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Vie des entreprises

Égalité, identité, liberté

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.11.2010 | Jean-Emmanuel Ray

« Je conviendrais bien volontiers que les femmes nous sont supérieures, si cela pouvait les dissuader de se prétendre nos égales. » Ce dérapage gravissime de Sacha Guitry entraînerait aujourd’hui au minimum une enquête de la Halde, une citation en correctionnelle pour horrible discrimination sexiste, peut-être même une campagne des Chiennes de garde.

À quelles lâches provocations se livrerait alors notre facétieux auteur ?

Au dernier concours de l’École nationale de la magistrature de septembre 2010, 129 admissibles sur 155 étaient de sexe féminin !

Nul n’ignore qu’en droit les étudiantes sont majoritaires, et têtes de classe. Mais il faut appliquer d’urgence l’arrêt de la CJUE du 12 juillet 1984 invitant les législateurs nationaux « à prévoir des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sousreprésenté ».

Avec l’arrêt Roca (CJUE, 30 septembre 2010), quelle radieuse progression sur le chemin de l’égalité au sens de la fine lame Robespierre : « La royauté est anéantie, la noblesse et le clergé ont disparu : le règne de l’égalité commence ! » Car les hommes ont vu enfin satisfaite l’une de leurs plus anciennes revendications : le bénéfice du « congé d’allaitement » : « Le fait que seule la mère salariée soit titulaire du droit de bénéficier de ce congé, alors que le père ne peut en bénéficier directement, est de nature à perpétuer une distribution traditionnelle des rôles, en maintenant les hommes dans un rôle subsidiaire en ce qui concerne l’exercice de leur fonction parentale. » Devenu impératif démographique et économique, le vieux et légitime combat pour l’égalité signifie-t-il forcément gommage de toute différence, voire déclaration de guerre au sexe opposé ? Et l’égalité de traitement, un égalitarisme jaloux ?

UNE ÉGALITAIRE JURISPRUDENCE BIEN DANS LE VENT

Depuis l’arrêt Pain ayant, le 1er juillet 2009, franchi le Rubicon en remettant en cause la légitimité présumée des avantages catégoriels dans les conventions collectives, on peut parler de fondamentalisme jurisprudentiel (« défense d’un principe unique quel qu’en soit le prix »).

Pourquoi une telle dérive ?

1. B.a.-ba de sociologie administrative : la création au sein de la chambre sociale d’une formation spécialisée sur ces sujets en 2004 a, comme prévu, généré une dynamique interne en forme de « toujours plus haut, toujours plus fort », légitimant son existence en voyant d’horribles inégalités partout. Dérive rappelant celle de la Halde se réjouissant chaque année du nombre toujours croissant des discriminations.

2. Que le haut de l’échelle plaide pour la liberté et le bas pour l’égalité n’est pas vraiment new-look… Mais les décideurs choqués par ce toujours plus strict encadrement du pouvoir de direction ne peuvent ignorer que cette rigueur jurisprudentielle est très bien perçue par l’opinion, pour au moins trois raisons :

– Outrée par les errements de nos temps insensés (« privés de sens ») où des personnes dont la fonction est socialement inutile, voire parfois nuisible (ex.: spéculations sur les matières premières), gagnent mille fois plus que celles exerçant des métiers socialement plus utiles finissant par se retrouver déclassés, elle apprécie que notre chambre très sociale incite à faire le point sur les valeurs qui devraient être les nôtres.

– Sans évidemment pouvoir le proclamer, cette dernière semble aussi vouloir lutter contre l’individualisation excessive et la concurrence interne instituée en système de gestion, sources de harcèlement managérial. Remettre donc un peu de collectif et de fraternité dans ce struggle for life généralisé n’est pas forcément illégitime… à condition que cela n’aboutisse pas à l’effet inverse. Car l’arrêt Pain désincite les entreprises à instituer, voire à maintenir des avantages catégoriels conventionnels, au profit d’une contractualisation individuelle certes judiciairement toujours contrôlable mais nettement moins ostentatoire.

– Le but du droit du travail étant la protection du faible, la lutte contre l’« arbitraire patronal » et donc la supposée « tête du client » est toujours à son programme. Quand la chambre sociale énonce le 30 avril 2009, à propos d’ahurissants bonus d’un trader considérés par sa banque comme de banales gratifications, que « l’employeur ne peut opposer son pouvoir discrétionnaire pour se soustraire à son obligation de justifier de façon objective et pertinente une différence de rémunération », elle place son fauteuil dans le sens de l’histoire : en droit administratif comme en droit privé, le pouvoir discrétionnaire est partout en chute libre. Prochaine victoire judiciaire, le droit de mariage sur demande d’un(e) fiancé(e) éconduit(e) ?

DIFFÉRENCIER N’EST PAS DISCRIMINER

Mais la multiplication de textes venus d’ordres juridiques différents finit par faire désordre ; et tout ne se vaut pas, surtout les concepts – véritable sommet : le trois en un de la directive du 5 juillet 2006 mélangeant trois notions : « Le harcèlement et le harcèlement sexuel sont contraires au principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes et constituent une discrimination fondée sur le sexe. »

Or, comme le rappelait très justement la présidente Évelyne Collomp en juin dernier : « La prohibition des discriminations correspond à une certaine conception de l’homme ; celle des inégalités de traitement, à une conception de l’ordre social ; celle du harcèlement, à une exigence de respect de la personne et de sa dignité, dans le cadre plus large de la lutte contre la violence au travail. »

Cette hiérarchie a des conséquences très concrètes :

1.Partie intégrante du « respect des valeurs républicaines » permettant de qualifier un syndicat d’authentique depuis la loi du 20 août 2008, le refus des discriminations est une valeur fondatrice de notre démocratie.

