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“L’individualisation ne débouche pas sur l’individualisme”

Actu | Entretien | publié le : 01.01.2011 | Anne Fairise

L’autonomie, mais sans repli sur la sphère personnelle, une part d’humanisme, une dose d’incivisme…, le sociologue analyse les valeurs et attitudes des Français.

Votre ouvrage l’Individualisation des valeurs analyse l’évolution de celles-ci sur trente ans. Qu’en révèle la dernière étude ?

Sans surprise, l’enquête EVS 2008 sur les valeurs des Français montre que le mouvement d’individualisation continue de progresser. Les Français veulent être autonomes et décider eux-mêmes sans se laisser contraindre par les parents, les relations de travail, les pouvoirs publics. J’ai été frappé par exemple par l’augmentation de la tolérance, dans toutes les classes d’âge, envers l’homosexualité (+ 29 points entre 1981 et 2008). Cela cadre avec la reconnaissance du droit de chacun à vivre sa vie sexuelle. Par contre, on constate une généralisation de la vision normative du travail. Travailler est devenu un « devoir social » pour 73 % des sondés en 2008, contre 56 % en 1999. J’y vois une conséquence des injonctions à la responsabilisation des bénéficiaires d’aides ­sociales et de la mise à contribution croissante des actifs au nom de la solidarité. Il y a aussi un recul généralisé des attentes en termes d’accomplissement de soi, à lier à la dégradation du marché du travail.

Jusqu’où va cette individualisation ?

Il n’y a pas d’individualisation totale des valeurs. Les Français établissent des limites à cette liberté de choix : elle ne doit pas porter préjudice aux autres. Dans le domaine privé, la valeur fidélité résiste bien. Dans le domaine public, la demande d’ordre se renforce. Les Français restent attachés à l’idée d’un État protecteur, qui les préserve des aléas de la vie économique, de la mondialisation. Ils expriment un sentiment croissant de désaffection à l’égard du libéralisme, accusé d’être à l’origine de la hausse des inégalités sociales.

L’enquête montre une stabilité des opinions sur la valeur travail…

Les Français accordent la même importance à la valeur travail en 2008 qu’en 1999. Les débats sur la disparition progressive du travail ont laissé place, en 2008, à ceux sur la nécessaire réhabilitation de la valeur travail. Les Français font consensus sur l’importance du travail. En revanche, ils ne sont plus prêts à tout y sacrifier.

Comment expliquer que les Français semblent plus heureux au travail ?

Les questionnaires ne renseignent pas les conditions de travail. Cette hausse de la satisfaction au travail (avec une note moyenne de 7,3 sur 10) reflète l’importance du nombre de salariés dans les PME, où les conditions de travail sont moins détériorées que dans les grandes entreprises…

Vous démontrez que l’individualisation ne rime pas avec l’individualisme. Comment ?

L’individualisation renvoie à la volonté des individus de faire des choix de façon autonome. L’in­dividualisme traduit un repli sur la sphère per­sonnelle. Nous avons construit deux échelles d’attitudes à partir d’une vingtaine d’indicateurs pour les deux dimensions et recherché les cor­rélations. Notre constat : l’individualisation ne débouche pas sur l’individualisme. Car les Français revendiquant leur autonomie personnelle s’investissent plus que la moyenne dans la vie publique. Dans le mouvement d’individualisation, il y a donc une composante humaniste : on ne se désintéresse pas des autres, au contraire, on met l’individu, l’humain, au centre des valeurs.

Vous y mettez pourtant des bémols…

D’abord, les valeurs d’autonomie personnelle conduisent ceux qui y adhèrent à moins respecter les normes de la vie publique. Au contraire, ils expriment un certain incivisme en justifiant, par exemple, de frauder le fisc. Cela reflète une attitude un peu schizophrène, liée à la montée de la culture protestataire. Et l’individualisation s’accompagne d’une moindre solidarité intergénérationnelle. Les obli­gations des enfants envers leurs parents relèvent aujourd’hui d’une morale de circonstance.

L’individualisation est-elle un danger pour la cohésion sociale ?

La question reste ouverte. Il faudrait savoir ce que défendent les actions collectives associées à l’individualisme. Plus que l’intérêt général, elles concernent souvent des intérêts particuliers, de groupe ou de corporation. Cela explique pourquoi elles s’accompagnent d’attitudes « flexibles » envers les règles publiques, surtout si celles-ci percutent les intérêts en question. La contestation de la démocratie représentative est une expression de ce nouvel état d’esprit, qui se développe sur fond de crise des valeurs longtemps partagées, comme la religion ou la promotion par l’école. Chez les jeunes, il se traduit par un repli identitaire sur des valeurs concernant leur classe d’âge.

OLIVIER GALLAND

59 ans.

PARCOURS

Directeur de recherche au CNRS (Gemass Paris IV), ce sociologue étudie les jeunes et les valeurs. Il vient de diriger avec Pierre Bréchon, professeur de sciences politiques à l’IEP de Grenoble et président de l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs, l’Individualisation des valeurs, publiée chez Armand Colin. Un ouvrage produit à partir du volet français de l’enquête européenne sur les valeurs.

Auteur

  • Anne Fairise