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Vie des entreprises

Jacques-Antoine Granjon invente un paternalisme moderne

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.04.2010 | Laure Dumont

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Croissance fulgurante du chiffre d’affaires et de l’effectif

Crédit photo Laure Dumont

Patron iconoclaste de Vente-privee.com, Jacques-Antoine Granjon fait des conditions de travail un axe fort. Le succès de l’entreprise lui en donne les moyens. Il cherche à accompagner la croissance sans perdre la main, ni l’esprit d’origine.

Au bout du fil, la voix enjouée de Ketty Ricard, déléguée syndicale CGT, s’est tue. « Quels sont les problèmes que vous rapportent les salariés ? » La question ressemble à une colle. « Je n’en vois pas, répond-elle. Mes collègues me sollicitent peu. Les gens sont contents de travailler ici. » Une entreprise sans problèmes ? Voilà qui est louche. Et pourtant, il faut bien reconnaître que Vente-privee.com est une belle success story. Que l’on doit à Jacques-Antoine Granjon – JAG pour les intimes –, un fils de famille fêtard, devenu fripier à la fin des années 80. Sa spécialité ? Écouler en vrac des stocks d’invendus. Son affaire marche bien.

Au début des années 2000, cet entrepreneur dans l’âme voit bien qu’Internet peut révolutionner son business. En 2001, avec sept copains, il crée Vente-privee.com. L’idée ? Adapter au Web et à grande échelle le concept de la vente privée : une opération réservée à un cercle de privilégiés, qui se déroule durant deux à trois jours maximum, pour écouler à prix cassés un stock volontairement limité. Le démarrage est laborieux. Mais, avec l’avènement de l’ADSL en 2004, l’entreprise décolle et ne connaîtra plus qu’une croissance vertigineuse : 40 salariés en 2004, 1200 en 2009, 680 millions d’euros de chiffre d’affaires. Une expansion qui passe par l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Loin des soucis de la crise, cette entreprise, qui doit relever les défis RH des jeunes pousses en pleine expansion, s’attache aussi à construire un modèle social.

1 - Accompagner la croissance

Après avoir affiché, plusieurs années d’affilée, un taux de croissance à trois chiffres, Vente-privee.com « se contente » depuis 2007 d’un rythme plus modéré (+ 33 % en 2009). Les équipes doivent suivre le mouvement. Il y a eu 476 embauches l’an dernier et 350 sont prévues en 2010. Chaque semaine, dix « nouveaux » débarquent dans l’atrium du siège social. « En ce moment, les questions de recrutement m’absorbent un jour sur cinq », raconte Élise de Saint-Didier, 29 ans, responsable d’un pôle achats. Comme ses collègues managers, elle a suivi deux formations au recrutement, même si elle a d’abord dû apprendre sur le tas.

Mais, si tout va très vite chez Vente-privee, on ne bâcle pas. L’année dernière, 16 000 candidatures ont déferlé dont un millier étaient spontanées. Pour faire face à cet afflux, les RH ont recours, pour certains postes, à des cabinets externes. Mais quand les embauches sont pilotées en interne, un candidat passe deux ou trois entretiens avec autant de personnes. Profils recherchés ? « Des “personnalités”, des gens flexibles et créatifs, capables d’aller vite et qui ont le goût d’entreprendre », résume Christine Lanoé, la DRH. Des webdesigners aux commerciaux en passant par les maquilleurs et photographes, 100 métiers, dont certains ont été inventés par Vente-privee, comme coordinateur de ventes, coexistent dans cette ruche qui crée l’équivalent d’un catalogue La Redoute tous les deux jours. Une usine ? C’est bien le risque. L’aventure démarrée il y a dix ans ne cesse de s’amplifier dans des proportions sans doute inimaginables au début. « L’enjeu est d’anticiper la croissance et de grandir très vite tout en gardant l’esprit d’origine », raconte Christine Lanoé.

En décidant récemment de remplacer les frigos multicolores pleins de boissons gratuites par des distributeurs bien moins sexy mais plus fonctionnels, la direction a eu conscience de s’attaquer à un symbole fort de l’identité de l’entreprise. Même si Coca et café sont toujours offerts. Il a fallu aussi remplacer la cuisine collective par un restaurant interentreprises moins convivial et imposer des badges à une population qui, à 31 ans de moyenne d’âge, ressemble plus à une bande de potes qu’à une armée de cadres. Alors comment garder le lien de proximité ? « En créant sans cesse des événements, répond la DRH. Cette entreprise a une culture de la fête qui nous permet de garder le contact. » Breakfast pour fêter l’ouverture du site britannique, galette en février, location d’une rame de TGV pour que les salariés du siège visitent les entrepôts lyonnais, une fête pour marquer la fin des collections d’été en juillet et une autre à Noël : toutes les occasions sont bonnes pour rassembler et partager.

2 - Maintenir le modèle d’intégration

À l’heure de l’externalisation à tout-va, l’intégration est la marque de fabrique de Vente-privee.com et le credo de son P-DG. Il s’agit de maîtriser tous les maillons de la chaîne de production et de contrôler la qualité du service rendu tant aux marques, dont les produits sont vendus en ligne, qu’aux clients finaux, les cybershoppers. Tout est traité en interne, de la mise en images d’une collection à son fond musical, des colis au service après-vente. Dans une ambiance « Sentier multimédia », à côté des studios photo, des tables à repasser et des kilomètres de portants chargés de vêtements, des musiciens composent, dans trois studios de musique professionnels, les bandes-son qui accompagnent la présentation des collections prochainement mises en vente.

Deux étapes sont ici particulièrement surveillées : la logistique et le service clients. Les 300 employés des entrepôts du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) et de Saint-Vulbas (Ain) conditionnent les 12,3 millions de colis qui partent chaque année dans toute l’Europe. Les produits achetés par les clients allemands, par exemple, sont expédiés en Allemagne depuis ces entrepôts français, même s’ils proviennent d’Allemagne à l’origine. À terme, si le développement de la filiale allemande le justifie, des entrepôts Vente-privee seront ouverts de l’autre côté du Rhin.

L’autre point stratégique, c’est le service aux « membres ». « Certains aspects du service clients, comme la réponse à des questions simples de type “où trouver telle rubrique sur le site ?”, sont externalisés, explique Laurent Tupin, directeur du service relations membres (SRM) qui comprend 105 personnes. Mais quand il y a des problèmes à régler il faut créer une relation de qualité avec le client pour qu’il ait envie de rester. » Le taux de contacts est de 1 pour 7 ou 8 ventes et justifie que l’on bichonne les mécontents. Les salariés du SRM, localisés au siège, à la Plaine-Saint-Denis, sont sélectionnés avec minutie sur leurs qualités d’expression orale et écrite et touchent un salaire d’entrée (1 800 euros) supérieur à ce qui est pratiqué dans les autres hot lines.

Rester libre de ses marges de manœuvre est donc la préoccupation majeure de Granjon, qui exclut d’entrer en Bourse. « La cotation vous oblige à toujours gagner plus, le plus vite possible. Nous faisons 7 % de profits après impôts. On pourrait faire 12 %, il faudrait juste les trouver quelque part : moins investir dans les hommes et les femmes ici, arrêter de payer le café, donner moins de primes… Oublier que c’est le capital humain qui fait la vraie valeur de l’entreprise. »

3 - Insuffler une culture RH

Quand Christine Lanoé est arrivée, début 2007, son service comprenait une personne. Aujourd’hui, ils sont 20 à mettre en musique une politique partie de zéro. « Jacques-Antoine Granjon m’a donné carte blanche pour bâtir un projet à partir des valeurs auxquelles il tenait : l’entrepreneuriat, la simplicité, la responsabilité, raconte cette quadra passée par Numericable et la Fnac. J’ai avancé en marchant, essayant de rester à l’écoute des besoins des managers tout en leur apportant des outils et des axes de travail. » Et il a sans doute fallu beaucoup de doigté à cette femme discrète pour professionnaliser les RH sans briser l’énergie et la spontanéité ambiantes. « Au début, j’étais sur la réserve. On avait peur de devenir une entreprise comme les autres, se souvient Pauline Delvaux, manager d’une équipe de 30 home designers. On avait l’habitude de s’organiser entre nous. En fait, les RH nous accompagnent et nous aident énormément. »

En trois ans, plusieurs chantiers ont été mis en œuvre pour armer l’entreprise sur le plan social : il a fallu changer de convention collective, en passant du commerce de gros, bonneterie à la vente à distance, signer des accords, normaliser les relations sociales. Ainsi, seuls les salariés des entrepôts avaient des élus. En attendant les prochaines élections, en juin, les ressources humaines ont cherché des volontaires pour que tous les salariés soient représentés dans les instances du personnel. Aujourd’hui, la CGT est l’unique syndicat, avec deux élus qui siègent aux côtés d’une douzaine de « relais CE » non affiliés.

En décembre, le premier accord d’entreprise, baptisé VP3D, a été signé. Il couvre un champ très large qui va de la création de la crèche d’entreprise à l’emploi des seniors en passant par l’aménagement du temps de travail, le congé de paternité ou l’accueil des handicapés. Il est le fruit d’un long processus pédagogique. « Nous avons rencontré toutes les équipes en amont pour leur expliquer de quoi il s’agissait, raconte la DRH, puis l’accord a été validé par référendum. »

4 - Privilégier les conditions de travail

Consultés sur les valeurs de leur entreprise, des salariés volontaires ont mis en avant le « bien-être ». Les collaborateurs de Vente-privee sont bien traités, et pas seulement sur le plan financier. Les salaires se situent dans la fourchette du marché : 35 000 euros annuels de salaire moyen, 45 000 euros pour les cadres. Pas de treizième mois, qui est en fait remplacé par des primes sur objectif qui atteignent un mois à un mois et demi de salaire par an. Enfin, depuis 2007, la participation annuelle s’élève à deux mois de salaire. Quant au budget de formation, il représentait 4,6 % de la masse salariale en 2009. Les formations au management ont certes la part belle mais, parallèlement, de nouvelles formules sont explorées afin de sortir les gens de leur quotidien. Pour répondre à la demande des créatifs qui travaillent sur les bandes-annonces, un publicitaire est venu donner une master class sur les techniques du scénario. Des opérations « Vis ma vie » sont organisées pour faire découvrir les métiers exercés dans l’entreprise, et les commerciaux chargés des ventes de vin peuvent suivre des formations à l’œnologie.

Dans les entrepôts, la direction se veut très vigilante et ne se contente pas d’imposer les incontournables formations « gestes et postures ». À Lyon, les chariots ont été refaits trois fois afin d’obtenir la meilleure ergonomie possible. Il est aussi question de repenser l’entrepôt le plus récent, semi-automatisé, pour l’humaniser. Et quand il organise un repas pour ses salariés, le P-DG, fin gourmet, convoque son chef cuisinier personnel, avec mission de faire pour une centaine de convives aussi bien que pour un petit comité. Cette patte très personnelle est la marque de fabrique de Jacques-Antoine Granjon, patron social d’un nouveau type. Grand collectionneur d’art contemporain, il a rénové avec goût les anciennes imprimeries du Monde, à la Plaine-Saint-Denis. Répartis sur d’immenses plateaux, les gens travaillent au milieu d’œuvres d’art gigantesques et de mobilier design, dans un environnement aéré, à la luminosité travaillée.

Pour préserver cette qualité de vie, un immeuble mitoyen de six étages est en construction. Il devrait dès cet été permettre aux équipes en pleine explosion de prendre leurs aises. « On s’est installé au nord de Paris parce que c’est là où tout se passe. Il faut faire en sorte que les gens aient vraiment envie de venir bosser chez nous », conclut le P-DG.

Repères

Vente-privee.com a donné ses lettres de noblesse au shopping en ligne. L’idée, fondée sur un business vieux comme les marques – le déstockage de fins de séries –, a été d’adapter à Internet et à grande échelle le concept de la vente privée : une opération réservée à un petit cercle de privilégiés qui se déroule sur une courte période avec un stock volontairement limité et vendu à des prix cassés. Il faut être parrainé par un « membre » pour accéder aux ventes du site.

Les ventes « flashs » sont annoncées quelques jours à l’avance sous forme de bandes-annonces et ne durent que deux ou trois jours. Les ristournes vont de 30 à 70 %. L’an dernier, 2 500 ventes flashs ont été organisées pour 1 200 marques partenaires, de Mauboussin à Maje en passant par Tefal, Black & Decker ou Petit Bateau. Vente-privee (VP) compte 4,6 millions de clients et affiche des records de fréquentation avec 1 milliard de pages vues par mois… En 2009, 12,3 millions de colis sont partis des trois entrepôts de la marque, faisant de VP le premier client de La Poste.

Croissance fulgurante du chiffre d’affaires et de l’effectif
JACQUES-ANTOINE GRANJON, P-DG DE VENTE-PRIVEE.COM
“Rendre le travail le plus agréable possible pour le plus grand nombre”

Après un nouveau modèle économique, êtes-vous en train d’inventer un nouveau modèle social ?

Je suis avant tout un entrepreneur. Cela fait vingt-cinq ans que je fais du déstockage : aujourd’hui, je fais le même métier mais sur Internet. Et c’est parce que nous nous sommes développés que j’ai pu mettre en œuvre ma fibre sociale. J’ai été élevé dans une famille bourgeoise du XVIe. Mon grand-père, qui était chef d’entreprise, préférait les ouvriers aux patrons. J’ai grandi dans un esprit de tolérance et d’ouverture, j’ai tendance à m’intéresser plus aux gens qui ont des difficultés qu’aux autres.

Nicolas Sarkozy a relancé le débat de la répartition des richesses en trois tiers, qu’en pensez-vous ?

Nicolas Sarkozy oublie qu’on donne déjà un tiers à l’État ! Il est normal que les entrepreneurs qui réussissent soient rétribués du risque qu’ils prennent, même si la création d’entreprise est une belle aventure. Les règles du jeu ne peuvent pas changer tout le temps, cela empêche d’avoir une vision à long terme. C’est justifié qu’il y ait une participation pour les salariés, mais on ne peut pas décréter brutalement qu’ils vont récupérer les fruits du capital. Chez Vente-privee, nous voulons des gens qui nous apportent leur énergie et leur compétence. En échange, ils ont un projet d’entreprise, un salaire, une participation, des primes sur objectif, et nous leur donnons aussi de la formation, de l’employabilité pour que, quoi qu’il arrive, ils retrouvent toujours du travail. Nous tenons aussi beaucoup à la mobilité interne. Quand on est 100, il est difficile de faire bouger les gens. À 1 300, en revanche, on peut explorer cet aspect-là.

Vous êtes débordé de candidatures alors ?

Tout semble facile aujourd’hui, mais il y a quatre ans, les gens ne voulaient pas spécialement venir ! J’ai embauché des jeunes parce qu’à 20 ans on accepte de prendre des risques. Nous cherchons des salariés qui viennent chez nous de leur plein gré. J’ai créé ma boîte à 22 ans car je ne supportais même pas d’aller en stage, je voulais rester libre. De même, mes collaborateurs sont libres de venir ou de partir s’ils ne sont pas heureux avec le projet d’entreprise. De mon côté, j’essaie de les rassurer en leur montrant que l’on est sur une autoroute de croissance. Après, les gens ont besoin de travailler pour vivre. Mon désir est de rendre le travail le plus agréable possible pour le plus grand nombre.

Pourquoi êtes-vous si attentif aux conditions de travail ?

Créer des conditions de travail agréables a un prix, mais on le fait parce qu’on a les moyens. Chaque collaborateur est assis sur une chaise de marque Aeron Herman Miller. C’est un modèle très confortable. Quand un nouveau salarié arrive chez nous, il reçoit des écrans plats, un ordinateur puissant, un super bureau et un fauteuil à 2 000 euros. Quand vous investissez dans la qualité, vous êtes gagnant sur le long terme. Vous ne changez pas les fauteuils tous les deux ans, vos collaborateurs apprécient et respectent leur lieu de travail. C’est une forme de paternalisme moderne, respectant l’individu, sa liberté, ses aspirations, dans une atmosphère exigeante et bienveillante. Tous les salariés sont responsables du développement de VP, et le fait que la marque se développe accroît aussi leur employabilité.

Qu’appelez-vous management par la conscience ?

C’est tout simplement avoir conscience de l’autre, de la dureté de la vie des gens et voir ce que vous pouvez faire pour rendre leur quotidien moins difficile. J’ai un collaborateur qui trie des stocks pour moi depuis 1990. Il nourrit sa famille, envoie de l’argent au pays. Je l’accompagnerai jusqu’à sa retraite. Cette responsabilité en tant que chef d’entreprise est essentielle.

Comment conserver la proximité quand on passe de 40 à 1 500 personnes ?

Inévitablement, on en perd, d’autant que nous allons continuer à embaucher. Il faut maintenir des liens pour que les gens soient heureux de partager la même aventure. Dans l’entreprise, on fait travailler des gens ensemble quels que soient leur couleur, leur origine, leurs choix politiques. C’est là que la diversité s’exerce. La question est aussi de savoir comment éviter la routine. C’est un vrai défi : faire que les boulots de demain soient sexy car les jeunes n’aspirent qu’à ça.

Propos recueillis par Sandrine Foulon et Laure Dumont

JACQUES-ANTOINE GRANJON

47 ans.

1981

Entre à l’EBS (European Business School).

1985

Crée une entreprise de déstockage qui vend des fins de séries dans les magasins de dégriffés et sur les marchés.

2001

Fonde Vente-privee.com avec sept associés.

2008

Reçoit le BFM Award de l’Entrepreneur de l’année.

Auteur

  • Laure Dumont