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Enquête

Au bureau, chacun gère sa petite entreprise

Enquête | publié le : 01.10.2010 | Stéphane Béchaux, Laure Dumont

Pas besoin de quitter le salariat pour adopter un esprit d’entrepreneur. Recrutement, rémunération ou formation, les employeurs obligent leurs troupes à se prendre en main.

Je me vends comme une marque

Nantais depuis dix ans, Gilles vient de quitter le fabricant de matériel de manutention Manitou pour suivre sa compagne, mutée à Lyon. Depuis quelques semaines, il cherche du boulot. « Je me suis inscrit à Pôle emploi. Pour avoir droit aux Assedic, pas pour faciliter mes recherches. La meilleure façon de rester au chômage, c’est de répondre à des annonces et d’attendre que le téléphone sonne », témoigne ce quadra volontaire. Un constat partagé par les cabinets d’outplacement et les associations d’aide aux chômeurs. Depuis la crise des années 93-94, tous rabâchent le même message : pour trouver du boulot, il faut activer ses réseaux et se positionner comme « offreur de services » ou « apporteur de compétences ». Surtout pas comme « demandeur d’emploi ».

Une stratégie valable dès la sortie des études. Dans les écoles de commerce et d’ingénieurs, les étudiants apprennent aussi à se vendre sur le marché de l’emploi. À l’instar des élèves de master de l’Inseec Business Schools qui, depuis trois ans, créent leur « blog emploi » sur lequel ils peuvent valoriser leur parcours, leurs expertises et leurs centres d’intérêt. Un atout supplémentaire pour taper dans l’œil d’un recruteur. Du côté des salariés en poste, même combat. Depuis quelques années, les organismes de formation proposent des séminaires portant sur les techniques de selfmarketing et de personal branding. Des anglicismes pour désigner le « marketing de soi » et la « marque personnelle ». « De la même façon qu’on évalue les forces et les faiblesses d’un produit par rapport à un marché, on peut mesurer les atouts et les risques d’un salarié par rapport aux évolutions de son métier. On peut ainsi appliquer la démarche marketing à soi-même », explique Nathalie Van Laethem, formatrice à la Cegos.

Esprit d’initiative. Pour décrocher un poste, plus question de se peindre sous les traits d’un gentil salarié exécutant avec efficacité les ordres venus d’en haut. « L’esprit d’initiative, la capacité à innover, à prendre des décisions comptent au moins autant que le diplôme ou l’entreprise de provenance », témoigne un chasseur de têtes spécialisé dans le high-tech. Pour l’instant, les recruteurs français restent assez traditionnels. D’après une récente enquête de Robert Half International, 56 % des managers plébiscitent encore les traditionnels CV et lettre de motivation. Mais la donne est en train de changer.

Avec l’avènement du Web 2.0, les techniques évoluent. Pour mesurer le dynamisme, les compétences et l’esprit d’entreprendre d’un candidat, la Toile devient un lieu privilégié d’informations. Être actif sur les réseaux sociaux professionnels, animer un blog spécialisé, poster des contributions sur des sites experts constituent des indices probants. Être invisible sur la Toile représente, à l’inverse, un handicap croissant, notamment pour les nouvelles générations.

Je suis responsable de ma rémunération

Le salaire fixe et les augmentations collectives, orchestrées par les séances de négociations annuelles, n’ont plus la cote. Aujourd’hui, le salarié, de l’hôtesse d’accueil au DRH en passant par l’ouvrier spécialisé, est devenu acteur – et donc responsable – de sa rémunération. Mérite, productivité, performance, entretien annuel d’évaluation, nombre de contrats décrochés, voire de brevets déposés, enquêtes de satisfaction clients, primes et bonus : la palette d’outils à la disposition des directions est très vaste et sert une individualisation croissante de la rémunération. « Cette tendance de fond, amorcée il y a une dizaine d’années, au départ pour les populations cadres, est désormais généralisée dans les entreprises et touche toutes les catégories de salariés », souligne Bernard Marty, spécialiste des rémunérations chez Hay.

Pionnier en la matière, IBM a ainsi complètement supprimé les augmentations collectives générales en 1986. Depuis, dans la filiale française du géant informatique mondial, la séance de NAO est devenue une pure formalité qui se résume à un échange de tableaux Excel entre la direction et les organisations syndicales. « C’est de pire en pire, raconte Jean-Michel Daire, délégué CFDT, les augmentations salariales, exclusivement au mérite, ne concernent plus qu’un salarié sur deux, certains en restant privés plusieurs années d’affilée. Parallèlement, nous remarquons, depuis 2007-2008, que les objectifs professionnels fixés au titre du salaire variable ne cessent d’être durcis alors que ce dernier représente actuellement jusqu’à 50 % de la rémunération des commerciaux. »

