logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Tous entrepreneurs

Enquête | publié le : 01.10.2010 | Anne Fairise

Entre le salarié et l’indépendant pur jus, les frontières se brouillent. Nombre de travailleurs multiplient les casquettes et les statuts. Une tendance à l’autonomie dont l’entreprise est le terreau. Et que la crise attise.

Pourquoi ne pas concevoir des sites Web ? Après trois ans de chômage entrecoupés de rares missions, il a suffi d’une pub radio vantant les mérites de l’auto entrepreneuriat pour qu’Odile Peyrin fasse le grand saut. Elle qui n’avait « jamais envisagé la création d’entreprise comme solution ». La facilité de l’inscription 100 % en ligne, les avantages (des charges sociales et fiscales calculées au pourcentage du chiffre d’affaires, payables au premier euro encaissé), le cumul autorisé des indemnités de chômage et des revenus ont fait pencher la balance. « Au départ, je pensais que ce serait un moyen de m’occuper pendant ma recherche d’emploi. C’est devenu mon boulot à plein temps », s’enthousiasme cette ingénieure télécoms de 52 ans qui a trouvé un marché de niche auprès d’associations et de TPE. Et turbine autant, cadran bloqué à quarante-cinq heures hebdo, que lorsqu’elle était chef de projet dans une SSII…

Le régime a créé l’opportunité pour Odile. Comme pour 524 000 Français devenus patrons d’eux-mêmes depuis la création du régime de l’autoentrepreneuriat en janvier 2009. Qu’ils soient inactifs ou demandeurs d’emploi (48 %), salariés ou fonctionnaires (31 %), déjà à la retraite (19 %) ou encore en formation initiale (2 %). Du coup, la courbe des créations d’entreprises, tous statuts confondus, a bondi comme jamais : 580 200 créations enregistrées en 2009, c’est 75 % de plus qu’en 2008 ! Des chiffres que certains, pourtant, manient avec prudence. Lorsqu’il s’agit de jauger l’élan entrepreneurial de son territoire, la région Nord-Pas-de-Calais, terre de PME, exclut les autoentrepreneurs de ses statistiques internes. « Pour ne pas les fausser », explique Pierre de Saintignon, vice-président PS chargé du développement économique. Car plus de la moitié des nouveaux patrons n’ont pas rentré 1 euro de chiffre d’affaires…

Décomplexé ou paniqué ? Patience, tempère Hervé Novelli, le secrétaire d’État aux PME et promoteur du régime, pourtant prompt, lui, à célébrer une « révolution sociétale » et une France enfin décomplexée. Hier encore, expliquait-il lors d’un récent colloque, en s’appuyant sur le rapport 2008 du Global Entrepreneurship Monitor fondé par la London Business School et l’université de Babson (Massachusetts), l’Hexagone combinait le plus fort taux d’intentions entrepreneuriales et la plus forte peur de l’échec… Reste que les craintes ne se sont pas évanouies par la seule grâce d’un texte de loi : la plus importante récession depuis 1929 est passée par là, faisant virer au rouge vif tous les indicateurs depuis deux ans, chômage, plans sociaux, fermetures de sites… « Face à l’absence de perspectives, l’autoentrepreneuriat peut apparaître comme une issue pour les plus débrouillards des demandeurs d’emploi », reconnaît Marcel Grignard, numéro deux de la CFDT. C’est un réflexe vieux comme le monde : lorsque les repères vacillent – au point que le Medef planche en université d’été sur « l’étrangeté du monde » –, on compte d’abord sur ses propres forces pour dégoter du travail, à défaut d’emploi, ou pour mettre du beurre dans les épinards. Pourquoi pas ces 525 euros encaissés, en moyenne, chaque mois par les autoentrepreneurs actifs ? En tout cas, l’individualisme, avec ce qu’il suppose de débrouille, marque des points.

Il y avait un terreau favorable. Les salariés, au sein desquels l’Association pour le droit à l’initiative économique (Adie) voit la « nouvelle catégorie » d’entrepreneurs issue de l’autoentrepreneuriat, connaissent depuis longtemps l’injonction à l’autonomie. Au commencement, rappelle Danièle Linhart, sociologue au CNRS et auteure de Travailler sans les autres ? (éd. Seuil, 2009), les employeurs ont individualisé la gestion des salariés en réaction à Mai 68, « pour affaiblir la classe ouvrière (en l’atomisant), mais aussi tenter de regagner de la légitimité, en répondant à certaines attentes de la société civile à la recherche d’une plus grande dignité au travail, de respect, de valorisation de la personne ». Les nouvelles formes d’organisation du travail, depuis vingt ans, ont accéléré le mouvement, en appelant de plus en plus à l’initiative individuelle, exigeant une implication bien supérieure au suivi des consignes.

