logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Les recibos verdes, nouveaux tâcherons portugais

Politique sociale | publié le : 01.12.2010 | Marie-Line Darcy

Travaillant comme des salariés mais assimilés à des indépendants, au Portugal, les précaires du « reçu vert » ne s’en sortent pas. Et le font savoir. Pour l’heure, sans résultat tangible.

Avec ses carreaux de faïence et ses balcons en fer forgé, l’immeuble en plein centre de Lisbonne a plutôt fière allure. La cage d’escalier proprette confirme l’impression première et l’appartement que partage Miguel avec deux personnes est en bon état. « Le loyer est de 400 euros par mois. Je gagne à peine plus. Si je n’étais pas en colocation, avec les charges et le reste, je ne m’en sortirais pas », note-t-il. À 28 ans, ce scénariste qui travaille pour la télévision se définit comme un « précaire rebelle ». Il compte parmi ceux, rémunérés comme lui à la mission, que l’on surnomme au Portugal les « reçus verts ». Apparu dans les années 80 – la paternité de cette forme de travail atypique fait l’objet d’une partie de ping-pong entre la droite et la gauche –, ce système de paiement à la prestation est tout à fait légal. Sous la forme d’un carnet à souches, bizarrement qualifié de vert alors qu’il est bleu, il a d’abord été conçu pour les professions libérales. La modernisation du tissu économique n’ayant toujours pas eu lieu – 85 % des quelque 360 000 sociétés enregistrées au Portugal ont moins de 10 salariés –, le patronat a vite compris qu’il disposait d’un outil de flexibilité remarquable. Dans un contexte de mondialisation des ressources et des marchés, le reçu vert remplace avantageusement le contrat de travail traditionnel. Car le carnet à souches dispense l’employeur de toutes les contraintes inhérentes à la situation contractuelle : pas de charges sociales, pas de responsabilité juridique, pas de justification à apporter en cas de rupture de la mission ni d’indemnités à verser. Alors que le salarié reçu vert doit, lui, s’acquitter de l’intégralité des charges sociales, sans prise en compte dans sa rémunération.

En principe pour des activités temporaires. Un vaste réservoir de main-d’œuvre bon marché, souvent qualifiée, constitué principalement de jeunes est ainsi à la disposition du patronat : ils seraient 900 000 à travailler sous le régime du reçu vert, en lieu et place d’un vrai contrat de travail. En théorie, les entreprises ne peuvent avoir recours à ces carnets à souches que sous réserve de pouvoir justifier d’activités temporaires. Le carnet vert ne doit pas se substituer au contrat de travail. Mais les contrôles sont rares et de nombreuses PME passent outre. « Notre principal problème, c’est l’isolement et l’atomisation des situations. Seuls les syndicats sont à même de relayer les demandes des précaires à reçu vert et d’intervenir soit juridiquement, soit à la table de la concertation sociale. Nos mouvements ne peuvent qu’alerter et dénoncer les abus. Nous avons réussi à donner de la visibilité aux sans-droits », se console Cristina Andrade, responsable du Ferve – mot évoquant la fureur, acronyme de fartos destes recibos verdes : ras-le-bol de ces reçus verts – à Porto. Ce mouvement, frère jumeau des Précaires inflexibles à Lisbonne, est apparu il y a trois à quatre ans dans la mouvance du Mayday italien.

Malgré l’absence de représentation directe reconnue, ces mouvements de lutte contre la précarité ne restent pas inactifs. Ils ont, début 2010, déposé une pétition au Parlement afin de réclamer une modification de la réglementation des cotisations sociales les concernant, et ainsi de régler le problème de la dette des reçus verts. Car, normalement, ces salariés sont censés être rémunérés plus qu’un salarié en CDI pour pouvoir payer leurs charges. Mais, dans la plupart des cas, ils touchent le smic (475 euros par mois) et doivent ensuite acquitter des charges énormes. Avec 12 000 signatures recueillies, les mouvements de précaires ont contraint les députés à se pencher sur la question. Las, le projet de résolution adopté par les socialistes au pouvoir se révèle être un cauchemar pour les précaires désireux de régulariser leur situation. « L’État a décidé que c’est à nous de faire la preuve de l’illégalité de la situation. Nous devons à la fois agir en justice pour dénoncer nos employeurs et prouver notre bonne foi en présentant des relevés d’identité bancaire. C’est totalement contre-productif. Les reçus verts, vrais ou faux, qui ont accumulé des arriérés à la sécurité sociale ne pourront jamais être remboursés », explique Tiago Gillot, l’un des responsables des Précaires inflexibles. La sécurité sociale, avec son programme de recouvrement de la dette, veut récupérer 400 000 euros.

