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Enquête

Un contre-pouvoir en perte de vitesse

Enquête | publié le : 01.06.2010 | Anne-Cécile Geoffroy

Pas facile pour les CE d’assumer la double casquette d’instance de consultation et de gestionnaire des œuvres sociales dans un contexte mouvant. Ils perdent du pouvoir et se déconnectent du terrain.

On a perdu la niaque ! » Le constat de Pierre Contesenne, membre du bureau national de SUD Aérien et ancien secrétaire du CE d’Air France Industries, est plutôt amer. « Le comité d’entreprise n’est plus un contre-pouvoir. Plus personne ne porte une vision sociale et politique de cet outil. C’est particulièrement vrai chez Air France, où le comité central d’entreprise s’est petit à petit transformé en agent de voyages. » Difficile, selon le syndicaliste, de voter un droit d’alerte en CCE quand les questions se concentrent sur le volet social et négligent le volet économique. Depuis la destitution, en novembre, du CE tenu par la CFDT à la suite d’accusations de malversations financières, les organisations syndicales de la compagnie aérienne se livrent une guerre de communication via leurs sites intranet pour savoir si les salariés d’Air France pourront ou non partir en vacances cet été avec l’aide de leur CE. La faute au personnel navigant, disent les uns. En récupérant, en 1997, la gestion directe du budget des activités sociales et culturelles des pilotes, des stewards et des hôtesses, le CE opérations aériennes aurait gravement déséquilibré les comptes du CCE. La faute à une mauvaise gestion des élus, arguent les autres. En ligne de mire, les dépenses engagées par les élus pour, notamment, remettre à plat le système d’information du CE.

Tout ce remue-ménage syndical, médiatique et très politique donne le sentiment que le CE est devenu un distributeur de chèques-cadeaux et de prestations de voyages. Une vision qui n’est pas propre à Air France et qui touche l’ensemble des comités d’entreprise, gros et petits, après soixante-cinq ans d’existence. « L’institutionnalisation guette les CE, prévient Martin Richer, directeur général de Secafi, cabinet de conseil auprès des comités d’entreprise. Les lois Auroux de 1982 les avaient conçus comme un lieu de contre-pouvoir dans l’entreprise. Pour l’ancien ministre du Travail, il n’était pas envisageable que la démocratie s’arrête à la porte des entreprises. »

Une impression d’impuissance. Dans la pratique, les CE ont toutes les peines du monde à s’imposer face à l’employeur, et la crise économique ne fait que renforcer cette impression d’impuissance. Dans la dernière enquête d’Officiel CE, 71 % des élus interrogés estiment qu’ils ne peuvent pas influencer réellement les décisions de l’entreprise. « Le déplacement du pouvoir des entreprises du dirigeant vers des actionnaires invisibles laisse les CE démunis et explique par exemple les séquestrations de dirigeants qui ont eu lieu récemment », ajoute Nicolas Dubost, formateur auprès des CE. Ancienne trésorière du CE d’un sous-traitant automobile, Corinne a participé à la séquestration d’un dirigeant européen venu présenter la fermeture du site aux élus. « Nous n’avions rien prémédité. Mais quand vous avez le sentiment que, face à vous, vous n’avez que les exécutants de décisions qui les dépassent, vous ne pouvez pas laisser partir celui qui représente enfin le pouvoir dans l’entreprise », raconte la jeune femme. Le site a bien fermé, mais les 70 salariés licenciés ont obtenu avec ce coup de force des primes extralégales intéressantes. Les CE seraient-ils dépassés par la mondialisation et les transformations incessantes des entreprises ? « Non ! répond Maurice Cohen, professeur de droit et directeur de la Revue pratique de droit social. Il y a longtemps que les restructurations sont permanentes dans les entreprises. Le gros handicap des CE, depuis l’origine, c’est leur caractère purement consultatif en matière économique. Quelles que soient l’opposition ou les propositions du CE, l’employeur est libre d’agir à sa guise dès lors qu’il le consulte régulièrement. » À Vauxrot, dans l’Aisne, les élus du CE de Saint-Gobain Emballage craignent la fermeture de leur usine à moyen terme. Le site emploie 220 salariés. Pour suivre les évolutions économiques, les élus ont peaufiné depuis dix ans un questionnaire ad hoc. « La direction répond toujours à une vingtaine de questions récurrentes sur les arrêts maladie, le recours à l’intérim… Ça ne nous a pas permis d’empêcher les restructurations. Il y a moins de dix ans nous étions encore 650 salariés », reconnaît Alain Destrain, élu CGT au CE et secrétaire du CE jusqu’en mars dernier.