Cadres, salariés en contact avec des clients ou des usagers, jusqu’aux ouvriers sur les chaînes responsabilisés dans la résolution des imprévus, personne n’est épargné. D’après les enquêtes sur les valeurs des Français et des Européens (EVS), 60 % des actifs se disaient en 2008 libres de prendre des décisions dans leur travail contre 47 % en 1981… De quoi redistribuer les caractéristiques hier strictement attribuées à l’indépendant ! « Autonomie, initiative, engagement, autocontrôle dans des équipes restreintes, mise en œuvre de compétences comportementales, de savoirs et de savoir-faire en situation d’apprentissage permanent…, le travail salarié a absorbé nombre des valeurs du travail des professionnels indépendants », souligne Pierre-Michel Menger, sociologue du travail et directeur d’études à l’Ehess.

Ce n’est pas la seule chose désormais partagée par les indépendants et les salariés ; l’incertitude en est une autre.Carlasécuritéde l’emploi, caractéristique initiale du statut salarial, a été exposée à des risques croissants : celui du chômage, bien sûr, mais aussi celui né du développement du travail atypique : à durée limitée, en intérim, en apprentissage (13,1 % de l’emploi salarié, à eux trois, en 2008) ou à temps partiel (16 %). Sans compter que le diplôme initial ne garantit plus l’emploi durant toute la vie professionnelle, que les carrières toutes tracées ont rendu l’âme, tuées par la vitesse des bouleversements organisationnels et l’écrasement des niveaux hiérarchiques… Le constat est connu. Autant dire que, de l’autonomie dans le travail à l’entrepreneuriat de soi, il n’y a qu’un pas, franchi, bon gré mal gré, par des salariés obligés de compter sur leurs propres forces pour assurer leur « employabilité » et leur devenir professionnel (voir p. 24 à 27). Les exclus de l’entreprise, confrontés depuis les années 80 au chômage de masse (entre 8 % et 11 % de la population active), l’ont franchi depuis longtemps. « Aujourd’hui, on ne trouve plus de travail, on trouve des heures »: dans le Quai de Ouistreham (Éd. de l’Olivier, 2010), la journaliste Florence Aubenas décrit bien les ressorts individuels à l’œuvre chez les femmes de ménage, dont elle a partagé le sort, pour multiplier les vacations de quelques heures, le matin dans un camping, le soir sur un ferry, entre-temps dans une association. Sans en vivre décemment.

De l’autonomie dans le travail à l’entrepreneuriat, il n’y a qu’un pas, franchi par des salariés obligés de compter sur leurs propres forces

Effritement de la société salariale. Pluriactifs jonglant avec les statuts et les employeurs sans lien entre eux, cadres en portage salarial qui effectuent des prestations pour des clients différents tout en gardant un statut salarié, retraités cumulant activité et pension, salariés détachés dans une autre entreprise comme consultants…, on a vu, ces dernières années, se multiplier, entre le salarié en CDI et l’indépendant pur sucre, des formes d’emploi combinant les dispositifs relevant du droit du travail, de la protection sociale, du droit fiscal et commercial. Car l’autoentrepreneur, qui surfe sur la société des services et les évolutions technologiques, y ajoute une nouvelle figure : il peut être patron salarié, patron fonctionnaire, patron chômeur… Un nouveau coup de boutoir contre la société salariale ? « Avec la multiplication de ces formes d’emploi, quelques centaines de milliers de salariés ne sont plus des salariés au sens strict sans être des patrons traditionnels », reprend Marcel Grignard, de la CFDT, qui constate un élargissement des zones mal définies, avec l’essor de la société des services. Sans que la « désalarialisation » bondisse. Comme l’a montré l’accord interprofessionnel signé, avant l’été, par les partenaires sociaux (FO exclue) pour sécuriser le portage salarial. Car, bien que les salariés portés cotisent à l’assurance chômage, leur droit à indemnisation était contesté.

Les risques existent néanmoins. « Lors de la mise en place de réformes, du type de l’autoentrepreneuriat, à l’étranger, des entreprises en ont profité pour externaliser leurs salariés », note l’économiste Philippe Askenazy, pour qui « le dispositif est une vraie aubaine. Au lieu de payer environ 45 % de cotisations sociales (employeur plus salarié) et un impôt sur le revenu, le coût fiscalosocial ne sera plus que de 23 % jusqu’à 32 000 euros de services ». Cette réduction de la masse salariale aurait deux conséquences : précarisation de salariés, d’une part, manque de cotisations pour les budgets sociaux, de l’autre. Les études font défaut. Seul l’Observatoire de l’autoentrepreneur révélait, en juin, que 8 % des autoentrepreneurs chômeurs ou inactifs se sont lancés dans l’aventure « sous la contrainte d’un employeur qui ne veut pas les embaucher » et préfère qu’ils adoptent le statut d’indépendant. Mais la question n’a pas été posée aux 28 % de salariés autoentrepreneurs…

« À force d’équiper les gens pour affronter des situations complexes, on risque de perfectionner les leviers des entreprises pour développer la sous-traitance », reconnaît le sociologue Pierre-Michel Menger qui juge intéressant l’autoentrepreneuriat parce qu’« il fait émerger une culture de la transition non dommageable. Avant, les salariés qui choisissaient l’indépendance prenaient le risque de ne plus retourner à l’emploi salarié et à ses sécurités. Aujourd’hui, ils peuvent cumuler les deux statuts, sous certaines conditions. L’autoentrepreneuriat, c’est aussi une reconnaissance et une mise en forme de la pluriactivité ». « Nous sommes à la croisée des chemins. Les nouvelles formes d’accès à l’activité professionnelle peuvent donner le meilleur comme le pire », renchérit Roland Bréchot, patron d’ITG (2 500 salariés portés), qui réfléchit à la première option avec des DRH, des consultants, des syndicalistes. Son projet : intégrer ces nouvelles formes d’activité, « répondant aux besoins d’autonomie croissante des individus », à la gestion prévisionnelle des emplois des entreprises dans un cadre négocié…

Pour l’instant, n’en déplaise à Thibault Lanxade et à Jacky Isabello, entrepreneurs qui expliquent dans En finir avec la dictature du salariat (éd. Editea, 2010) pourquoi le succès de l’autoentrepreneuriat « résonne comme un premier écho des évolutions à venir », l’emploi salarié résiste. En 2008, près de 90 % des actifs avaient une activité principale salariée, selon l’Insee. Presque 10 points de plus qu’au début des années 70, où on considérait la société salariale à son apogée… Et si celle-ci a perdu 255 000 emplois en 2009, la faute en revient à… la crise. Il faudra attendre d’en être sortis pour savoir, selon que l’engouement pour l’autoentrepreneuriat résiste ou s’effondre avec la reprise de la croissance de l’emploi salarié, ce que ce régime porte en lui.

Garde-malade/cuisinière

Myriam Pablo, 54 ans.

“J’ai sept employeurs différents en tant que femme de ménage, cuisinière et garde-malade. Il m’arrive de faire du gardiennage de résidences secondaires, de l’arrosage. Je travaille les week-ends, parfois les jours fériés et la nuit quand je m’occupe de personnes âgées. Je suis payée en chèques emploi service et gagne 1 500 euros net par mois.”

75 % C’est la progression du nombre des créations d’entreprises, tous statuts confondus, de 2008 à 2009. Elle s’explique par le boum de l’autoentrepreneuriat.

Un régime fourre-tout

Travailleurs sans papiers bossant en cuisine dans un restaurant de Neuilly comme autoentrepreneurs, ex-salarié licencié accueillant la clientèle en tant qu’autoentrepreneur dans une serrurerie de Saint-Lô… Avec la médiatisation des abus, au printemps, la question était dans tous les esprits : l’autoentrepreneuriat favoriserait-il l’externali-sation de salariés recrutés ensuite comme « faux indépendants » Les abus porteraient sur quelques centaines de cas, estimait alors le secrétaire d’État aux PME, Hervé Novelli, rappelant que l’objectif, au contraire, était de lutter contre le travail dissimulé en offrant un cadre légal à la création d’activité… Presque deux ans après la naissance du régime, personne n’est en mesure de jauger l’ampleur de la « désalarialisation ». « Toute mesure crée des effets d’aubaine. La question est : les abus sont-ils importants au point de remettre en cause le régime ? » note le sociologue Pierre-Michel Menger. Les secteurs de la formation ou de l’édition, avec ses milliers de correcteurs, maquettistes, iconographes travaillant à domicile, sont à haut risque, selon les syndicats.

