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Vie des entreprises

Les gros bras du déménagement ont l’échine souple

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.10.2010 | Éric Béal

Horaires extensibles, contrats journaliers, sous-traitance…, le secteur cherche plus à serrer ses coûts qu’à fidéliser ses salariés.

Qui a dit qu’un déménagement coûtait les yeux de la tête Cet été, Cyril avait prévu de déménager avec sa famille, de Rosny-sous-Bois à Nantes. Deux adultes, trois enfants, leurs affaires et les meubles accumulés dans un pavillon de sept pièces. L’opération risquait de se révéler assez coûteuse. La solution est venue du Net. « J’ai multiplié les demandes de devis en ligne. Certains me réclamaient jusqu’à 6 000 euros, d’autres n’ont jamais répondu, mais j’ai fini par trouver une solution plus adaptée à mon budget », raconte ce père de famille. L’entreprise de Loire-Atlantique qui a été retenue a mis à sa disposition deux camions de 22 mètres cubes avec chauffeur-déménageur pour 1 754 euros, gazole et péages compris. Qui dit mieux ?

Cette entreprise de déménagement présente toutes les garanties : numéro de RCS, inscription au registre des transporteurs, capacité professionnelle et financière reconnues. Mais il n’y a pas de miracle. Pour offrir ce genre de prestation à prix cassé, cette société a recours à un autoentrepreneur, salarié déguisé qui travaille uniquement pour lui en saison haute et dont l’épouse est la secrétaire de cette TPE de moins de cinq employés déclarés. L’autre chauffeur est en CDD, avec un contrat journalier renouvelable à chaque mission. À ces modalités très « souples » d’emploi s’ajoutent des horaires de travail extensibles. Partis à 2 heures du matin de Saint-Nazaire, les deux chauffeurs se sont présentés vers 8 h 30 au domicile de Cyril. Malgré l’aide de quelques copains, le chargement a pris plus de quatre heures. Avec le voyage de retour et le déchargement, les deux hommes ont effectué une journée de vingt heures d’affilée. Une amplitude horaire de travail bien supérieure aux seize heures maximales autorisées par la convention collective du 15 juin au 15 septembre, période d’activité intense pour ce secteur.

Un problème d’ordre économique

L’anecdote fait grimacer Yann Viguié, délégué général adjoint de la Chambre syndicale du déménagement. « Nous sommes bien conscients d’avoir un problème de travail illégal. En théorie, un professionnel du déménagement doit être inscrit au registre des transporteurs de marchandises et être en possession d’une attestation de capacité professionnelle. Cependant, certains prestataires ayant pignon sur rue ne sont pas enregistrés. Nous signalons les fraudeurs que nous repérons aux délégations régionales de l’équipement ou aux services du ministère des Transports. Mais les résultats ne sont pas toujours probants. » Car rien n’est plus difficile que de discerner un déménagement « professionnel » d’un déménagement réalisé par des « copains ». En réalité, le problème n’est pas tant réglementaire qu’économique. « Le secteur est très concurrentiel. Les clients cherchent le moindre coût », note Yannick Collen, patron de la société éponyme à Deauville et vice-président de la chambre syndicale. Et d’expliquer qu’il existe des sites Internet sur lesquels il est possible de calculer son devis soi-même. La mission est ensuite proposée à des sous-traitants, dont certains utilisent sans vergogne le travail dissimulé. « La formule est sans garantie ni assurance, mais le prix est généralement attractif », précise l’élu. Cette concurrence déloyale est favorisée par la simplicité avec laquelle un entrepreneur peut se lancer dans le métier. Il suffit de louer un véhicule et de recruter de la main-d’œuvre en CDD. Ou au noir. Le marché n’est par ailleurs pas aussi volumineux que les 3 millions de déménagements annuels réalisés en France le suggèrent. Environ 85 % des « petits » déménagements sont effectués par les particuliers eux-mêmes.

Autre limite au développement du chiffre d’affaires des spécialistes, une partie des missions est réalisée par des transporteurs routiers multiactivités. Pour les représentants patronaux, le coût de la main-d’œuvre est également rédhibitoire. « Un euro sur deux récolté en chiffre d’affaires est utilisé à rémunérer la main-d’œuvre », précise Jean-Jacques Guigard, patron de Guigard & Associés, une des principales entreprises du secteur, qui emploie 450 personnes en Rhône-Alpes. Dans un Livre blanc présenté en octobre 2009, la profession demande d’ailleurs pêle-mêle des allégements de charges, la diminution de la TVA ou des incitations fiscales à l’utilisation d’un professionnel reconnu, afin de préserver sa « forte capacité de recrutement ».

