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“La crise signe le grand retour du réel”

Actu | Entretien | publié le : 01.06.2010 | Sandrine Foulon, Laure Dumont

Pour le sociologue, la technique du storytelling, utilisée pour mobiliser salariés et clients par la mise en scène d’histoires, est aujourd’hui discréditée par la crise.

Qu’est-ce que le storytelling ?

Le storytelling management apparaît à la fin des années 80. C’est un phénomène inédit dans les discours managériaux qui consiste à légitimer certaines pratiques par l’art du récit. À l’époque, les entreprises vivent la crise du fordisme qui met à mal un certain récit de la vie au travail. Avant, on avait une image physique du produit fabriqué, le processus de production était identifié et le récit se situait dans un cadre spatio-temporel unique : une carrière, menée dans la même entreprise, sous le même toit. Mais, à la fin des années 80, ce cadre vole en éclats : la délocalisation fait exploser l’unité physique, la flexibilité détruit la notion de carrière linéaire, et l’image physique du produit disparaît derrière la marque. Cela génère une crise de motivation chez les salariés avec une perte de sens du travail. Le management s’en rend compte et cherche des solutions. Le premier à avoir recours à la technique du storytelling, au début des années 90, est Steve Denning, un manager de la Banque mondiale chargé du knowledge management, devenu par la suite l’un des gourous du storytelling management. Les géants de la Silicon Valley, Apple et Microsoft, ont largement usé de cette technique pour mobiliser les salariés par la mise en scène des success stories de Steve Jobs et Bill Gates…

Quels sont les ingrédients d’un bon récit ?

Une bonne entreprise fiction doit être crédible et partagée par tous les salariés, mais aussi par les clients. Le marketing s’est copieusement emparé du storytelling, par exemple pour redorer l’image des marques. Les publicités racontent aujourd’hui des aventures dont vous êtes les héros, comme celle de la Fiat 500 sur le thème : « l’histoire de cette voiture est aussi votre histoire », comme une machine à remonter le temps. Sur le site de Fiat, on peut proposer des mises en scène de soi avec cette voiture. « Nos vies ne sont pas à vendre », disent les altermondialistes. Les marques leur répondent : « Nos produits sont à vivre. Choisissez votre histoire, nous fournissons les accessoires. »

Le storytelling constitue donc une forme de manipulation ?

Oui. Les histoires de la Silicon Valley en sont le versant positif. Mais il y a un versant négatif du storytelling dont la meilleure illustration est l’affaire Enron. Cette entreprise a été un mirage économique, industriel et financier, avec, en arrière-plan, toutes les connexions de ses dirigeants avec les milieux politiques. Cette affaire, qui repose sur la libéralisation du marché et la spéculation, a annoncé la crise de 2008. Elle est emblématique du storytelling financier : une politique de communication très précise à l’usage des milieux financiers et des marchés fondée sur la croyance. C’est très naïf en réalité.

Les Français ne sont-ils pas plus méfiants que les Anglo-Saxons à l’égard de ces récits ?

Pas vraiment, ils se laissent aussi séduire et entrent dans le jeu, notamment grâce à la révolution numérique. 80 % des blogs sont narratifs. Les gens s’y mettent en scène dans une sorte de romantisation de leur propre vie, d’idéalisation du moi. En 1989, la chute du mur de Berlin a marqué la fin de l’Histoire, comme l’a souligné Francis Fukuyama. Cette date correspond à une réelle désorientation politique, à la fin d’une certaine représentation du monde. Génération X, le livre de Douglas Coupland, raconte bien ce basculement vers des histoires individuelles. Vous vous « narratisez » vous-même et le seul récit qui vous soit accessible est celui dont vous êtes le héros. Mais je crois que nous arrivons à la fin de cette ère.

Pour quelles raisons ?

La crise économique de 2008 a discrédité les histoires que l’on nous a racontées. Nous réalisons que tous les usages économiques et politiques qui ont été faits du storytelling n’ont produit que des histoires écrans, des succédanés d’expérience. Ces récits ne font que capter l’attention des gens, ils ont entraîné une décrédibilisation de la parole publique. Nous assistons à une course-poursuite du pouvoir pour mobiliser les gens, il faut arrêter cela. Quand on donne aux individus la possibilité de vivre eux-mêmes une expérience forte – comme ce fut le cas en 1936, en 1968 ou lors des grèves de 1995 –, ils se mobilisent tout seuls. La crise signe le grand retour du réel. Dans son livre le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas a choisi de parler de ce réel, de ce « non-monde » d’individus anonymes, de ces vies minuscules, de ces singularités. Je crois qu’il faut redevenir minoritaire.

CHRISTIAN SALMON

Sociologue et écrivain.

PARCOURS

Il travaille au Centre de recherches sur les arts et le langage (CNRS/Ehess). Il a fondé le Parlement international des écrivains en 1993. En 2000, il a publié Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (éditions La Découverte). Le storytelling a aussi fait l’objet de plusieurs de ses chroniques dans le Monde. Poursuivant son enquête sur le « nouvel ordre narratif », Christian Salmon vient de publier Kate Moss Machine (éditions La Découverte, 2010).

Auteur

  • Sandrine Foulon, Laure Dumont