Les ambiguïtés dans la formulation d’offres de mission en inquiètent d’autres : « “Autoentrepreneur, poste sédentaire…” Les annonces mélangent les lexiques. Cela brouille les cartes », déplore Grégoire Leclercq, fondateur de la Fédération des autoentrepreneurs, qui met ses adhérents au seul contact d’entreprises ayant signé sa charte précisant les conditions de requalification en CDI ! Accusé de concurrence déloyale, l’auto-entrepreneuriat bouscule aussi les indépendants. « Il a été imaginé par ceux qui rêvent d’un retour des tâcherons », vitupère Gabriel Desgrouas, de la Capeb de l’Eure, qui pointe les avantages (pas d’assujettissement à la TVA…) permettant aux autoentrepreneurs de facturer moins cher. Jusqu’à 15 euros TTC l’heure pour un électricien… Le marché de la rénovation chez les particuliers en est chamboulé. Dans le télésecrétariat, les arts graphiques, les tarifs sont aussi tirés vers le bas. Ce régime « légalise une baisse du coût du travail salarial qui va pénaliser les travailleurs », note la CFDT. Reste que, dans la course à l’optimisation fiscale, le grand perdant est la Sécurité sociale. Exemple, ces indépendants en portage salarial devenus autoentrepreneurs pour les ? exonérations sur les ? premiers 32000 euros de chiffre d’affaires.

A. F.

Retraité/plombier

Michel Bocquet, 59 ans.

“En tant qu’ancien chaudronnier, soudeur et traceur, je suis habile de mes mains. Comme mes 1400 euros de retraite ne me permettaient pas de rembourser l’emprunt de ma maison, je me suis déclaré autoentrepreneur l’an dernier. Je fais des travaux chez des particuliers, deux jours par semaine, et complète mes revenus de quelques centaines d’euros.”

INTERVIEW
François Gaudu, président de l’Association française de droit du travail
« Les situations ambiguës ont toujours existé »

L’autoentrepreneuriat favorise-t-il la « désalarialisation » ?

Le risque existe. Pour l’instant, le contentieux est faible. Cependant, selon des praticiens, des employeurs ont poussé à l’autoentrepreneuriat des salariés en fin de carrière. Juridiquement, ces situations peuvent être requalifiées en CDI. L’autre danger est que ce dispositif, s’il initie des externalisations importantes de salariés pour minimiser le coût des charges sociales des entreprises, tarisse des ressources de la Sécurité sociale, déjà au plus mal avec un déficit de 30 milliards d’euros.

Selon Hervé Novelli, l’autoentrepreneuriat répond aux activités non normées (intermittentes, complémentaires, etc.) qui « peinaient à trouver leur place dans une société du salariat généralisé »…

Je le répète, si le lien de subordination dans l’exécution d’un contrat est prouvé, un tribunal le requalifiera en CDI. Mais ces autoentrepreneurs, qui sont aussi des salariés à plein temps, étudiants ou retraités, saisiront-ils un tribunal ? J’en doute. Il y a un affaiblissement inquiétant de l’identité collective des salariés. L’autoentrepreneuriat y participe. Or cette identité collective (« je me reconnais comme salarié ») garantissait l’application du droit social. La balle est dans le camp des contrôles collectifs, et des Urssaf.

Le développement de nouvelles formes d’emploi rend-il plus floue la frontière entre salariés et indépendants ?

C’est une opinion en vogue, mais rien ne la confirme. Les zones ambiguës ont toujours existé ; elles se renouvellent. Aujourd’hui, nombre de dispositifs du Code du travail intègrent au salariat des situations où le lien de subordination n’est pas évident : les nourrices, les VRP, le portage salarial. Chose certaine, l’avènement total de la société salariale, pronostiqué dans les années 70, n’a pas eu lieu et le statut d’indépendant se maintient dans les mêmes proportions.

Propos recueillis par A. F.

Auteur

  • Anne Fairise