Depuis 2005, les temps de liaison et les temps d’accompagnement sont rémunérés
La crise a fortement secoué le secteur

L’activité des déménageurs spécialisés a baissé de 25 % en 2008 et de 16 % en 2009, tandis que le nombre de faillites a augmenté sensiblement. Parallèlement, la création d’entreprise sans personnel a fait un bond, renforçant le poids des TPE de moins de 10 salariés, qui représentent 68 % des 1 318 entreprises spécialisées. En 2009, seules 22 entreprises déclaraient un nombre de salariés égal ou supérieur à 50. Quant aux enseignes nationales, tels AGS, Demeco, Les Déménageurs bretons ou Les Gentlemen du déménagement, leurs responsables d’agence locale sont en réalité sous le statut de franchisés ou de coopérateurs actionnaires des entrepreneurs indépendants qui gèrent leur personnel et facturent sans rendre compte à une maison mère. « Le métier est difficile. Il n’est pas toujours évident de motiver les gars lorsqu’il faut descendre les meubles de six étages au départ et en remonter quatre à l’arrivée. Mieux vaut manager une petite équipe pour travailler en confiance », reconnaît Serge Fontaine, président de la Chambre syndicale du déménagement. Et par là même se passer de représentant syndical réclamant des avantages sociaux qu’il faudra bien ensuite faire payer aux clients.

De fait, l’implantation syndicale n’est pas très développée. Le côté rugueux des rapports entre patrons et syndicalistes dans le transport, branche à laquelle se rattachent les activités du déménagement, ne facilite pas les choses. « Ce n’est pas un monde de fifilles, assure Thierry Cordier, responsable du secteur à la FGTE CFDT. Par principe, le patron pense qu’il a toujours raison. Les discussions sont souvent musclées et compliquées. » Pour autant, le dialogue social existe dans le déménagement. En 2005, les partenaires sociaux ont signé un texte important qui améliore sensiblement la convention collective des transports routiers et activités auxiliaires du transport. Les « temps de liaison », pendant lesquels les ouvriers rejoignent le lieu de chantier, sont rémunérés à hauteur de 5,50 euros l’heure. Les « temps d’accompagnement », pour les équipiers présents dans le camion avec le chauffeur, entre le chargement et le déchargement, sont payés à 100 %. Un carnet hebdomadaire (ou livret individuel de contrôle) permet au personnel roulant de faire enregistrer des « feuilles de route » quotidiennes indiquant les horaires et les modes de voyage et sert de base de calcul du temps de travail et de la rémunération.

Enfin, le texte régule l’utilisation du « contrat journalier », très utilisé dans le déménagement pendant l’été. Il stipule qu’un nouveau contrat doit être signé pour chaque nouvelle mission proposée et que toute mission engagée implique le paiement d’une première journée de sept heures minimum. Enfin, le recours au CDD est limité par la possibilité pour le salarié pouvant justifier de plus de cent quatre-vingt-dix jours de temps de travail effectif au cours des douze derniers mois d’obtenir la transformation de son contrat de travail en CDI. La profession a également engagé des négociations sur la pénibilité depuis quelques mois et pourrait adopter un texte prochainement (voir encadré).

Pragmatisme

Mais la loi est parfois mise à mal sur le terrain. Même la présence d’un délégué syndical ne permet pas toujours sa bonne application. Bernard Donfut, ancien délégué syndical CFDT du groupe Guigard & Associés, est partisan du pragmatisme. « Il faut savoir faire des concessions, mais lorsque le patron a compris l’importance de la motivation des hommes dans la qualité du service rendu, on discute sur des bases saines », indique ce nouveau retraité qui avoue tout de même avoir eu des difficultés avec des responsables d’agence. « Les plus durs sont les anciens dirigeants des sociétés rachetées par le groupe. Ils n’en font qu’à leur tête et ne tiennent aucun compte des accords signés », déplore-t-il.

Ainsi, le groupe Guigard & Associés n’utilise pas le carnet hebdomadaire. Il paie ses salariés sur un forfait de huit heures par jour, grâce à un accord 35 heures qui prévoit cent soixante heures travaillées par mois. « Même si la mission est plus courte. Dans le cas contraire, il faut finir le chantier », précise Bernard Donfut. Délégué CGT chez Rives Dicostanzo, un déménageur toulousain employant 126 salariés, Philippe Orlando ne se fait guère d’illusions sur la portée réelle de la loi. « Chez nous, les salariés n’ont pas leur carnet hebdomadaire sur eux, c’est la hiérarchie qui les gère. Difficile de marquer les heures de conduite ou de pause. Quant aux journaliers, il leur est impossible de demander un CDI après les cent quatre-vingt-dix jours prévus. » Le représentant CGT aux négociations de branche affirme aussi que les salariés en contrat journalier ne bénéficient pas de la première journée payée sept heures minimum.