Piloter son Perco, son PEE… Cette tendance au chacun pour soi est en outre potentiellement renforcée par les outils d’épargne en tout genre mis à la disposition des salariés par l’entreprise : désormais, avec le Perco, le compte épargne temps monétisable, les abondements au PEE, etc., tout salarié peut piloter ses compléments de revenus pour les rendre aussi rentables que possible. « L’individualisation des rémunérations comporte deux limites, modère toutefois Bernard Marty : il y a des métiers pour lesquels il est peu pertinent d’établir des indicateurs économiques fiables de la performance individuelle. Il est alors indispensable de fixer des objectifs majoritairement collectifs, pour une équipe d’ouvriers ou de vendeurs en magasin par exemple. L’autre limite du système s’illustre en temps de crise : il faut admettre que le salarié n’y est pour rien dans la conjoncture et lui donner des signes de reconnaissance. Dans ces périodes, je conseille aux entreprises d’augmenter sensiblement les salaires fixes, quitte à rendre les conditions du variable plus exigeantes. » Pour Franck Gascard, DG de Néo-Soft, une SSII de 500 personnes née en 2005, « chaque système a ses biais. La politique de rémunération doit s’adapter aux phases stratégiques de l’entreprise. En pleine croissance, nous avons dû motiver les commerciaux avec des primes sur le chiffre d’affaires et le nombre d’ouvertures de comptes. Pendant la crise, nous avons privilégié un système de bonus-malus fondé sur la fidélisation de nos clients. Aujourd’hui, nous sommes sur un mix marge-résultat permettant d’assurer de la croissance et de la marge ».

Une rémunération dont ils sont les acteurs principaux, sans pour autant maîtriser toutes les conditions qui la déterminent : pour les salariés, la pilule est un peu dure à avaler. D’après l’enquête annuelle réalisée par Hewitt et publiée début septembre (« Révisions salariales : pratiques 2010 et tendances 2011 »), les augmentations de salaires collectives et individuelles, à 2,6 % pour l’année 2010, n’ont jamais été aussi basses dans les 200 entreprises étudiées. Et les salariés, jamais aussi mécontents : le taux de satisfaction moyen des Français sur leur rémunération n’est que de 21 %.

Je construis mon propre parcours de formation

J’avais entendu parler de la VAE sur France Info. Quand j’ai su que mon entreprise proposait une formation diplômante pour obtenir un CQP de responsable adjoint d’exploitation, j’ai tout de suite postulé. » Denis, 30 ans, est agent d’exploitation chez Vinci Park. Il y a huit ans, il abandonnait ses études d’histoire avec un niveau Deug pour intégrer à plein temps l’entreprise qui l’employait pour son job étudiant. Très motivé, ce jeune homme saisit toutes les opportunités pour grimper les échelons. « On ne choisit pas les métiers du stationnement par orientation professionnelle, reconnaît Olivier Reboul, responsable de la formation chez Vinci Park ; dès lors, nous avons travaillé dans le cadre de notre école de formation interne sur la valorisation de nos métiers pour permettre à nos salariés d’évoluer. » Depuis mars, une soixantaine d’agents d’exploitation répartis en trois promos planchent ainsi pour décrocher le diplôme reconnu par la branche. Ils ont été sélectionnés parmi de nombreux candidats, sur leur dossier, leur expérience professionnelle et, surtout, sur leur motivation.

Une stratégie globale. Aujourd’hui, l’employabilité d’un individu n’est plus seulement le problème de l’employeur. « Depuis une dizaine d’années, note Françoise Martin-Saintève, directrice de la formation continue interentreprises chez IGS, un réel changement s’est opéré chez les salariés qui développent désormais toute une réflexion personnelle sur leur employabilité. Les quadras et plus y sont poussés par les contingences économiques et par l’allongement annoncé de la vie professionnelle. Les plus jeunes développent pour leur part une stratégie qui intègre leur vie personnelle. » Les organismes de formation voient ainsi arriver des jeunes femmes, par exemple, qui planifient volontairement leur formation et leur grossesse simultanément pour pouvoir relancer leur carrière après cette parenthèse. À l’opposé, ils accueillent aussi de plus en plus de « seniors » – des profils expérimentés de plus de 45 ans –, ayant de beaux parcours dans une même entreprise et qui s’inquiètent très lucidement quant au caractère monnayable de leur bagage professionnel sur un marché du travail des plus incertains. Si les motivations des uns et des autres sont variables – la construction rationnelle d’une carrière pour les premiers, la peur de la précarité pour les seconds –, le résultat est le même : il s’agit de se prendre en main.

Les entreprises ont totalement intégré cette évolution. « À partir de septembre, explique Laurence Breton-Kueny, DRH du groupe Afnor, nous mettons en place un logiciel qui permettra à nos 900 collaborateurs d’accéder en toute transparence au plan de formation, aux demandes en cours, aux parcours accomplis par eux et par leurs collègues. Cet outil doit aider les salariés à se sentir plus concernés et à mieux piloter leur carrière. » Et, finalement, les entreprises y trouvent largement leur compte. « D’après notre dernière enquête, souligne Mathilde Bourdat, manager à la Cegos, la moitié des salariés qui prennent le DIF choisissent des modules en lien direct avec leur cadre professionnel, quand l’autre moitié opte pour du développement personnel. » Les formateurs notent aussi que la part de l’autofinancement, bien qu’encore marginale, augmente dans des montages financiers qui s’avèrent d’une complexité croissante. Et que de plus en plus de salariés se forment hors temps de travail, sur leurs RTT et congés.

Je ne compte sur personne pour évoluer
Être un bon professionnel ne suffit plus, il faut le faire savoir. En se glissant dans la peau du parfait entrepreneur de soi, maître dans l’art de valoriser sa marque propre

L’emploi à vie, c’est fini. Hormis dans le secteur public, plus aucun employeur ne garantit à ses troupes de « faire carrière » quarante ans durant. Une absence de promesse parfaitement assumée par les entreprises, qui en font même un argument auprès des candidats. « Areva vous propose d’être entrepreneur de votre développement professionnel », proclame ainsi le groupe nucléaire sur son site Internet. « Prenez votre carrière en main », abonde Alstom sur le sien. « Développer son talent, c’est d’abord être acteur de son évolution ! » complète April Assurances. Des discours qui plaisent aux salariés, en début de carrière tout au moins. « L’insta bilité à tout prix, non merci ! Mais si un recruteur me détaille mon parcours dans l’entreprise pour les quinze prochaines années, je pars en courant », s’amuse Dorothée, 24 ans, tout juste sortie d’une école de commerce.

Cartographie des métiers, people reviews, entretiens de développement…, les employeurs n’ont pas déserté le champ de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Mais, faute de pouvoir prendre le moindre engagement à moyen terme, ils attendent désormais de leurs collaborateurs qu’ils gèrent eux-mêmes leur carrière. « La GPEC, c’est une obligation légale. Mais les belles fiches de poste, personne n’y croit. On a tous parfaitement intégré que la boîte n’a aucune visibilité à trois ans », affirme Vincent, ingénieur chez Thales. Pour encourager malgré tout leurs collaborateurs à être acteurs de leur parcours, certaines entreprises vont plus loin. Tels Schneider Electric ou Kraft Foods, elles organisent des forums internes pour présenter les outils à disposition (VAE, bilan de compétences, entretiens de mobilité, etc.) et les opportunités à saisir.

Techniques de vente. Savoir tracer son chemin dans ces environnements mouvants n’a rien d’inné. Dorénavant, être un bon professionnel ne suffit plus, encore faut-il le faire savoir. En se glissant dans la peau du parfait entrepreneur de soi, maître dans l’art de valoriser sa marque personnelle en interne. « Les salariés doivent développer des savoir-être essentiels pour se vendre et se démarquer au sein de leur entreprise : identifier ses forces et faiblesses, construire son réseau professionnel, écouter, argumenter pour convaincre, reformuler », explique la consultante Sandrine Victoire, qui anime chez Demos l’atelier « préparer et réussir sa mobilité interne ». Des compétences bien utiles dans les structures organisées en mode projet, où il s’avère si compliqué de faire reconnaître ses talents.

Ces dernières années, la multiplication des plans de départs volontaires n’a fait que renforcer cette responsabilisation des salariés dans la réussite ou l’échec de leur carrière. Voilà désormais qu’on les laisse libres, aussi, de faire leurs valises avec un gros chèque à la clé ! En les incitant, notamment, à se jeter à l’eau de la création d’entreprise. De quoi faire phosphorer l’ensemble des troupes et donner des idées à certains. En particulier aux seniors, bloqués dans leur évolution professionnelle et las d’avaler des couleuvres. « Certains se sentent au bout de leur carrière en tant que salarié. Ils ont envie de faire quelque chose plus en rapport avec eux-mêmes, de prendre leur destin en main », constate le coach Gilles Noblet. Et celui-ci de conclure : « Tout le monde n’est pas fait pour créer son entreprise, mais tout salarié a à gagner en adoptant un esprit d’entrepreneur. »

6,5 % C’est l’augmentation du nombre de salariés qui ont bénéficié d’un congé individuel de formation en 2008, soit 40 900 personnes.

Editeur/homme de ménage

Lionel Tran, 39 ans.

“De 9h à 18h, je travaille bénévolement pour les éditions TerreNoire, dont je suis cofondateur, c’est mon métier principal et ma passion. Pour gagner ma vie, je fais des ménages deux matins par semaine entre 8h et 9h30 et, tous les soirs, j’anime des ateliers d’écriture jusqu’à 23h. Je gagne entre 800 et 1 300 euros net par mois.”

Fonctionnaire/graphiste

Aurélien Duvallet, 29 ans.

“Ma passion, c’est le graphisme. Mais je n’ai pas les moyens de lâcher mon poste de technicien à l’université Paris 8. Comme autoentrepreneur, je peux facturer les travaux graphiques que je faisais, avant, gratuitement. J’y vois un tremplin.”

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Laure Dumont