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“Le corps humain devient une variable d’ajustement”

Actu | Entretien | publié le : 01.02.2011 | Sandrine Foulon, Anne-Cécile Geoffroy

La loi sur les retraites a totalement occulté le problème de l’usure des corps, juge la médecin du travail. Qui préconise de reconstituer les parcours professionnels des salariés pour réellement mesurer la pénibilité.

En octobre, vous avez écrit dans le Monde une tribune acérée sur la réforme des retraites. Êtes-vous toujours en colère ?

Dans le débat sur les retraites comme dans la loi qui a suivi, il n’y a rien d’écrit sur la réalité concrète du travail et la pénibilité de certaines tâches, comme s’il fallait créer de toutes pièces une nomenclature des métiers pénibles. Mais a-t-on besoin de réunir un collège d’experts pour savoir si le métier de déménageur est pénible ? En tant que médecin du travail, témoin des traces du travail sur les corps, je trouvais ce débat obscène.

La loi fixe des taux d’incapacité qui permettront des départs à la retraite anticipés…

Ces taux sont totalement fictifs. Ils ne rendent pas compte de l’amputation du geste, au travail et dans la vie quotidienne. Demain, un salarié qui aura un accident du travail grave et en gardera des séquelles espérera pour toute « récompense » un départ à la retraite anticipé. C’est ce que j’appelle la prime à la casse. Le corps humain devient une variable d’ajustement. La loi allonge la durée de vie au travail, mais elle ne dit pas comment l’entreprise permettra à ses salariés de vieillir au travail. Je reçois en consultation de plus en plus de personnes qui ne percevront pas leur retraite à taux plein parce que leur corps est usé par des gestes répétitifs. Même s’ils ne veulent pas s’arrêter pour des raisons financières, je sais déjà qu’ils ne pourront pas continuer à faire le même travail.

Comment prévenir la pénibilité ?

Le seul espoir est de proposer de vraies évolutions des postes de travail et des parcours professionnels. Vous aurez beau mettre en place toutes les mesures ergonomiques, les salariés qui, toute la journée, intègrent des données en cliquant sur leur souris n’échapperont pas à une tendinite du poignet. De même, pour les salariés qui travaillent dans les cuisines collectives, si l’on n’organise pas une rotation des tâches entre la petite plonge, la grosse plonge, le nettoyage des grosses casseroles, il y aura des pathologies au travail… Les femmes de ménage qui travaillent en milieu scolaire doivent pouvoir faire autre chose au bout de dix ans.

Mais toutes les femmes de ménage pourront-elles devenir standardistes ?

C’est l’argument des employeurs. Mais il faut se montrer imaginatifs et faire de la prévention en modifiant l’organisation du travail et l’accès à la formation. Un aménagement de poste réussi en est la preuve incarnée. Malheureusement, aujourd’hui, lorsque le médecin du travail demande un changement de poste, c’est que le mal est fait.

Quelle démarche préconiseriez-vous pour mesurer la pénibilité ?

Lorsqu’on évalue l’exposition à l’amiante d’un salarié, on lui fait raconter sa carrière dans le détail. On peut procéder de la même façon avec la pénibilité, en travaillant à partir de fiches métiers, de la nomenclature des risques professionnels et des parcours des salariés. On travaille avec le même corps tout au long de sa vie. Une femme de ménage a souvent commencé à travailler très tôt, comme apprentie ou ouvrière. Il est nécessaire également de reconstituer les parcours dans le détail parce que les conditions d’exercice sont souvent différentes d’un poste à l’autre dans un même métier. Un carrossier qui aura bénéficié de bonnes mesures de protection dans son entreprise n’a aucune raison de partir plus tôt.

Les entreprises doivent négocier sur la pénibilité. Que pensez-vous du projet de Renault de faire partir des ouvriers dès 58 ans ?

Pendant le débat sur les retraites, j’avais surtout compris qu’il s’agissait de « faire durer » les salariés le plus longtemps possible. Dans des accords de ce type, le danger est que l’entreprise se dédouane de toute prévention. Elle possède un stock d’ouvriers et règle le problème en les faisant partir plus tôt. Encore une fois, la prise en charge de la pénibilité, c’est la prime à la casse, sans la bagnole !

La réforme de la médecine du travail proposée dans la loi sur les retraites et invalidée par le Conseil constitutionnel revient au Sénat. Que faut-il en attendre ?

Elle est préoccupante. D’abord parce que l’indépendance du médecin du travail à l’égard de l’employeur n’est plus aussi explicite dans le texte de loi, ensuite parce qu’il s’agit de mettre en place un service de santé au travail avec un directeur placé sous la tutelle de l’entreprise. Aujourd’hui, l’employeur ne définit pas mes missions ni les priorités d’action en matière de santé au travail. Si cette réforme passe en l’état, il pourra fixer ses priorités. Alors vous aurez sans doute des campagnes de lutte contre l’alcoolisme ou sur les risques psychosociaux. C’est très à la mode. Mais plus personne n’ira voir s’il y a encore de l’amiante dans les plafonds, ni regarder le travail au plus près.

NOËLLE LASNE

Médecin du travail.

PARCOURS

Aujourd’hui médecin du travail dans une collectivité territoriale, Noëlle Lasne a également exercé dans le secteur privé. Elle collabore à la revue Pratiques sur les questions de santé au travail. En 2009, elle a coécrit un rapport, « Cancer et maintien dans l’emploi », remis à l’Institut national du cancer (INCa). Elle a publié le 12 octobre 2010 une tribune dans le Monde intitulée « Face à la retraite, l’usure des corps ».

Auteur

  • Sandrine Foulon, Anne-Cécile Geoffroy