Côté avantages sociaux, les deux entreprises ont un CE, dont le budget social ne s’élève qu’à 0,4 % de la masse salariale. « Les charges élevées ne permettent pas une générosité sociale excessive et la pression de la concurrence ne facilite pas le strict respect des textes, reconnaît Yann Viguié. D’autant plus, ajoute le délégué général adjoint de la Chambre syndicale du déménagement, que certains salariés sont demandeurs d’une rémunération en liquide. Ils sont couverts socialement par ailleurs. »

En ce qui concerne lagestion du temps de travail, les représentants patronaux évoquent également la pression concurrentielle pour justifier des pratiques très « souples ». Chez Guigard & Associés, on s’attache à conserver des coûts de main-d’œuvre « proches du niveau de la productivité ». Le total des heures travaillées est lissé sur l’année, de manière à éviter un trop grand nombre d’heures supplémentaires. Une pratique également de mise chez Rives Dicostanzo et que déplore Philippe Orlando : « Le lissage s’effectue sur un trimestre. La direction se débrouille pour éviter de donner des heures supplémentaires, ce qui ne nous arrange pas, car les salaires ne sont pas très élevés. »

Comme l’ensemble de la profession, les deux entreprises utilisent régulièrement le contrat journalier et le CDD pour faire face à l’augmentation de l’activité durant les mois d’été. Une gestion serrée de la main-d’œuvre facilitée par le niveau du chômage en région. « On trouve toujours des gars pour accepter de bosser sur un chantier », souligne un syndicaliste. Dans son introduction au Livre blanc, Serge Fontaine déplore néanmoins « la désaffection d’un personnel qui se détourne de nos métiers ». Un souci partagé par Virginie Brunel, directrice générale des Gentlemen du déménagement, toujours à la recherche de chauffeurs expérimentés. Les PME du secteur qui se diversifient dans le transport et l’installation de distributeurs automatiques ou de photocopieurs, le transport de décors de théâtre ou encore le déménagement d’entreprise peuvent aussi s’en préoccuper. Entre montée en compétence et réduction systématique des coûts de main-d’œuvre, le secteur du déménagement devra choisir.

1318

C’est le nombre d’entreprises du secteur du déménagement. Elles emploient 13 192 salariés.

Source : Observatoire prospectif des métiers et des qualifications dans les transports et la logistique, rapport 2010.

98 % des entreprises du déménagement ont moins de 50 salariés.

Source : Observatoire prospectif des métiers et des qualifications dans les transports et la logistique, rapport 2010.

- 16 %

C’est la baisse d’activité du secteur en 2009, qui fait suite à celle de 25 % en 2008.

Source : Chambre syndicale du déménagement.

Pénibilité, seniors et fidélisation

Ouverte il y a quatre ans, la négociation sur la pénibilité dans le déménagement pourrait aboutir dans les prochaines semaines. Le texte que la Chambre syndicale du déménagement a présenté aux organisations syndicales le 15 septembre comporte une dizaine de propositions qui débordent largement le sujet initial. Les premiers articles suggèrent une formation « gestes et postures », la remise d’un guide pour tous les nouveaux embauchés, ainsi que des mesures renforçant la prévention et la sécurité sur les lieux de travail (visite médicale annuelle obligatoire, avis médical pour les charges lourdes, encouragement à l’utilisation de moyens mécaniques de levage, etc.). Mais, dès l’article 6, le texte aborde des problématiques différentes. Il crée une obligation de moyens en matière de reclassement des travailleurs reconnus inaptes, en direction d’autres activités annexes comme le transport de voyageurs ou la logistique. Il prévoit également divers dispositifs pour développer les compétences des salariés ainsi qu’un « passeport » professionnel répertoriant les formations suivies. La gestion des seniors est également abordée avec une majoration de 10 % du DIF pour les plus de 50 ans et le développement du tutorat à travers des binômes juniors-seniors. Autre mesure notable, la création d’une médaille du travail avec prime défiscalisée pour fidéliser les salariés. Des propositions intéressantes, selon Thierry Cordier, le négociateur CFDT, qui insiste néanmoins sur l’octroi de moyens et la planification des réunions de la commission de suivi. « Autrement, l’accord n’a pas de sens », dit-il.

Auteur

  • Éric Béal