L’application à plus ou moins brève échéance des règles du Code du travail aux travailleurs atypiques paraît difficile. « Maintenant encore, l’économie portugaise fonctionne en bassins d’emploi traditionnels dans des secteurs comme le textile, l’agriculture, le tourisme. Les bas salaires y sont compensés par la sécurité de l’emploi. Dans un contexte de forte concurrence et de mondialisation, aggravé actuellement par la crise économique, la garantie d’un emploi à vie n’est plus possible », explique Paulo Henriques, professeur de gestion des entreprises à l’Institut supérieur d’économie et de gestion (Iseg) de Lisbonne.

Les 300 ouvriers qualifiés des chantiers navals de Lisbonne cohabitent avec 1 500 précaires

Le recours au travail atypique est au service de la réduction des coûts de production. Exemple parmi d’autres à la Lisnave, les chantiers navals de Lisbonne. « Notre entreprise se porte plutôt bien. Elle a le vent en poupe avec le développement des secteurs économiques liés à la mer. Mais notre savoir-faire est menacé et, plus largement, les conditions de travail. À moyen terme, ce sont les chantiers qui risquent de disparaître si rien n’est fait », constate Ricardo Malveiro, membre du Syndicat des métallurgistes du Sud et l’un des responsables de la commission des travailleurs de la Lisnave. Aux côtés des 300 travailleurs qualifiés des chantiers dont la moyenne d’âge est de 50 ans, on trouve 1 500 travailleurs précaires. « Pis. La Lisnave a formé 100 jeunes aux métiers de l’industrie nautique. Mais elle refuse de les intégrer car ils bénéficieraient de nos avantages », s’insurge le syndicaliste.

Côté entreprise, le sujet est tabou. Seules les confédérations patronales acceptent de l’aborder. Elles cherchent des solutions, considérant que le recours à de « faux » reçus verts engendre une concurrence déloyale entre entreprises. Certaines sont prêtes à suivre les propositions des experts qui proposent de mieux rémunérer et de mieux encadrer les reçus verts, en contrepartie de leur maintien dans un régime atypique de travail. Le reçu vert serait alors choisi et non subi. L’État, de son côté, a dû faire amende honorable : l’agitation autour des reçus verts a mis en évidence le fait que le principal utilisateur de ce dispositif reste la fonction publique. « L’État a adopté un nouveau régime de contrat de travail, entré en vigueur au début de 2009, qui est calqué sur celui du secteur privé. Le système a permis de réduire le nombre de fonctionnaires sans vider les services de leurs compétences », explique Luis Bento, spécialiste de l’administration portugaise. Un type de contrat proposé systématiquement aux reçus verts et aux fonctionnaires qui le souhaitent. Au sein de l’administration cohabitent ainsi 450 000 fonctionnaires « traditionnels » et 200 000 nouveaux contrats. Toutefois, des poches de reçus verts existent encore, notamment dans le secteur de la santé, soumis à des fluctuations saisonnières.

Entre faux reçus verts, salaires minimums, travailleurs temporaires, contractuels, chômeurs, retraités aux faibles pensions et RMIstes, les syndicats estiment que près de la moitié des 10,6 millions de Portugais sont menacés de paupérisation. Les jeunes sont particulièrement affectés : les plus qualifiés d’entre eux trouvent difficilement un travail stable et à temps plein. Les syndicats et les mouvements de précaires tirent la sonnette d’alarme. Mais alors que les caisses sont vides au Portugal, les pouvoirs publics avouent à demi-mot leur impuissance.

Grève générale contre l’austérité et la précarité

Les fonctionnaires n’en finissent plus de battre le pavé. En février, mars, octobre, ils étaient des dizaines de milliers à manifester contre la politique de rigueur du gouvernement socialiste de José Socrates et le gel des salaires, rejoints par les precarios – reçus verts, stagiaires de longue durée et autres vacataires. Autant de répétitions pour la grève générale du 24 novembre à l’appel de l’ensemble des syndicats.

Explosion sociale.

Peu coutumier de ce type de manifestations – la dernière grande grève remonte à 2007 et touchait les agents de l’État –, le Portugal connaît de vives tensions sociales. En cause, un budget d’austérité sans précédent adopté début novembre et qui vient s’ajouter aux mesures déjà prises. Pour satisfaire les marchés financiers, le Portugal s’est engagé à réaliser 5 milliards d’économies afin de réduire son déficit public à 4,6 % du PIB d’ici à fin 2011 (contre 7,3 % attendus en 2010). Résultat : baisse de 3 à 10 % des salaires des fonctionnaires, hausse de la TVA et plafonnement des aides sociales. Avec un chômage à 10 %, le pays ne s’oriente pas vers une « déprécarisation » des emplois, redoutent les syndicats. S.F.

Auteur

  • Marie-Line Darcy