« Le décrochage s’est opéré dans les années 80 avec la crise économique, explique Jean-Philippe Milesy, délégué général des Rencontres sociales. Tous les gros CE ouvriers de l’industrie ont progressivement disparu ou se sont dispersés. » Dassault Aviation compte ainsi neuf comités d’entreprise. Chacun est autonome et gère son propre budget pour les activités sociales et culturelles. Le CCE a gardé la responsabilité du suivi économique.

Le recours à la sous-traitance, à l’intérim, aux CDD a aussi un impact sur les CE et bouscule les élus et les choix politiques. « Un CE qui gère un restaurant n’a pas le droit d’accueillir plus de 10 % de salariés extérieurs à l’entreprise. Or les sites de production ont bien changé et réunissent dans un même lieu des salariés de différentes sociétés. Une évolution législative est nécessaire », reprend Jean-Philippe Milesy. Les mêmes questions se posent dans le monde du spectacle. Au Théâtre de la Colline, par exemple, les intermittents du spectacle n’ont pas droit aux chèques-cadeaux, à l’aide sociale, etc. « C’est trop compliqué de calculer leurs droits, justifie Guy Laposta, trésorier et DS FSU du CE. Ils cotisent au Fonds national d’activités sociales des entreprises artistiques et culturelles et ont des avantages sociaux propres. » Pour Catherine Bouillard, du réseau Cezam, « on a loupé le coche en 1982 avec les lois Auroux. On a pensé à créer le 0,2 % pour le budget de fonctionnement et le droit d’alerte mais on a oublié les collaborateurs des PME de moins de 50 salariés qui n’ont pas de CE. Des conventions collectives ont partiellement comblé cette lacune mais aujourd’hui il faut ramer fort pour remonter le courant ».

Il n’y a pas que les transformations des entreprises qui alimentent le sentiment d’impuissance des représentants du personnel. « En 2009, les élus ont passé des milliers d’heures à négocier sur les seniors, le stress, le handicap, la diversité, l’égalité professionnelle et se sont parfois déconnectés du terrain, analyse Martin Richer, chez Secafi. Ces sujets sociétaux devraient être traités au niveau des branches pour que les élus restent au contact avec le terrain. » « Je rends sans arrêt des avis ! s’exclame la secrétaire du CE d’une grosse association (800 salariés) du secteur médico-social. Nous reprenons régulièrement des petites associations à bout de souffle, sans compter la négociation sur les seniors cette année. Résultat : l’employeur informe et consulte les élus du comité d’entreprise à tour de bras. » Des élus pas forcément toujours à l’aise pour lire un budget ou des données économiques. « Nous nous faisons aider par des conseils extérieurs comme La Clé. Je suis aussi membre du Toit citoyen (un club de CE) pour me former et échanger sur les pratiques avec d’autres élus », poursuit la représentante du personnel.

Mais, au pays de la formation tout au long de la vie, les représentants du personnel français restent très réticents à se former. Selon la dernière enquête Eurofound menée en 2009 auprès d’élus des 27 pays de l’Union européenne, 35 % des Français ont reçu une formation spécifique alors que la moyenne européenne se situe à 66 %.