Elles sont donc automatiquement illégales et les motifs interdits listés à l’article L. 1132-1. Point n’est besoin ici de se comparer à autrui (ex.: licenciement ès qualités d’un gréviste ou d’un malade). Elles sont aussi à la limite de l’inversion de la charge de la preuve (le demandeur « présente des faits », le défendeur devant « prouver »), leur régime probatoire est donc également exceptionnel. De lourdes sanctions pénales sont prévues, le cas échéant, à la suite de l’intervention d’un inspecteur du travail.

Enfin, puisqu’il s’agit d’un fondamental, L. 1144-3 sanctionne par la nullité le licenciement prononcé à la suite d’une action en justice.

2.Teln’estpasdutout le cas de simples inégalités de traitement ne constituant évidemment pas des infractions pénales, et souvent fondées sur de très légitimes éléments objectifs, contrôlables… et pertinents,parrapportà l’avantage en cause.

Sur cette opposition, nos juges tiennent (encore) bon : « Une différence de traitement entre les salariés d’une même entreprise ne constitue pas en elle-même une discrimination illicite au sens de l’article L. 1132-1. » (CS, 18 janvier 2006.)

Mais la chambre sociale, ou du moins sa formation spécialisée, a adopté la religion laïque des Français « qui n’aiment pas la liberté ; l’égalité est leur seule idole » (Chateaubriand). Visant hier le seul salaire stricto sensu, puis toutes les composantes de la rémunération (bonus, avantage en nature : titre-restaurant – CS, 24 février 2008), elle pourchasse aujourd’hui toute inégalité de traitement : ainsi, le 6 juillet 2010, de l’« avantage » consistant à bénéficier d’un plan de départs volontaires.

QUE NOUS EST-IL PERMIS D’ESPÉRER ?

1.D’abord que cet effet toboggan va s’arrêter, dans l’intérêt de la chambre sociale, ayant oublié la loi de Tocqueville (« Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité progresse ») et creusant donc elle-même sa propre tombe avec l’explosion des contentieux.

2.Que nos juges voudront bien prendre le temps de stabiliser leur jurisprudence sans suivre leur pente naturelle : tout aligner sur la discrimination. Et pourquoi pas lâcher un peu la bride aux juges du fond régulièrement tancés, moins sur le caractère objectif et contrôlable du critère que sur sa pertinence, source de dérapages qui pourraient bientôt virer au ridicule. Ainsi, en matière de diplômes équivalents, mieux que le classement de Shanghai : le top ten des universités mondiales du Quai de l’Horloge ! Ou lorsque nos juges énoncent sans rire que « des difficultés économiques ne constituent pas une justification pertinente » (Cass. soc., 28 septembre 2010).

3. A fortiori en matière d’avantages conventionnels : s’il ne peut être question de soustraire les conventions collectives au contrôle de l’ordre public des discriminations, il ne paraît pas insensé de partir du principe qu’une différenciation conventionnelle est présumée pertinente. Car un accord collectif n’est pas un acte unilatéral, ni la négociation sociale Oui-Oui au pays des Bisounours. Certes, existent bien sûr l’officiel, l’objectif, le dit et le transparent que nos juges aiment tant. Mais aussi la tactique, les non-dits, les négociations séparées, les soldes de tout compte des négociations précédentes, voire les coups de poker menteur des conflits collectifs, dont on peut douter du caractère pertinent pour les auteurs de cette opération « Justice totale ». En résumé : le contrôle judiciaire pourrait se limiter à être pertinent par rapport à la source en cause.

QUE FAIRE DANS L’IMMÉDIAT ?

1. Au juriste et au RH de garantir la traçabilité sociale de chaque avantage, tout en restant attentifs à la loi informatique et libertés.

2. Lors de la négociation annuelle, ne plus créer d’avantages catégoriels dont l’objectivité et surtout la pertinence, par rapport à la catégorie en cause mais aussi à l’avantage concerné, ne seraient pas incontestables.

3. Faire du passé table rase pour les avantages catégoriels difficilement explicables ? Signer un avenant de révision sur la base « tout le monde, mais donc nécessairement beaucoup moins » ? Socialement et juridiquement difficile, surtout avec les règles de 2008. Dénoncer tout l’accord ? Cette déclaration de guerre pour contourner un constat judiciaire d’inégalité fera quelque bruit, et sera surtout privée de toute efficacité si, au bout de quinze mois un peu chauds, aucun accord de substitution n’a été trouvé : contractualisation des avantages individuels acquis, dont les fameuses primes et journées de repos ayant fait l’objet de la contestation. Mais contractualiser un avantage illicite, est-ce bien raisonnable ?

FLASH
Le variable des représentants du personnel

L’une des plus anciennes discriminations est celle visant les représentants du personnel.

Après avoir rappelé le principe (« l’exercice de mandats représentatifs ne peut avoir aucune incidence défavorable sur la rémunération du salarié »), l’arrêt du 6 juillet 2010 fixe, à propos du travail d’un commercial et de sa rémunération, un véritable mode d’emploi : « Il appartenait à l’employeur de justifier, d’une part, que la clientèle confiée à la salariée avait été adaptée en fonction des seules heures consacrées à l’exécution de ses obligations contractuelles, d’autre part, que le montant de cette prime était identique à celui prévu au profit des autres salariés et était soumis à des abattements eux-mêmes proportionnés au temps de travail de production de la salariée. »

1. Donc, d’abord proratiser la clientèle suivie aux heures cumulativement consacrées aux divers mandats exercés.

2. Fixer des objectifs proportionnés au temps de présence du délégué. Logique : un salarié qui, du fait de ses mandats, assure la moitié du temps de production d’un salarié classique, doit voir ses objectifs réduits de moitié.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray