logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Frans Eusman distille l’héritage social des Heineken

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.05.2010 | Isabelle Lesniak

Image

Un chiffre d’affaires multiplié par deux en quatorze ans

Crédit photo Isabelle Lesniak

Restructurations, dialogue social, formation… Chez le numéro un français des brasseurs, la croissance s’envisage dans la durée et avec les salariés. Une vision qui doit beaucoup à la famille Heineken, son actionnaire néerlandais.

Schiltigheim n’est pas surnommé la « cité des brasseurs » pour rien ! Aujourd’hui encore, malgré les restructurations, le paysage urbain de cette commune de 30 000 habitants, proche de Strasbourg, reste forgé par les ténors de la bière. La tour de la brasserie de l’Espérance, où sont perchées les lettres vertes de Heineken, domine la zone industrielle de Schiltigheim. C’est l’un des trois sites de production français du groupe néerlandais (avec la Valentine à Marseille et Mons-en-Barœul dans le Nord). À quelques centaines de mètres de là s’élèvent encore les deux cheminées à soufflet de Fischer, racheté par Heineken en 1996 et fermé en décembre 2009. Il s’agit de la dernière victime en date de la désaffection des Français pour la bière : en trente ans, la consommation a plongé de 30 %. Sacré handicap pour Heineken France, premier brasseur de l’Hexagone, mais aussi premier distributeur de boissons consommées hors domicile, avec France Boissons. Forte de ses 17,3 % de part de marché, la filiale du brasseur néerlandais s’en sort pourtant bien. Un leadership qui s’appuie sur le développement de bières premium, au positionnement plus haut de gamme que celles de « désaltération ». À cette performance économique s’ajoute une politique sociale impulsée par la famille Heineken, principal actionnaire du groupe coté à Amsterdam. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si sa filiale française a reçu le prix Top Employeurs en 2009 et en 2010…

1-Construire dans la durée

Pour tous les salariés français du brasseur, Heineken se caractérise d’abord par son actionnariat familial. « Ceux qui voient dans Heineken un groupe multinational se trompent, c’est d’abord une famille qui respecte ses hommes », note Jean-Claude Bondurand, responsable clientèle en Haute-Savoie et délégué syndical CGC. « Nous sommes une société familiale qui se donne les moyens de s’inscrire dans la durée », renchérit Stéphane Crepel, directeur de la brasserie alsacienne de l’Espérance. « Nous avons nous aussi des exigences de performance mais elles ne se mesurent pas par l’évolution trimestrielle du chiffre d’affaires. La profitabilité n’est pas le seul critère, complète le président de la filiale française, le Néerlandais Frans Eusman. La preuve : il a fallu quarante-cinq ans et plusieurs générations managériales pour conquérir la France », entre l’arrivée de la marque et l’année 2008, où elle a détrôné Kronenbourg en valeur.

Cette « sérénité » est aussi le fruit d’une grande stabilité des hommes, en dépit des acquisitions (France Boissons, puis Fischer et la brasserie de Saint-Omer, revendue en 2008). Heineken Entreprise et France Boissons conservent chacun leur convention collective et leur autonomie, même s’ils partagent le siège de Rueil-Malmaison. Deux comités de direction, deux DRH et des stratégies propres pour deux métiers qui n’ont rien à voir. « L’entreprise a dû gérer une multiplication de P-DG, de managers et d’histoires particulières aux sociétés rachetées. C’était un véritable défi de développer un esprit de groupe tout en gardant la culture de chaque entité. La sauce a bien pris ! » résume Yasser Balawi, ex-directeur achats, parti en 2009. Frans Eusman préside Heineken France depuis septembre 2005, fort de vingt-trois années de maison. Un pur produit Heineken, comme le président et le directeur financier du groupe, embauchés à leur sortie de l’université !

La fidélité se retrouve à tous les niveaux. Chez Heineken Entreprise, certains ouvriers ont vingt-cinq ans d’ancienneté et « les commerciaux sont là depuis dix ans en moyenne », se félicite le DRH d’Heineken France, Olivier Tinthoin. Malgré les rachats, France Boissons compte aussi beaucoup de collaborateurs présents depuis quinze à vingt ans. « Sur une quarantaine de dirigeants nommés entre 2000 et 2008, 39 ont grimpé les échelons », souligne le DRH de France Boissons, Bruno Soubiès. Tels des trieurs de bouteilles devenus responsables logistiques !

2-Accompagner les restructurations

La gestion du dernier PSE d’Heineken Entreprise – 114 postes supprimés en Alsace et 57 dans le Nord – est révélatrice des pratiques internes. « Un an et demi s’est écoulé entre l’annonce du plan social et la fermeture de Fischer, en décembre 2009. Nous en avons profité pour faciliter les reclassements », se réjouit Thierry Houot, DRH pour l’Alsace. La direction parle d’un taux de 75 %, trois mois après le transfert des activités de Fischer à l’Espérance et à Mons-en-Barœul. Le cabinet Right Management a été mandaté pour répondre aux préoccupations des salariés, « ceux qui ont été directement touchés et les autres », précise Denis Huck. Ce représentant du personnel FO fait partie des premiers : employé pendant vingt ans comme laborantin, il organise aujourd’hui les visites guidées pour les touristes. Comme lui,? 30 %ontétéformésàde nouveaux métiers.

La direction a dû gérer les susceptibilités entre les salariés de l’Espérance et les « cousins » de Fischer, assez éloignés malgré la proximité géographique. Des groupes mixtes ont été créés. Des formations de quatre demi-journées ont permis aux managers de présenter les projets à des groupes de 20 salariés. « Pour nous, le PSE a été un coup de massue, mais il a été bien géré », reconnaît Denis Huck. Sans doute parce qu’Heineken France n’en était pas à son coup d’essai. En 2006, Frans Eusman avait, dès son arrivée, simplifié l’organisation de cette filiale « surdimensionnée ». Comptabilité, marketing, forces de vente ont été rassemblés à Rueil et les doublons nés des rachats supprimés. D’autres services ont rejoint le terrain, comme l’innovation et la direction technique, basées à l’Espérance.

3-Préserver le dialogue social

« Quand je suis arrivé à Schiltigheim, j’ai trouvé des relations sociales excellentes », indique Stéphane Crepel. Le PSE n’a pas entamé le dialogue social. « On pouvait continuer à pleurer sur les postes supprimés ou nous réveiller et aller de l’avant, c’est ce que nous avons fait », confirme Denis Huck. Lorsque la direction propose de constituer des équipes du samedi et du dimanche face à l’augmentation du volume (+ 1,6 million d’hectolitres en 2010), FO et la CFDT signent l’accord à l’Espérance en décembre, alors que Mons-en-Barœul le rejette.

De même, quatre syndicats sur cinq (FO, CFTC, CFDT et CGC) ont signé l’accord salarial. « À leur demande, nous avons fait un geste pour les bas salaires, augmentés de 1,2 % », note Olivier Tinthoin. Depuis dix ans, les augmentations ont été supérieures à l’inflation : entre + 2,8 et + 3 % pour les forces de vente en 2009. « Entre le treizième mois, l’intéressement, la participation et les primes individuelles, les commerciaux ont presque quinze mois de salaire ! » se réjouit Jean-Claude Bondurand. En 2009, une année exceptionnelle, 8 % de la masse salariale a été redistribuée aux salariés au titre de l’intéressement.

4-Associer les salariés

Les Heineken aiment se retrouver à l’occasion d’événements festifs. « Si cette entreprise est aussi attachante, c’est par sa convivialité. Le produit est très exposé et le personnel en est fier », souligne le secrétaire général, Patrick Villemin. On se réunit au siège pour le lancement de nouveaux produits ou le petit déjeuner du mercredi en présence de Frans Eusman. Dans les brasseries, la « journée industrielle » rassemble les salariés une fois par an ; le « camion pizza » semestriel établi à la Valentine facilite les échanges. Le P-DG organise aussi des déjeuners de direction où il convie quatre membres du codir et des salariés, alternativement au siège et sur le terrain. Un groupe de 80 « managers clés » se retrouve quatre fois par an et planche, en ateliers, sur la « dynamique du changement ».

Autre façon d’associer le personnel : les prix accordés aux opérateurs qui suggèrent une amélioration. À la Valentine, deux salariés ont gagné un dîner au restaurant en proposant des réglages qui feront gagner 2 800 euros par an à l’entreprise. Éclaté en six régions et 90 centres, France Boissons se prête moins aux manifestations collectives : ici, le lien avec le client prime !

5-Former la main-d’œuvre.

« Heineken France, passé à la Total Productive Maintenance il y a cinq ans n’en est peut-être pas au niveau de l’automobile, mais un gros effort est fait en matière de polyvalence et de polyresponsabilité des opérateurs », note Stéphane Crepel. Faute de diplôme ad hoc, l’entreprise forme ses salariés dès l’embauche et propose une certification de qualification professionnelle. Les brasseries consacrent 6 % de la masse salariale à la formation continue. « Chez France Boissons, 2 000 des 3 100 collaborateurs iront en stage cette année, souligne le DRH [qui compte cinq formateurs dans son équipe]. La formation est fondamentale : elle permet de donner une chance à tous et pas seulement à ceux qui arrivent avec le bon diplôme ». Les cadres ont droit à des séminaires de management et à un coaching individuel lors des grands changements de fonction. Ces efforts n’empêchent pas quelques ratés : lors du transfert des ouvriers Fischer à l’Espérance, on s’est rendu compte que plusieurs ne savaient ni lire ni écrire. Entrés à la brasserie il y a trente ans et formés sur le tas, ils n’avaient jamais osé demander un apprentissage…

Repères

Premier brasseur européen depuis 1980 et troisième mondial, Heineken vend 200 bières dans 170 pays. Le groupe, qui a réalisé 14,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2009 (en hausse de 2,7 %), compte près de 70 000 salariés depuis le rachat du mexicain Femsa en janvier 2010. La filiale française réalise 10 % du chiffre global, soit 1,6 milliard d’euros en 2008 : 914 millions pour la brasserie, le reste pour la distribution. Elle compte 4 500 salariés, dont plus de 3 000 chez France Boissons.

1963-1964

La marque Heineken arrive en France, distribuée dans les boîtes de nuit par Moët & Chandon.

1964

Création de France Boissons, qui rassemble plusieurs distributeurs.

1972

Participation majoritaire dans l’Espérance, troisième brasseur de France, puis 100 % du capital en 1979.

1987

France Boissons intègre Heineken France.

Un chiffre d’affaires multiplié par deux en quatorze ans
FRANS EUSMAN, PRÉSIDENT D’HEINEKEN FRANCE
Aux Pays-Bas, la grève est le dernier recours ; en France, c’est le prélude au dialogue

La crise a-t-elle pesé sur vos résultats en 2009 ?

Non, 2009 a été très positif pour le groupe Heineken et pour la France. La météo y a contribué : on vend plus de boissons rafraîchissantes quand il fait chaud, et il a fait beau ! Nos trois marques phares (Heineken, Pelforth, Desperados) ont bien progressé. Notre politique commerciale a payé : nous avons creusé l’écart avec Kronenbourg, que nous avions pour la première fois dépassé en valeur en 2008.

Mais 2009 a aussi été marqué par la fermeture de Fischer, en Alsace…

Notre activité est en déclin depuis vingt-cinq ans. Pour survivre, il faut s’adapter en permanence. Cela nous a poussés à fermer Fischer et à réorganiser nos activités entre nos différents sites. Mais, même si c’est douloureux, nos collaborateurs le comprennent : c’est une question de survie. Nous essayons toujours d’être clairs et transparents sur nos défis, nos réussites ou nos échecs. Cela nous donne de la crédibilité à l’égard de nos collaborateurs.

Depuis votre arrivée, vous avez mené deux restructurations. Qu’ont-elles apporté ?

Une simplification de nos structures, qui nous permet d’être plus dynamiques et réactifs. J’espère aussi, à titre personnel, avoir apporté un regard neuf, moins de formalisme et plus de transversalité dans la structure pyramidale que j’ai trouvée en arrivant. Je suis hollandais, je ne fais pas bien la différence entre le « tu » et le « vous », je casse certains codes. Étant étranger, mon radar est moins sensible à la réalité française ; j’essaie de compenser par un contact direct. Je me promène dans les couloirs une ou deux fois par semaine, je pousse les portes. Cela apporte une ouverture d’esprit qui correspond à ce que nous sommes, ce que nous voulons être et au public que nous souhaitons toucher.

La famille Heineken s’implique-t-elle dans la gestion du groupe ?

Elle est très impliquée, même si elle ne joue pas un rôle opérationnel. À la mort de Freddy Heineken, en 2002, la famille a souhaité perpétuer l’héritage et conserver le patrimoine plutôt que de le revendre. Lors de la réunion annuelle des 100 top managers, la fille ou l’épouse de Freddy Heineken est toujours là, un geste très apprécié par lequel la famille renouvelle son engagement. Leur présence influence fortement notre modèle : c’est une famille qui n’a pas besoin de s’enrichir. Elle nous donne du temps pour travailler à nos objectifs. La profitabilité est un critère important puisque nous sommes le troisième brasseur mondial, mais ce n’est pas le seul élément qui permette de qualifier notre performance. La culture, les valeurs comptent aussi.

Quelles distinctions faites-vous entre la France et les Pays-Bas ?

En France, le dialogue social prend une forme très différente qu’aux Pays-Bas, patrie du tripartisme constructif. La violence des rapports sociaux en France suscite toujours une certaine incompréhension au siège ! En Hollande, la dernière grève chez Heineken a eu lieu en 1994 ou 1995, alors qu’ici nous en avons encore subies récemment à l’occasion de notre PSE. Aux Pays-Bas, la grève est le dernier recours en cas de désaccord ; en France, c’est le prélude au dialogue. C’est aussi très compliqué de mener une restructuration en France. Il y a beaucoup de pièges à éviter. Nous préférerions nous concentrer sur les vraies questions – notre marché, nos challenges, nos marques – pour faire comprendre en interne pourquoi nous restructurons !

La France vous semble-t-elle toujours attractive ?

Si on produit ici, on vit avec ces contraintes. Il y a des moyens de compenser, par exemple par une offre commerciale premium qui nous permet de travailler dans une base industrielle plus chère que chez les voisins. Mais, pour une multinationale qui envisage plusieurs possibilités d’implantation, la France n’est pas le plus facile. La compétitivité est compliquée par les 35 heures, le droit social très contraignant. Quant à l’âge égal de la retraite à 60 ans… Avec les préretraites, j’ai parfois l’impression que les Français se préparent à la retraite dès 48 ou 49 ans, alors qu’à cet âge on a encore quinze ans à faire ! Cela bouleverse l’état d’esprit général, l’intérêt par rapport au travail, à la formation.

Propos recueillis par Jean-Paul Coulange et Isabelle Lesniak

FRANS EUSMAN

47 ans.

1987

Embauche dans une filiale de distribution d’Heineken en Hollande.

1998

Directeur adjoint pour l’Asie.

2000

Directeur financier d’Heineken France.

2003

Directeur des affaires financières d’Heineken International, membre du comex.

2005

Président d’Heineken France.

Auteur

  • Isabelle Lesniak