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Vie des entreprises

Réseau social interne et entreprise 0.0

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.12.2010 | Jean-Emmanuel Ray

« Mieux vaut laver son linge sale en famille », disait Napoléon à propos des conflits l’opposant à ses frères et sœurs. Dicton d’actualité en nos temps de Web 2.0 : qu’il s’agisse de tensions interpersonnelles ou sociales, l’entreprise devant faire face à de vifs débats sur Facebook ou sur des blogs externes jure, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendra plus.

À l’instar de la mouvementée réforme sur les retraites où l’âge moyen des capitaines syndicaux et de leurs troupes a joué un rôle majeur, l’âge des dirigeants d’entreprise ne les prédispose pas toujours à encourager les échanges horizontaux : « la voix de son maître » tombe naturellement d’en haut, annonçant des nouvelles irréfragablement exactes et, si possible, heureuses.

Cette attitude, façon Minitel 1, au temps du Web 2.0 se retrouve du côté des managers, mais avec de plus solides arguments. Car ces très libres discussions orales-écrites les mettent parfois en cause, sur le ton fleuri propre à la génération Y, qui, pour la psychorigide génération P, rappelle plutôt la notion juridique d’« injure » ou de « diffamation ».

Ces échanges horizontaux leur donnent aussi le sentiment d’être « court-circuités » littéralement, sentiment qu’ils partagent avec les représentants du personnel, déstabilisés par ce référendum permanent les privant de leur rôle naturel de « porte-parole ». Mais est-il vraiment surprenant que l’explosion des réseaux horizontaux pose des problèmes aux corps intermédiaires ?

Quant aux services des DRH et DRS aujourd’hui très portés sur la centralisation avec ses reportings permanents, les plaintes sur la paie arrivée en retard ou les vigoureuses prises de parole de militants syndicaux ne les excitent pas vraiment.

Mais peut-on gérer à long terme un collectif important sans corps intermédiaires ? Comme l’explique Vincent Berthelot, de l’observatoire social de la RATP et fin connaisseur du Web 2.0 interne : « Déjà prise en tenaille entre la désaffection des salariés et la montée en puissance d’Internet, la représentativité réelle des syndicats s’affaiblit un peu plus avec l’arrivée du Web 2.0. Mais la baisse du leadership syndical dans un conflit mène trop souvent à la radicalisation ; et l’émergence d’acteurs clés, portés par des coalitions éphémères et non formés à la négociation, constitue un handicap à une sortie de crise maîtrisée. Responsable des RH et syndicaliste doivent donc se positionner pour rester, par leurs professionnalismes respectifs, le premier réflexe de contact pour un salarié confronté à un problème ; et ne pas laisser Google, Twitter ou Facebook prendre leur place. »

Que faire ? D’abord créer des paratonnerres numériques internes mais aussi externes (blog un peu décalé du dirigeant, forums de discussion finalisés) permettant de capter ici le mécontentement des salariés, là celui des clients ou des usagers.

FACEBOOK INTERNE : Y ALLER OU PAS ?

Pour nombre de technophiles, et en particulier de consultants solipsistes, un réseau social interne est la chapelle Sixtine du travail collaboratif : « formidable levier de performance et d’innovation », « totale fluidité d’une communication interactive », « réactivité transversale immédiate », « capitalisation des connaissances », « création de groupes de projet ? réactifsetdynamiques », « image e-employeur positive et attractive »… Que du bonheur ! Mais les mêmes nous vantaient il y a dix ans le miracle devenu mirage puis terreur des managers : le courriel…, qui diminue très fortement après l’installation du réseau social.

Et dans la vraie vie ?

1° Les plus T2T (terre à terre) savent que le S2S (screen to screen) ne peut fonctionner que si les participants se connaissent et ont déjà travaillé en F2F (face to face). Pour le succès de l’opération, en effet, leurs compétences collaboratives sont au moins aussi importantes que leur niveau technique : la confiance est la base du système, où le but est de « colabeurer », mais séparément sur le plan temporel et/ou géographique.

2° Nul n’ignore la rigueur de la loi des « 90-9-1.90 » : 90 % des membres d’une communauté virtuelle sont des takers n’apportant jamais aucune contribution ; 9 %, des contributeurs plus qu’épisodiques. Et 1 % seulement sont les auteurs de 90 % des contributions : colabeurer ou participer ?

3° Les entreprises voulant développer leur intelligence collective ne jouent donc pas aux fashion victims du très branché Web 2.0. Commençant par une solide étude de terrain sur les besoins réels de l’entreprise, des managers et des salariés concernés, ils profitent de l’occasion pour connaître leur QI numérique. Ici, la moitié ne connaît que le courriel et le tiers n’a pas d’ordinateur personnel à la maison. Là, au contraire, 97 % des collaborateurs sont sur Facebook, 69 % ont leur blog personnel et 26 % gazouillent sur Twitter : ce qui oblige la direction à revoir nettement à la hausse les caractéristiques du futur réseau social d’entreprise (RSE) : le ridicule tue. Et les juristes ? Le Web 2.0 est une chose trop importante pour les laisser décider seuls.

LIBERTÉ D’EXPRESSION ET RSE

« Et si un participant se laisse aller à des propos déplacés au mieux, injurieux au pire »…, ce qui fait désordre sur un espace « collaboratif » ? C’est la première question posée aux juristes, par les juristes. Car il n’a échappé à personne que la culture de l’Internet, où l’on « surfe » entre « amis » très libérés car parfois anonymes ou sous pseudonyme, peut produire des effets surprenants et conduire à des contentieux délicats, sur le plan judiciaire mais aussi médiatique.

1° Malgré quelques dérapages judiciaires, il faut d’abord séparer droit d’expression direct et collectif organisé par l’employeur sur le temps et le lieu de travail et liberté d’expression, voire de communication, issue de la Déclaration des droits de 1789, de l’article 10 de la CESDH (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales) et, depuis 2010, de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. »

2° Ensuite rappeler que l’employeur ne peut porter atteinte à la liberté d’opinion de ses collaborateurs : « Si l’assistant d’un parlementaire peut être tenu de s’abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l’engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d’opinion » (CS, 28 avril 2006). Ni contraindre un manager à émettre des opinions qui ne sont pas les siennes : « De la part d’un employeur, obliger un salarié à émettre une opinion ou prendre publiquement une position porte atteinte à sa liberté d’expression : le refus d’obtempérer n’est pas fautif » (CS, 26 octobre 2005).

3° Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme est nettement plus permissive que les juges français : « La liberté d’expression vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de société démocratique » (CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c./France).

4° Depuis l’arrêt M. Pierre/société Sanijura du 14 décembre 1999, les « Yes, men » à la française ont heureusement disparu : « Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression ; il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. M. Pierre pouvait donc être amené à formuler, dans l’exercice de ses fonctions et du cercle restreint du comité directeur dont il était membre, des critiques, même vives, concernant la nouvelle organisation proposée par la direction, le document litigieux ne comportant pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs. » Dans l’intérêt même de l’entreprise, il paraît en effet justifié que le DRH ou le marketeur spécialisé puissent contester des choix qui leur semblent malheureux, du moins en amont de la décision.

5° Mais, sur le réseau interne, n’importe qui ne peut évidemment pas dire n’importe quoi. Si le « devoir de réserve » n’existe que pour les fonctionnaires, sur le temps et le lieu de travail, le salarié ne peut, sous peine de sanctions disciplinaires, employer des « termes injurieux, diffamatoires ou excessifs » : on peut y ajouter le respect de la vie privée d’autrui (cf. la conférence organisée par Liaisons sociales formation le 3 février 2010). Solution : trouver, des deux côtés, la bonne distance.

FAIRE CONFIANCE À L’AUTORÉGULATION

Si les dirigeants ne veulent entendre que l’écho de leur bonne parole façon Site Corporate Lexomil, ils n’ont aucun intérêt à investir dans un coûteux réseau social d’entreprise (RSE), subversif et remettant en cause quelques prés carrés. Mais ce qui pourrait les y inciter très vivement est qu’aujourd’hui tout ce qui ne peut se dire en interne se retrouve, un jour, agrémenté parfois de quelques informations stratégiques, sur un groupe Facebook ou un blog au graphisme flashy et qui va faire du buzz : trois des dix premières réponses des requêtes concernant une marque sur Google n’émanent pas de celle-ci. Car, géré sur le mode de l’autorité à l’ancienne, avec, à la suite d’un échange un peu vif sur le premier « forum des commerciaux », un avertissement disciplinaire, le réseau est mort-né. Et le pire, jamais sûr.

Tout dépend de la culture de l’entreprise, qui sera mise en musique par une charte purement pédagogique rappelant par exemple que les majuscules et les points d’exclamation systématiques sont à proscrire. Mais aussi de l’autorégulation propre au Net, le groupe débarquant un contributeur ne jouant pas le jeu. Et, enfin, de l’éventuelle présence d’un très modéré modérateur, averti des techniques de contrôles et qui ne peut être un hiérarchique.

Un dernier mot, enfin : si les entreprises sont attentives à leur e-réputation, actif devenu essentiel au XXIe siècle, un réseau social permet à de discrets collaborateurs de devenir des stars. Et cette e-réputation interne peut attirer l’attention de la concurrence externe.

FLASH
TIC et santé mentale

En mai 2010, Jeffrey Allen, policier à Chicago, a assigné la mairie en paiement de plus de 500 heures supplémentaires : pour faire la circulation le soir ? Pas du tout : il devait pendant plus d’une heure par jour, selon lui, et en dehors de son temps officiel de travail, répondre via son BlackBerry. Être joignable 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 était signe de pouvoir il y a cinq ans ; être dérangeable jour, nuit et week-end est passé de mode aujourd’hui. Et c’est heureux pour les autres « parties prenantes »: conjoint, enfants, amis…

Montée en puissance de la santé mentale de chaque collaborateur, obligation de sécurité de résultat qui, en cas de taux d’arrêts maladie impressionnant et a fortiori de suicides, coûte leur poste aux dirigeants en cause : la constitution d’un réseau social d’entreprise mérite réflexion. Si le cadre naviguant toute la journée entre son BlackBerry et son ordinateur portable se connecte désormais en plus sur le réseau interne… S’il « pète les plombs », la traçabilité de tous ces outils facilitera la tâche des juges. Mais tous ces travaux sont-ils « commandés, directement ou indirectement », pour reprendre les termes de la chambre sociale ?

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray