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Enquête

Comment recoller les morceaux

Enquête | publié le : 01.02.2011 | Laure Dumont, Anne-Cécile Geoffroy

Le malaise est profond dans les entreprises françaises. Mais restaurer la confiance n’est pas simple. Même s’il s’agit, finalement, pour les directions de revenir à des basiques du management et de faire preuve d’authenticité.

Entre salariés et employeurs, c’est le désamour. Crise de confiance, quête de sens, besoin de reconnaissance, désengagement. On ne sait plus trop de quels termes habiller le malaise. Il y a un an déjà, un sondage commandé par Altedia et réalisé par TNS Sofres dressait un tableau inquiétant : 58 % des personnes interrogées disaient ne pas avoir confiance en leurs dirigeants et 36 % affichaient, à l’égard de leur entreprise, des sentiments majoritairement négatifs. Par ailleurs, 84 % estimaient que les intérêts des dirigeants et des salariés sont incompatibles, près de 60 % des salariés se jugeaient plutôt perdants dans leur relation au travail et un quart d’entre eux étaient prêts à participer à des actions dures telles que l’occupation de locaux ou la séquestration de dirigeants pour défendre leurs intérêts. « Le désengagement des salariés n’est pas récent et s’est construit par étapes, analyse Gilles Verrier, DG du cabinet Identité RH. Avant la crise, les entreprises sentaient déjà qu’il était nécessaire de construire un autre contrat avec les salariés. Sont venus s’ajouter les suicides, qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Derrière, il y a tout le malaise des autres. La crise a encore accentué les choses. »

Bien-être en baisse. Pour la plupart des entreprises, l’année 2010 aura été celle du réveil. Un réveil d’autant plus douloureux que la perspective d’une sortie de crise laborieuse n’améliore pas le moral des troupes. Selon l’enquête annuelle Sociovision, 60 % des Français affirmaient fin 2010 que travailler plus ou moins n’entraîne aucune différence, ni en termes de sanction ni en termes de récompense. Et, d’après le premier baromètre du « bien-être au travail des Français » lancé par Bernard Julhiet Group et publié en décembre, 45 % des Français considèrent que le niveau de bien-être au travail s’est dégradé au cours des six derniers mois, un tiers estiment que leur travail peut provoquer de graves problèmes psychologiques et la majorité d’entre eux ne saurait vers qui se tourner pour avoir de l’aide. « Les salariés français utilisent deux mots pour parler de leur travail : le plaisir et l’argent. Ce qu’ils sous-entendent, c’est qu’ils viennent y chercher du lien social et qu’ils n’associent pas le travail à une activité bénévole », explique Pierre-Éric Sutter, directeur du cabinet M@rs-Lab. Manifestement, ces deux piliers sont en déliquescence…

De l’individualisme croissant à l’invasion des processus et l’omniprésence du reporting en passant par la « fatigue des élites », les raisons du malaise sont bien identifiées. Elles reposent sur une accélération du temps et sur des mutations désormais permanentes qui ne cessent de déstabiliser les entreprises et les individus qui les composent : « Le changement tend à s’accélérer, souligne Martin Richer, le directeur général de Secafi, alors même qu’aujourd’hui il est moins porté qu’avant. Toutes les enquêtes montrent que les projets de transformation échouent pour les deux tiers ou sont en deçà des attentes. Je crois que c’est parce que l’on a abandonné les bonnes pratiques d’accompagnement du changement et mis de côté le management intermédiaire, d’une part, les représentants du personnel, d’autre part. »

La pression ne baisse pas, pourtant, et les objectifs assignés aux équipes, notamment commerciales, restent en progression « alors que le constat de plus en plus répandu est que les marchés sont très matures, remarque Béatrice Taudou, directrice d’études à Sociovision. Les gens ont le sentiment d’être dans un univers “fini”, hautement compétitif, où il n’y a plus de marchés à conquérir. Il y a moins de “beaux postes” qu’auparavant. Or le salarié a besoin de se projeter. Du coup, la tendance est au repli sur soi ».

C’est le grand paradoxe de l’enquête de Sociovision : si le Français doute de l’entreprise, son niveau de confiance en soi est en progression constante. Comme s’il se disait que compter sur ses propres ressources était la seule issue. Mais l’est-elle vraiment ? Comme le démontre Michela Marzano dans son dernier ouvrage (le Contrat de défiance, éditions Grasset, 2010), la théorie d’Adam Smith, selon laquelle c’est la somme des intérêts individuels qui sert l’intérêt collectif, se serait bel et bien réalisée, dans son premier postulat en tout cas : l’individualisme triomphant. Car, peut-on honnêtement affirmer aujourd’hui que l’intérêt collectif est gagnant ? Les chiffres cités plus haut révèlent bien une perte de confiance préoccupante dans les organisations et dans le système économique ainsi qu’un collectif de travail très abîmé.

Mais comment recoller les morceaux et remobiliser les gens ? Plus on avance, plus on prend conscience du fait que les ressorts de la motivation sont complexes (lire l’encadré ci-contre) et constituent des leviers à manier avec précaution. Pas de recettes universelles en la matière. « Restaurer la confiance au travail passe par la reconnaissance du salarié. Or, dans les entreprises, on ne sait pas faire, constate Christèle Pierre, chargée de mission à l’Aract Franche-Comté et coauteure avec Christian Jouvenot d’un petit ouvrage très pédagogique (la Reconnaissance au travail, éditions Anact, 2010). Les managers ont longtemps cantonné la reconnaissance à des questions de rémunération, alors que c’est bien plus compliqué. L’autre difficulté est que la reconnaissance se construit dans la durée, par des marques de confiance, de respect et d’estime. Mais, désormais, la demande de reconnaissance des salariés est devenue plus immédiate. »

Ces dernières années, les consultants de l’Anact ont reçu de plus en plus de demandes de PME désemparées face à la démobilisation de leurs équipes. « La bonne nouvelle est que nous sommes sortis du déni, positive le consultant Christophe Laval (voir interview page 16). Le rapport Lachmann, Larose et Pénicaud paru en février et établi par des praticiens a marqué une étape symbolique, rien que par son titre. C’est la première fois que l’on aborde le sujet du stress au travail sous l’angle conjoint du bien-être et de l’efficacité. » Le directeur général de Secafi, Martin Richer, abonde : « Le diagnostic du rapport est bon, notamment quand il insiste sur le rôle crucial du management. Ce travail a aidé à dépénaliser le risque psychosocial ; avant c’était une maladie honteuse. » Reste à agir.

Valoriser les métiers, les savoir-faire et l’expertise des salariés, c’est l’une des voies à explorer pour remobiliser les troupes

Une démarche authentique. Mais, pour remporter ce défi ambitieux – redonner aux salariés l’envie de s’engager collectivement –, les entreprises vont devoir travailler sur elles-mêmes en renouant notamment avec des pratiques et des attitudes qu’elles avaient sans doute un peu négligées. Le b.a.-ba passe notamment par une démarche qui doit être authentique et cohérente pour convaincre des salariés saturés de marketing et de langue de bois. « Nombre d’entreprises font du social pour le social sans mettre en cohérence ces actions avec leur stratégie, regrette Gilles Verrier. Par exemple, beaucoup s’engouffrent dans la thématique de la diversité. Pourquoi ? Parce que moralement c’est bien, parce que l’opinion publique le demande et, derrière, bien souvent, le législateur… »

Ces incohérences transparaissent dans le discours des dirigeants que la linguiste Jeanne Bordeau, créatrice de l’Institut de la qualité de l’expression, décrypte : « Beaucoup d’entreprises sont désaccordées, elles ont la tête à côté du corps ! Les hommes sont motivés par un projet d’entreprise s’ils se sentent impliqués. Et cela passe notamment par les mots employés. On entend beaucoup parler de « managers » et de « collaborateurs », par exemple, mais ces termes flous ne décrivent pas un métier précis. Pour parler aux équipes, les dirigeants doivent choisir des termes exacts et le nom de chaque métier. Alors, les employés auront un sentiment d’appartenance. » C’est précisément l’une des voies à explorer pour remobiliser les troupes : valoriser les métiers, les savoir-faire et l’expertise des salariés.

Le groupe de maisons de retraite Medica France a ainsi fédéré ses équipes à travers une démarche de certification qualité. « Notre métier a été bouleversé ces dix dernières années, tout comme les organisations du travail. Les médecins, les cadres infirmiers, les aides-médico-psychologiques sont devenus des ultratechniciens. Le fait de réfléchir en groupe de travail sur leur façon de travailler, les process à mettre en place pour entrer dans une démarche qualité a redonné du sens au travail. On sent les équipes très investies pour décrocher la certification chaque année », explique Isabelle Moinot, responsable RSE. Un engagement que l’entreprise mesure avec un baromètre social, mis en place depuis 2006. Le taux de satisfaction générale des salariés a augmenté de plus de 10 % entre 2006 et 2010. Concernant l’organisation du travail, il a bondi de 14 %.

Enfin, l’un des enjeux majeurs concerne le management de proximité, qui a beaucoup trinqué ces dernières années. C’est par son intermédiaire que les entreprises reprendront des habitudes de contact et d’écoute des salariés. Entre juin et octobre 2010, la CFDT Cadres a recueilli les témoignages de 7 000 cadres des trois fonctions publiques sur les réformes en cours : « Ils nous disent à quel point ils ont été mis à l’écart de la réflexion sur la mutation du service public et manifestent un sentiment d’isolement préoccupant », raconte Laurent Mahieu, de la CFDT Cadres. Début 2011, Michelin a lancé un programme baptisé « Élan vers l’excellence » pour renforcer l’engagement des salariés et doper la productivité de ses usines françaises. L’une des actions consiste à embaucher une cinquantaine d’agents de maîtrise pour recréer du lien dans des équipes surdimensionnées. « Les gens ont souffert ces derniers temps, note Stéphane Amiot, vice-président Europe de l’Ouest de la société de conseil RH SHL. Nous invitons les entreprises à les remettre dans les conditions du succès, en s’appuyant sur leurs forces et motivations… » Le b.a.-ba, en effet.

46 % des salariés français disent ne pas être consultés pour des décisions qui les concernent directement.

Source : Sociovision, 2010.

Christophe Laval Ancien DRH et DG dans des groupes internationaux
“La reconnaissance passe par la mise en place de pratiques qui donnent du sens au travail”

Comment savoir si une entreprise connaît des problèmes de reconnaissance et comment y remédier ?

Ils sont rarement formulés comme tels. Le plus souvent, les entreprises identifient un problème de confiance, de désengagement des salariés, un turnover ou un absentéisme importants…

De l’enquête ciblée aux groupes de discussion en passant par les entretiens semi-directifs avec un échantillon de salariés, managers, partenaires sociaux, il y a plusieurs façons de procéder pour analyser la nature du problème, il n’y a pas qu’une seule voie. Notre intervention dépendra de ce que l’on aura trouvé, car chaque entreprise est spécifique dans sa culture, sa stratégie, son organisation…

Vous distinguez plusieurs types de reconnaissance, quels sont-ils ?

Je m’appuie pour cela sur les travaux de Jean-Pierre Brun, de l’université Laval, au Canada, qui a été le premier à rendre le concept opérationnel. Il y a d’abord la reconnaissance existentielle, qui découle du respect de l’individu en tant que personne. On a ensuite la reconnaissance de la pratique de travail, de l’expertise, des compétences, mais aussi la reconnaissance de l’investissement dans le travail, des efforts fournis. Enfin, il y a la reconnaissance des résultats. Le problème est que la plupart des entreprises se contentent encore de mesurer et de reconnaître les seuls résultats. Elles ne cherchent pas à valoriser les efforts fournis ou l’individu en tant que tel.

Peut-on lier la reconnaissance des salariés aux performances de l’entreprise ?

L’objectif de l’entreprise est de faire des profits. Mais la qualité de vie au travail n’est pas incompatible avec la performance durable. Et c’est par ce discours que j’arrive à intéresser de plus en plus de dirigeants à ma problématique. D’ailleurs, je n’interviens que si j’ai rencontré personnellement les dirigeants de l’entreprise, pas seulement le DRH ; c’est une condition sans laquelle mon intervention pourrait devenir un gadget. La reconnaissance doit se faire avec authenticité, sinon l’entreprise est dans la manipulation.

Quels sont les obstacles à la reconnaissance ?

Les entreprises craignent souvent de susciter des attentes irréalistes. Par ailleurs, elles sont souvent empreintes de la culture du contrôle et de la sanction héritée de notre système éducatif. Déléguer des tâches, faire confiance à ses collaborateurs peut être plus satisfaisant en termes de performance que le contrôle, qui génère souvent… du contrôle.

Concrètement, comment fait-on pour que les salariés se sentent reconnus ?

Déjà, il faut accepter d’attendre parfois douze à dix-huit mois pour voir les premiers effets apparaître. On ne change pas l’ADN d’une organisation en quelques jours, et cela ne peut se faire que de manière volontariste et à tous les niveaux de l’entreprise par la mise en place de pratiques qui donnent du sens au travail et favorisent la coopération. Mais reconnaître, c’est aussi pointer les comportements déviants et recadrer, voire sanctionner. La reconnaissance, ce n’est pas tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Les pratiques doivent être sincères, équitables, différenciées et personnalisées. Ce qui est frappant, finalement, c’est que nous revenons là aux basiques du management… n

Propos recueillis par A.-C.G. et L.D.

52 % des salariés français pensent que leur entreprise tient les promesses qu’elle leur fait, contre 56 % des Anglais, 69 % des Allemands et 74 % des Danois.

Source : Sociovision, 2010.

Les ressorts de la motivation

Avis aux DRH soucieux de motiver leurs troupes ! La motivation n’est pas un concept flou ni monolithique. Les neurosciences montrent qu’il en existe deux types. « Les motivations primaires se forgent dès les premiers mois de la vie. Elles sont liées à la construction des circuits neuronaux et sont associées au plaisir. Ces motivations sont profondes, durables et ne fonctionnent que dans le plaisir. Les motivations secondaires se construisent de la petite enfance à l’adolescence. Ce type de motivations est très dépendant de la reconnaissance et du résultat », explique Céline Canis, consultante à l’Institut de médecine environnementale (IME).

Dans son étude nationale sur le stress au travail d’octobre 2010, l’IME relève que seuls 20 % des salariés sont sensibles au management par la reconnaissance symbolique et/ou financière. « Si l’entreprise ne s’attache qu’à ce type de management, elle passe à côté de 80 % des salariés, souligne Céline Canis. Parmi eux, 15 % travaillent par pur plaisir et ne fonctionnent que sur leurs motivations profondes et durables. L’absence de résultat et de reconnaissance ne les atteint pas. Ils y sont totalement imperméables. Les autres, soit la majorité des salariés, ont besoin que l’entreprise développe un autre type de management qui s’attacherait à mettre en cohérence la fonction et les compétences d’un individu avec ses motivations profondes, véritables moteurs internes. » A.-C.G.

Auteur

  • Laure Dumont, Anne-Cécile Geoffroy