“Demander à un secrétaire de CE à la fois de mener une carrière syndicale avec une vision politique et d’être un excellent gestionnaire est assez utopique, souligne un DRH. Un leader en négociations n’est pas forcément un bon administratif”

Une mission schizophrénique. La formation pourrait aussi les aider à gérer l’autre versant de leur mission : les activités sociales des salariés. « La place de trésorière dans un CE interdit tout sentimentalisme, note une élue d’un petit laboratoire pharmaceutique. Les règles à respecter sont nombreuses et techniques, notamment celles des Urssaf. Heureusement, nous n’avons pas de patrimoine ! Les salariés n’ont pas toujours conscience de la difficulté de gérer un budget quand ça n’est pas votre métier. » Une mission périlleuse, voire schizophrénique, pour des élus à qui l’on enjoint de veiller au grain sur le plan économique et de gérer un capital ou un budget en bon père de famille. « Demander à un secrétaire de CE à la fois de mener une carrière syndicale avec une vision politique et d’être un excellent gestionnaire est assez utopique, souligne un directeur des ressources humaines d’une entreprise de la chimie. Un leader en négociations n’est pas forcément un bon administratif. On exige de lui quelque chose que l’on n’exigerait pas de notre propre encadrement. Les compétences ne sont pas les mêmes. Si les œuvres sociales relevaient de notre responsabilité d’employeur, on sous-traiterait. On l’a d’ailleurs fait pour la partie voyages d’un comité d’entreprise. Voyagiste, c’est un métier. »

C’est quoi un CE ?

Un comité d’entreprise n’est ni une entreprise ni une association loi 1901. D’après la définition de Maurice Cohen, professeur de droit et grand spécialiste de la question, le comité d’entreprise est un organisme de droit privé doté de la personnalité civile, avec un patrimoine (petit ou grand) distinct de celui de l’entreprise, une gestion autonome de ses activités sociales et culturelles et un droit d’agir en justice en son nom, seul ou en commun avec un ou des syndicats.

Le juteux marché des CE

15,2 milliards d’euros, c’est le poids économique des comités d’entreprise, comités des œuvres sociales (COS) et autres amicales du personnel selon Salons CE, qui précise qu’un actif sur deux – soit 11 millions de personnes – bénéficierait des services d’un CE. Avec leurs familles, ce sont deux consommateurs sur trois qui sont potentiellement touchés – 20 à 30 millions de personnes. Ce marché attire des centaines de fournisseurs, du voyagiste à l’émetteur de chèques-cadeaux en passant par les cabinets spécialisés dans le conseil et la formation des élus. Créé en 2000, Canalce s’est spécialisé dans l’organisation de cette offre pléthorique et propose, moyennant un abonnement annuel (3 000 euros pour un CE de 300salariés), une boîte à outils juridiques, comptables, technologiques et commerciaux. Chaque année, des dizaines de salons sont destinés aux membres de CE dans tout l’Hexagone. « C’est la foire d’empoigne, déplore un connaisseur, les élus sont dragués par les fournisseurs qui leur offrent cadeaux et voyages. » Des acteurs de l’économie sociale comme Cadhoc (Groupe Chèque Déjeuner) ou des partenaires du réseau Cezam essaient de résister aux dérives. Un défi… aussi grand que le marché ? L. D.

Christian Dufour, sociologue à l’Ires
“Le CE accentue les inégalités entre catégories de salariés”

Les CE sont-ils aujourd’hui dépassés ?

Je dirais plutôt que leur champ d’action s’est déplacé. Ce ne sont pas les CE qui ont changé mais le contexte dans lequel ils évoluent et les entreprises auxquelles ils sont rattachés. En soixante-cinq ans, on a changé de monde. Les grandes structures monosites de l’après-guerre ont presque toutes disparu : les sites ont éclaté, se sont délocalisés ou ont externalisé leur production ; les salariés se sont dispersés, les réseaux de sous-traitants se sont développés. Du coup, un nombre important de salariés est sorti du cadre des CE. Nous sommes aujourd’hui dans un paradoxe : alors que l’idéal du CE des années 40 était de redistribuer à chacun en fonction de ses besoins, on arrive aujourd’hui à la figure exactement inverse. Ce sont les salariés les plus favorisés – ceux qui sont en CDI dans des grandes entreprises – qui bénéficient du maximum d’avantages. Le CE accentue les inégalités entre catégories de salariés.

Pourquoi les grands syndicats se sont-ils détournés des CE ?

Les CE n’ont jamais été le centre de l’activité syndicale, notamment car leurs origines – les œuvres sociales patronales des années 30 et les « comités patates » – étaient jugées suspectes. Notons bien que le terme « emploi » ne figurait pas dans les premiers textes régissant les CE.

Dans les années 80, quand nous avons commencé à travailler sur les CE à l’Ires, nous avons constaté une véritable dichotomie avec les organisations syndicales : on mettait « les ânes » au CE, c’était l’annexe, l’essentiel se passait ailleurs. Sur le plan national, on s’aperçoit que les structures syndicales connaissent peu ou mal les CE, elles font référence à peu d’entre eux, toujours les mêmes, et elles ne sont pas très au clair sur leurs finalités. Il y a une vraie demande des CE, notamment en termes de formation et d’encadrement des élus. Mais les syndicats y répondent insuffisamment. Le marché privé est en train de s’en emparer. Les organisations syndicales n’ont jamais vraiment intégré les enjeux des CE.

Avec la crise, les salariés en difficulté ont recours aux CE, qui jouent à plein leur rôle social ; les syndicats ne devraient-ils pas les intégrer davantage dans leur stratégie ?

L’avenir des CE est lié à celui des autres tâches de représentation. Le système français qui taylorise les fonctions de représentation est intenable, les observateurs étrangers nous le font souvent remarquer. Pour les salariés, la division des tâches des IRP n’est pas lisible, et ce qui compte, c’est l’efficacité concrète de leurs représentants, la proximité avec le terrain, avec leurs soucis quotidiens. Pour les délégués syndicaux ou les élus de CE, le défi est le même. Dès lors qu’ils n’ont plus voix au chapitre sur la vie quotidienne au travail, ces tâches qui sont affectées aux délégués du personnel, ils n’ont plus les ressources légitimes pour faire des choix dans d’autres domaines.

Propos recueillis par Anne-Cécile Geoffroy et Laure Dumont

Des enjeux RH bien réels

Certains comités d’entreprise, une minorité très visible, sont de véritables PME avec des enjeux RH bien réels. Le CCE d’Air France et ses huit CE emploient ainsi 850 salariés. Un plan de départs volontaires a concerné ces deux dernières années une trentaine de salariés. À la RATP, le CRE fait travailler 450 personnes dans ses restaurants et ses centres de vacances. Au Cosog, l’association qui gère les activités sociales des salariés et fonctionnaires de la Caisse des dépôts, 79 salariés sont mis à disposition et rémunérés par la direction. « Nous ne gérons pas le restaurant d’entreprise. L’administration du personnel des restaurants, avec le turnover et l’absentéisme qui caractérise ces métiers, c’est trop de soucis pour un syndicaliste, avoue sans détour Patrick Blamoutier, président CFDT du Cosog. Je préfère m’en tenir à la gestion des centres de vacances. Je n’ai pas vraiment de DRH. L’un des élus s’est improvisé responsable pour cette fonction. Nous sommes en négociation avec les syndicats de nos centres et les discussions sont difficiles. » À la RATP comme à la SNCF, les CE ont confié les tâches administratives et RH à des directeurs salariés. Sylvie Dessenne en fait partie. Elle dirige le CE cheminots de Paris Sud-Est. « Nous comptons 70 salariés dont une trentaine dans nos restaurants d’entreprise. Les questions RH sont très similaires à celles d’une entreprise. Nous devons maintenir les compétences de nos salariés, assurer des conditions de travail et des déroulements de carrière intéressants. Tout en faisant attention à ne pas tomber dans le fonctionnement d’une entreprise comme les autres. » Schizophrènes, les comités d’entreprise ?

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy