, jamais clairement défini, voire infini, doit inciter à une grande réserve. À l’instar de la CEDH opposant répliques orales un peu vives et documents écrits mûrement rédigés, la chambre sociale tient compte des conditions de l’échange : « La diffusion d’une lettre ouverte par le salarié répondait à celle que la direction avait adressée à l’ensemble du personnel mettant personnellement en cause l’intéressé. » (Cass. soc., 22 juin 2004.) S’agissant d’injure, le droit pénal évoque l’excuse de provocation.

LIMITES PÉNALES TRÈS SPÉCIFIQUES

Publiques ou non publiques ? Au-delà de l’impact évidemment différent d’une discussion au sein d’un comité de direction (privé), d’un affichage papier dans l’entreprise (non public), sur un blog personnel ou le mur de Facebook ouvert aux amis d’amis (public), l’enjeu est important. Surtout pour l’employeur mal comprenant car mal conseillé et voulant à tout prix saisir la justice.

Injure (R. 621-2): « Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. » Lorsqu’elle n’a pas été précédée de provocation, l’injure non publique (courriel, lettre, affiche syndicale papier, même si elle peut être lue par 3 424 salariés) est punie d’une amende de 38 euros.

Diffamation(R. 621-1): « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. » Les imputations diffamatoires sont réputées faites de mauvaise foi, sauf à démontrer qu’« elles correspondent à la poursuite d’un but légitime, ont été exprimées avec mesure et sans animosité personnelle, sur le fondement d’éléments sérieux ».

« Notre directeur semble régulièrement dans un état ne lui permettant pas de considérer lucidement la teneur de ses propos », énonçait une lettre diffusée en interne par un délégué syndical. Alors qu’il évoquait en défense « un débat syndical certes vif mais nullement excessif, eu égard au conflit existant au sein de l’entreprise et à son contexte social particulièrement tendu », la cour de Paris lui rétorque : « Insinuant clairement un état d’intempérance régulière, ces propos portent atteinte à l’honneur et à la considération de M. C. S’agissant d’attaques personnelles, ils expriment une absence de mesure excédant la polémique syndicale ; les faits circonscrits à l’enceinte de l’entreprise caractérisent la contravention de diffamation non publique » (cour d’appel de Paris, 4 novembre 2010, SUD Aérien c./Servair).

Injure et diffamation non publiques relèvent du tribunal de police et sont punies d’une amende de 38 euros.

Punies d’une amende de 12 000 euros sans parler des dommages-intérêts, l’injure et la diffamation publiques, y compris par voie électronique, sont des délits de presse soumis au régime de la liberté d’expression, avec compétence du tribunal correctionnel : prescription brève et complexe, moyens de défense efficaces (excuse de bonne foi pour la diffamation, de provocation pour l’injure), poursuites exclusivement sur plainte de la victime. Encore faut-il pouvoir les identifier : « Notre chef, il est vraiment autiste, non ? Tu ne connaîtrais pas un centre spécialisé où on pourrait le soigner ? D’ailleurs, est-ce que la connerie se soigne ? » avait écrit un journaliste de l’Est-Éclair. « Le terme “chef” ne s’apparentant pas systématiquement à la relation professionnelle, il existe une ambiguïté sur la personne visée. » (Cour de Reims, 9 juin 2010 : annulation de l’avertissement… prononcé par le chef inconnu.)

À la suite de la mise en ligne par le syndicat SUD PTT Moselle d’un tract impliquant J. L., directeur régional de La Poste, devenu « Jules Lézard » et qualifié de « pôvre vieux », « givré », « dingue doublé d’un sadique », la chambre criminelle avait statué dans le même sens le 10 mai 2005 : « Si le langage syndical justifie la tolérance de certains excès à la mesure des tensions nées de conflits sociaux ou de la violence qui parfois sous-tend les relations du travail, il n’en reste pas moins que ces termes excèdent la mesure admissible dans un tel cadre, et présentent un caractère injurieux ».

La cour de Strasbourg pointe régulièrement les « devoirs et responsabilités » de chacun, y compris des syndicalistes : en ce début 2011, elle doit rendre un important arrêt après l’audience de renvoi intervenue le 8 décembre 2010 dans les affaires Aguilera Jimenez et Autres c./Espagne. Reste la si controversée question de la mise en ligne d’informations confidentielles.

FLASH
Questions de culture

Ce n’est pas un hasard si l’essentiel du contentieux concerne des entreprises américaines, allemandes et a fortiori japonaises : critiquer son entreprise est ici ressenti comme tirer contre son propre camp, là comme un crime de lèse-majesté. D’où des problématiques délicates dans les groupes internationaux, en particulier depuis la loi Sox américaine. L’important arrêt du 8 juillet 2009 a ainsi partiellement censuré le « code de conduite des affaires » de Dassault Systèmes : « Les informations à usage interne dont la divulgation est soumise à autorisation préalable ne faisaient pas l’objet d’une définition précise, de sorte qu’il était impossible de vérifier que cette restriction à la liberté d’expression était justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. »

Idem à propos du code de déontologie d’Exide Technologies (TGI de Lille, référé, 30 novembre 2010): « Ce code, dont il est demandé la contractualisation aux salariés, contrevient à leur liberté de conscience, d’opinion et d’expression et porte atteinte au respect de leur vie privée sans justification particulière relative aux tâches des salariés ou aux objectifs poursuivis par l’entreprise. »

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray