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Enquête

Des débutants à la peine

Enquête | Dans l’entreprise | publié le : 01.09.2010 | Laure Dumont

Pour la génération Y, le prix du ticket d’entrée dans l’entreprise est élevé et le bizutage peut durer. Les jeunes ont du mal à gagner la confiance des aînés. Mais les directions commencent à mesurer les risques d’un conflit de générations.

Elle arrive à peine sur le marché du travail mais sa réputation est déjà faite. Elle serait individualiste, zappeuse, mercenaire, peu respectueuse des règles et de l’autorité, pointilleuse quand il s’agit de l’équilibre entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle ou du respect qui lui est dû : voilà la génération Y rhabillée pour l’hiver ! « Être jeune, c’est comme si on avait une maladie grave et incurable », relève avec amertume Nouné, 29 ans, titulaire d’un master 2 de management de tourisme d’affaires. Depuis que cette jeune femme pleine d’entrain a décroché son diplôme, en 2006, elle navigue de CDD en périodes de chômage. Et les quelques missions d’intérim qu’elle a décrochées n’ont pas été une sinécure : « Il m’est arrivé de rester toute la semaine à manger un sandwich seule face à mon écran. Mes collègues avaient tous un “déj” et s’éclipsaient. Au début, j’en pleurais. Maintenant, j’ai compris que je ne suis pas là pour me faire des amis et que le monde du travail est dur. » Pour ne pas dire carrément hostile… Bienvenue dans le monde merveilleux de l’entreprise.

Des codes à connaître. Ces débuts, souvent solitaires et chaotiques, sont le sujet d’un ouvrage à paraître en octobre dirigé par Anne Dhoquois (Premier emploi : quand les jeunes racontent, éd. Autrement). « Sur les 24 parcours relatés dans ce livre, les PME s’en sortent bien, constate-t-elle. Pour les jeunes qui y sont embauchés, l’intégration se fait toute seule grâce à la proximité et à un mode très direct de transmission des savoirs. Dans les grands groupes, en revanche, ça passe ou ça casse. C’est comme s’il fallait parler la langue et connaître les codes avant d’y entrer. » Un apprentissage qui procède par les indispensables stages et le réseau personnel des candidats. C’est le fameux « capital social », qui amplifie encore la sélection des jeunes postulants à l’emploi. Et c’est précisément pour ne pas céder au fatalisme social qu’il induit qu’est né Nos quartiers ont des talents. Lancée en 2005 en Seine-Saint-Denis, cette association donne un coup de pouce – grâce à son réseau de 2000 parrains cadres en entreprise – à des jeunes issus de quartiers difficiles, de niveau bac + 4 et plus. L’idée est de remédier à leur manque de réseau et de leur offrir des séances d’apprentissage des codes de l’entreprise. « Au cours d’un entretien fictif, se souvient Magali Bouidene, chef de l’audit interne chez Saint-Gobain et marraine, j’ai posé à ma filleule la fameuse question : citez-moi trois de vos qualités et trois de vos défauts. Or elle m’a donné trois vrais gros défauts… J’ai dû lui faire un décryptage, en lui expliquant qu’il y avait un jeu derrière cette question, qu’il s’agissait de présenter des défauts qui peuvent être perçus comme des qualités. »

Inaptes à accueillir les jeunes. Au-delà de tous les maux dont on l’accable, la génération Y ne serait-elle pas tout simplement incapable de s’intégrer car mal, voire pas accueillie ? Les entreprises et les salariés déjà en place – et bien accrochés à leur poste – ne seraient-ils pas inaptes à les accompagner de manière constructive pour les initier au monde du travail ? C’est en tout cas le sévère constat que dresse une enquête CFDT Cadres/Apec réalisée en mai (« Cadres débutants : quelle intégration dans l’entreprise ? »): « Les entreprises ne savent pas accueillir les jeunes diplômés ni répondre à leurs attentes, notent les auteurs de l’étude. Cette intégration n’est pas organisée, ni par les DRH ni par les managers… » Selon cette enquête, la moitié des jeunes interrogés n’ont pas eu d’entretien professionnel avec leur chef, ni les premiers jours ni en fin de période d’essai. Seuls 40 % ont bénéficié d’un déjeuner avec l’équipe dans la semaine ou les quinze jours qui ont suivi leur arrivée. Et si 71 % des personnes interrogées disent avoir vécu une « intégration facile » dans l’entreprise, pour la plupart, celle-ci s’est faite sur le tas, de manière informelle, avec les collègues. Comme si, une fois accompli le long parcours du combattant qui mène à l’emploi, les jeunes devaient se faire le plus discrets possible et entrer dans le moule.

La moitié des jeunes interrogés par l’Apec et la CFDT n’ont pas eu d’entretien professionnel durant leur période d’essai ; seuls 40 % ont déjeuné avec l’équipe dans les jours qui ont suivi leur arrivée

La France reste une société d’ordres et de hiérarchies, souligne le sociologue Raphaël Wintrebert, coauteur d’une enquête internationale, “Les jeunesses face à leur avenir” (Fondation pour l’innovation politique, 2008), et fondateur de l’Observatoire jeunes et travail. Les adultes sont convaincus qu’ils n’ont rien à apprendre des jeunes, pas même de leur maîtrise des nouvelles technologies. Cette génération se caractérise moins par son habileté technologique que par le fait qu’elle est la première dont les parents ont été victimes du chômage de masse. Elle a intériorisé l’instabilité et la précarité des trajectoires professionnelles. Loin de combattre les messages serinés depuis vingt ans “soyez flexibles, réactifs, disponibles”, elle les retourne à son avantage. »

Dans une enquête publiée en décembre 2009 – « La génération Y dans ses relations au travail et à l’entreprise » –, l’Apec apporte aussi sur les 18-30 ans un éclairage qui ne les cantonne pas au statut de digital natives, sans doute un peu facile et réducteur. « Ce qui fait génération avec la génération Y réside dans des évolutions qui marquent l’ensemble de la société », précisent les experts de l’Apec. Il y a certes Internet et le Web 2.0, mais aussi la montée de l’individualisme, le primat de la sphère personnelle, l’allongement de la durée des études, le contexte d’instabilité économique.

Loin d’une sociologie de la rupture à la Louis Chauvel qui met davantage les générations dans des cases et les oppose les unes aux autres, l’approche mise en avant par l’Apec – et par différents chercheurs (voir page ci-contre) – s’appuie sur la continuité et sur les liens qui se tissent entre les générations. Par nature, les jeunes incarnent les nouvelles tendances qui vont se répandre durablement dans la société, vers toutes les tranches d’âge. « Pourquoi faut-il toujours jouer sur la peur de l’autre et monter les générations les unes contre les autres alors que, dans l’entreprise, on a besoin de tout le monde », tempête Joël-Yves Le Bigot, coauteur de J’embauche un jeune (éd. Dunod, 2006). Ce consultant, qui ausculte et décrypte la jeunesse pour l’expliquer aux entreprises depuis plus de trente ans, ne décolère pas contre cet ostracisme dont les jeunes font encore l’objet en France. « Ils sont en effet très différents de leurs parents et refusent de travailler comme eux. Ils ne conçoivent pas de faire des heures, mais sont prêts en revanche à se passionner pour une mission et un projet. Je note en tout cas que la génération actuellement aux manettes est la plus dure vis-à-vis de ses propres enfants. Sans doute faut-il y voir une manière de refuser de vieillir ! » conclut avec malice ce jeune septuagénaire.

Gare aux tensions intergénérationnelles ! Pragmatiques, les directions d’entreprise prennent peu à peu conscience de l’impasse managériale et stratégique dans laquelle elles risquent de s’engouffrer si les tensions intergénérationnelles s’attisent. À la Caisse d’épargne de Rhône-Alpes (3 000 salariés), 250 nouveaux sont recrutés chaque année. Impossible, donc, de négliger cette population débutante qui s’installe aux guichets des agences réparties dans toute la région. « Ils sont parfois très déstabilisants, reconnaît Laurent Magne, directeur du département emploi et carrière, et peuvent avoir un rapport très particulier aux règles de base telles qu’arriver à l’heure ou dire bonjour. Quand ils ont un problème, ils vont chercher la réponse directement auprès de la personne ressource dans l’entreprise sans forcément passer par leur n + 1. Sans vouloir mal faire, ils peuvent diffuser des infos confidentielles sur Facebook ! » Autant dire que, chez les plus âgés, ça grince des dents. « Depuis quelques mois, nous nous interrogeons beaucoup au sein de la DRH sur les caractéristiques de cette génération pour mieux la comprendre et aider nos cadres opérationnels à la manager, poursuit Laurent Magne. N’oublions pas que ces jeunes ont de grandes qualités et qu’ils nous apportent aussi considérablement. »

Polyvalents et très autonomes, ils sont capables de faire plusieurs choses en même temps, font preuve d’une grande souplesse intellectuelle et organisationnelle. Mais ils ne sont pas dupes. Se méfiant des intentions des entreprises, notamment en matière de rémunération, ils ont souvent le sentiment de « se faire avoir ». Comme l’expliquait le sociologue Alain Mergier dans un entretien à Liaisons sociales (janvier 2010), un employeur qui offre un job à un jeune attend de la reconnaissance, a fortiori en période de crise. Les jeunes, eux, savent que l’entreprise peut bénéficier d’exonérations de charges. Ils se vivent comme des produits sur le marché. Mais une fois que les règles leur sont explicitement transmises, ils les acceptent sans jugement de valeur ni contestation.

Baptisée Y car elle suit la génération X, la nouvelle génération se prononce aussi Why à l’anglaise… et se révèle bien plus profonde et imaginative qu’on ne veut bien le penser. Car c’est aussi une jeunesse en quête de sens qui arrive dans des entreprises ébranlées par la crise du capitalisme. Non seulement elle pose les bonnes questions, mais elle exige des réponses transparentes et rapides. Elle interpelle ainsi directement ses aînés, les quadras sans repères déjà estampillés « génération sacrifiée ». Placés à la croisée des chemins entre les baby-boomers au pouvoir et les nouveaux arrivants pleins d’attentes, ils vont devoir accompagner doucement les seniors vers la sortie tout en initiant la relève. Un rôle crucial. Peut-être, et enfin, celui de leur vie.

McDo bichonne ses jeunes

Chez McDo, on aime les jeunes. Et pour cause : sur les 63 000 employés que compte le leader américain de la restauration rapide, la génération Y est massivement représentée. La moyenne d’âge des « équipiers », dont 50 % sont étudiants, est de 23 ans. « Toute notre stratégie RH intègre cette spécificité, précise Hubert Mongon, vice-président RH de McDonald’s France. Cette génération vit dans l’instantané, dans l’immédiateté. Nous avons pris cela en compte depuis plusieurs années et totalement refondu nos méthodes de management pour nous y adapter. »

Cela dès le recrutement des 32 000 nouveaux qui intègrent l’entreprise chaque année. Le bon vieux CV papier n’est plus au goût du jour : 90 % des candidatures sont envoyées par le Web. Les candidats sont reçus dans les vingt-quatre heures suivant leur inscription en ligne et, s’ils sont retenus, signent leur contrat de travail dans les soixante-douze heures. Depuis trois ans, les managers sont formés à de nouvelles techniques de recrutement, plus adaptées à cette population très jeune. Fondées sur des mises en situation, elles permettent de déceler chez les postulants les qualités requises pour entrer chez McDo.

À partir d’octobre, les salariés auront accès à une plate-forme digitale qui diffusera en continu des informations sur la vie de l’entreprise. Nouveauté, celle-ci comportera aussi des éléments pour aider les jeunes salariés à « mieux vivre dans leur quotidien » (les démarches pour louer son premier logement, passer son permis, renouveler ses papiers…). « C’est une demande de nos jeunes salariés qui ne reçoivent pas forcément cette information dans le cadre familial ou amical, explique Hubert Mongon, et nous considérons que cela contribue à leur bien-être dans l’entreprise. » Chez McDo, on nourrit et on materne…

L. D.

ENTRETIEN Olivier Galland, sociologue au CNRS, auteur des Jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? (éd. Armand Colin, 2009)
“Toute la flexibilité du marché du travail se concentre sur les jeunes”

Croyez-vous en la thèse d’une guerre des générations ?

Pas du tout. J’observe au contraire un phénomène de rapprochement entre les 18-50 ans. Il y a vingt ou trente ans, il y avait un monde entre deux générations. Aujourd’hui, la tendance de fond à l’individualisation des valeurs traverse les générations. Les gens veulent choisir par eux-mêmes leur façon de vivre et de penser, hors des normes et des institutions. Tout en reconnaissant aux autres le droit de vivre comme ils l’entendent. La jeunesse n’a aucune animosité à l’égard de ses aînés. Dans les faits, elle est même extrêmement aidée par ses parents.

Les valeurs soixante-huitardes sont donc toujours vivaces…

Oui, sauf que l’humeur anti-institutionnelle et anti-autoritaire de Mai 68 a totalement disparu. Les jeunes expriment une forte demande de régulation collective. Ils déplorent les incivilités et recherchent une certaine forme d’autorité capable d’apaiser les relations. Ils se montrent aussi attachés à des valeurs traditionnelles comme la fidélité dans le couple. La jeunesse des années 60 contestait la société avec les armes intellectuelles que cette société lui avait données. Aujourd’hui, ces références communes n’existent plus. La culture des jeunes est communicationnelle et normative, fondée sur l’apparence, sur les goûts musicaux.

Ces jeunes se sentent-ils intégrés dans la société française ?

Ils ont un sentiment d’intégration très amoindri. C’est lié à notre société, de tradition catholique mais très sécularisée. Dans les pays scandinaves, la culture protestante, plus participative, constitue un capital social très fort. En France, la religion a perdu son pouvoir intégrateur, ce sont les valeurs républicaines qui ont pris le relais. L’école en est le pilier. Or elle est en crise.

Pour quelles raisons ?

Notre système éducatif est extrêmement décourageant. Il est fondé sur la compétition et l’exclusion. À tous les paliers de l’orientation, on élimine, au nom de l’élitisme républicain ! On ne parle d’égalité que par rapport à l’élite. Or le problème n’est pas tant de faire accéder les enfants d’ouvriers à Polytechnique que de permettre à tous de trouver leur voie pour réussir. On conçoit l’école comme un système de classement social. Ce que les jeunes y apprennent compte moins que leur rang de sortie, qui va les suivre toute leur vie. Ce fonctionnement donne aux jeunes une mentalité fataliste. Et conformiste, car ils y adhèrent. Tout comme le monde enseignant, dont le conservatisme et le corporatisme sont effrayants.

Les entreprises prolongent-elles ces dérives ?

Elles participent pleinement à ce système élitiste. Elles utilisent des critères scolaires même pour recruter des jeunes au bas de l’échelle qui vont faire du terrassement ou trier des déchets ! Aujourd’hui, toute la flexibilité du marché du travail se concentre sur les jeunes. Ils connaissent une longue phase de transition – stages, intérim, CDD… – qui permet aux employeurs de mesurer leurs capacités. Car les diplômes sont un moins bon indicateur qu’avant de leurs qualités réelles. Mais à l’issue de cette période d’essai prolongée, qui peut durer jusqu’à l’âge de 30 ans, 85 % des jeunes accèdent au fameux CDI. Restent les non-diplômés, dont la vie active est très chaotique.

Quel regard portent les jeunes sur le travail ?

Ils ont une conception assez classique de l’âge adulte – avoir un travail, des enfants… Le travail reste pour eux une valeur centrale. En revanche, ils ne le sacralisent pas. Le travail n’est plus une valeur en soi, mais pour soi. C’est un moyen de se réaliser, de faire des choses intéressantes sans sacrifier pour autant sa vie personnelle.

Propos recueillis par Laure Dumont et Stéphane Béchaux

Auteur

  • Laure Dumont