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Vie des entreprises

L'ordre des licenciements, un bien fragile garde-fou

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.04.2000 | Frédéric Rey

Bien difficile de désigner les salariés qui vont faire partie d'une charrette. La loi impose aux employeurs de déterminer des critères objectifs, où doivent figurer l'ancienneté ou les charges de famille. Mais les entreprises s'arrangent toujours pour se débarrasser des moins performants. Gare, cependant, à la vigilance de la Cour de cassation !

À l'issue de six ans de procédure, Jean-Yves Chapron savoure sa victoire. En 1993, ce mécanicien toujours disponible, qui n'hésitait pas à donner un coup de main à l'infirmerie ou à la sécurité, est licencié par le groupe Glaenzer Spicer. Après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, la pilule est dure à avaler. Jusqu'à ce que son avocat trouve la faille dans le plan social de cet équipementier industriel. Glaenzer Spicer a commis l'erreur fatale d'avoir dressé au préalable une liste de 158 personnes jugées de « moindre qualité professionnelle ». Ensuite seulement, l'entreprise a épargné les salariés de plus de 50 ans et ceux qui étaient chargés de famille. C'est cette première sélection que la Cour de cassation a rejeté en octobre dernier. L'ordre des licenciements n'a pas été respecté, selon elle, puisque le critère de valeur professionnelle a primé sur les autres.

À la décharge de Glaenzer Spicer, le Code du travail est flou sur la façon de désigner les victimes d'un plan de licenciements. « Il formule une règle sans aller jusque dans les détails de son application et donne paradoxalement la possibilité de s'en arranger », résume Pierre-Antoine Pontoizeau, directeur pour l'Ile-de-France de la société d'outplacement Éconova. La référence c'est l'article L. 321-1-1 du Code du travail, qui tente d'encadrer ce choix. Après consultation des représentants du personnel, l'entreprise doit définir des critères pour donner un ordre de « priorité » dans les licenciements. Seule obligation, il faut tenir compte de l'ordre prévu par la convention collective (voir encadré page 60) ou, en l'absence de dispositions spécifiques, s'en tenir aux critères énoncés dans le Code du travail : compétence professionnelle, charge de famille et ancienneté dans l'entreprise. Interdiction formelle de licencier en premier lieu les salariés à temps partiel, les bénéficiaires d'un congé parental ou les personnes d'origine étrangère. Pas question non plus de se séparer des plus âgés, des handicapés ou des têtes de Turc.

Des listes tenues secrètes

Reste qu'en pratique ces bonnes intentions ne sont pas souvent suivies d'effet. Un grand nombre de directeurs des ressources humaines commencent par identifier les salariés considérés comme les moins compétents et se chargent de définir ensuite les critères permettant de les éliminer : « Je demande aux chefs de service de me dresser une liste de noms. Ce document reste secret jusqu'à l'avant-dernière réunion du comité d'entreprise. La définition des critères n'est alors qu'un simple habillage. Les dés sont déjà jetés », explique, sous couvert d'anonymat, le DRH d'un grand groupe industriel. Difficile de ne pas songer aussi aux listings établis par le groupe Alstom Energy System et divulgués par le quotidien l'Humanité l'été dernier. Dans les 548 fiches individuelles auxquelles le quotidien a eu accès figuraient diverses appréciations répondant à la question explicite : « Poste à conserver ? » Les syndicats en ont conclu qu'une restructuration se préparait chez ABB Alstom Power, branche énergie du groupe ; ce que la direction a démenti. En février dernier, pourtant, un plan social était effectivement annoncé.

Tirant profit des lacunes de la loi, l'entreprise peut hiérarchiser les critères de licenciement ou leur affecter une pondération, sauf si la convention collective dicte les règles à respecter. Rien de plus simple qu'un bon tableur pour que les employeurs retombent sur leurs pieds. « Il suffit d'inscrire en abscisse les noms des personnes à licencier, en ordonnée les critères, et, avec la variable pondération des coefficients, on fait tourner les tableaux jusqu'à obtenir au moins 80 % du résultat souhaité », explique une avocate spécialisée dans la défense des employeurs. C'est carré, objectif, et ça passe comme une lettre à la poste.

Mais c'est oublier un peu vite la vigilance des magistrats de la Cour de cassation. Force est de constater que l'application du L. 321-1-1 est devenue un exercice de haute voltige requérant l'art du dosage. Et que les entreprises ont intérêt à tenir compte de la jurisprudence, abondante en la matière. Un des principes intangibles réitérés par la Cour de cassation est l'obligation pour l'employeur de tenir compte de l'ensemble des critères. Il s'applique même dans le cas d'un licenciement unique pour motif économique. Une pharmacienne d'une petite commune du Finistère l'a appris à ses dépens. Après une baisse de son chiffre d'affaires, la responsable de cette officine de Landivisiau décide de se séparer de l'un de ses deux préparateurs, Joseph Meudec, employé depuis trente-quatre ans dans cette pharmacie. En condamnant la pharmacienne à des dommages et intérêts, les juges du Quai de l'Horloge lui ont surtout reproché d'avoir fourni des renseignements partiels sur les deux salariés. L'employeur est en effet tenu de communiquer les informations relatives aux salariés licenciés non seulement à ceux-ci, mais également à ceux qui conservent leur poste. Or les critères d'ancienneté ou de charge de famille jouaient davantage en faveur de Joseph Meudec que de sa jeune collègue.

« Ma patronne a essayé de jouer la carte de l'inaptitude professionnelle, invoquant que je ne savais pas utiliser un ordinateur », explique l'ancien salarié, aujourd'hui au chômage. Pour les magistrats, la moindre valeur professionnelle de Joseph Meudec n'a pas été établie. C'est pourtant le critère de la compétence professionnelle que privilégient le plus souvent les employeurs. « C'est le cas neuf fois sur dix », affirme un syndicaliste, qui juge « illusoire » le débat sur l'ordre des licenciements. Reste que l'entreprise doit se fonder sur des éléments irréfutables. Et, en cas de contestation, c'est bien à elle d'apporter la preuve de son objectivité.

La Cour de cassation ne se contente pas de simples affirmations. En 1991, quatre salariés d'une société de nettoyage ont intenté une action en justice contre leur employeur. Dans ce secteur d'activité fonctionnant essentiellement en sous-traitance, leur histoire est, a priori, banale. Chargés de faire le ménage sur le site de l'usine Chausson à Montataire, ils apprennent un jour que leur entreprise a perdu le marché au profit de la société SGPN. Mais Chausson ayant exigé une réduction du montant des prestations, le repreneur, contraint de garder le personnel, décide de licencier cinq personnes. Auprès du comité d'entreprise, la SGPN ne fait valoir que le critère de productivité. Double faute pour la Cour de cassation. D'une part, l'entreprise ne se préoccupe pas des autres critères ; d'autre part, les éléments apportés pour justifier d'une moindre productivité ne sont pas très convaincants. Les salariés visés par le licenciement sont accusés de « beaucoup bavarder », ce qui, selon la SGPN, diminue leur productivité par rapport aux autres.

La valeur professionnelle en tête

Comment démontrer qu'un salarié est objectivement moins performant qu'un autre ? Les outils comme les entretiens individuels ou les grilles d'évaluation sont-ils suffisants ? « Pour certains métiers, on peut se référer à des éléments chiffrés, tels que le respect d'un budget ou de résultats », explique Philippe Achalme, directeur des ressources humaines d'Avenance, société spécialisée dans la restauration collective en milieu scolaire.« Mais, pour une partie du personnel, en particulier dans des activités de services, la notion de compétences professionnelles est plus aléatoire. Nous revenons à la question initiale de l'équité sans être forcément plus armé pour y répondre. » D'autant que l'obligation d'avoir à choisir en fonction de critères fait parfois intervenir d'autres paramètres moins avouables. « Il y a de part et d'autre beaucoup de lâcheté, confie un DRH. Personne n'est très à l'aise avec ce sujet, car nous sommes dans un processus de recherche de victimes, voire de boucs émissaires. Des solidarités de groupe se mettent en œuvre. On s'arrangera pour écarter de la liste des membres du comité d'entreprise ou des salariés bénéficiant de sympathies syndicales. L'ordre des licenciements est toujours contestable. »

Et difficilement contesté. En septembre 1999, la direction de la chaîne britannique Marks & Spencer annonce un projet de licenciements économiques de 94 salariés, dont l'essentiel concerne l'établissement de Rouen qui ferme ses portes. L'ordre des licenciements doit concerner aussi 18 postes du siège. Pour le déterminer, l'entreprise met l'accent sur la valeur professionnelle, mesurée sur une échelle de 30 points, tandis que la charge de famille entre pour 4 points et l'ancienneté pour 1 point seulement dans l'appréciation. Les syndicats FO et CGT contestent l'application restrictive de l'ordre des licenciements, établie par poste et par service. Sur les six postes d'assistants commerciaux du textile, trois sont supprimés. Or il existe au sein de l'entreprise des postes d'assistants identiques dans les départements alimentation et marketing, qui n'ont pas été concernés. « C'est d'autant plus contestable que l'entreprise a toujours favorisé la polyvalence entre les services », estime Djamila Zeinadi, déléguée CGT. Pourtant, les syndicats ont décidé de ne pas saisir la justice, n'étant pas certains d'obtenir gain de cause. Certainement aussi en raison de l'embarras qu'aurait provoqué un changement de victimes.

Un débat très idéologique

En tenant à ce que les employeurs procèdent à une sélection, le législateur a involontairement introduit une dimension individuelle dans une procédure de licenciement économique qui devrait théoriquement être dénuée de tout élément lié à la personne. En mettant sur le même plan des critères de compétence professionnelle, de charge de famille, de handicap ou de difficulté de réinsertion, il a encore compliqué la tâche. « C'est un débat techniquement difficile et idéologiquement malsain, estime l'avocat Stéphane Kadri. Négocier les critères, cela revient au bout du compte à devoir opérer un tri parmi les salariés. » Voilà sans doute pourquoi délégués syndicaux et représentants du personnel préfèrent se battre pour obtenir l'annulation du licenciement économique ou pour que le plan social contienne des mesures d'accompagnement.

« Les partenaires sociaux devraient pourtant s'emparer de l'ordre des licenciements, souligne Henri-José Legrand, avocat spécialisé en droit du travail. L'utilité de l'article L. 321-1-1 est finalement de servir de garde-fou en amenant les parties à trouver un compromis entre l'intérêt de l'entreprise et celui des salariés afin de respecter un certain équilibre social. » Mais il ne s'agit plus du même exercice. « Je me souviens d'un cas où, avec le dirigeant d'une PME, nous avons pendant deux heures retourné les critères dans tous les sens afin d'exclure de la liste une jeune femme », relate un avocat chargé de défendre les employeurs. La situation de cette mère de famille célibataire, embauchée depuis six mois, constituait un cas social à prendre en compte dans l'ordre des licenciements. Après beaucoup d'efforts, l'entreprise a finalement réussi à ne pas s'en séparer.

Pas d'épée de Damoclès au-dessus de la tête des salariés

Alors que le droit allemand se contente de cette simple règle : « derniers entrés, premiers sortis », les Français ont voulu rationaliser la sélection des départs. Et faire de l'ordre des licenciements une construction juridique en théorie infaillible.

Première règle : la collectivité est en droit de connaître à l'avance les critères présidant à l'ordre des licenciements. En général, les partenaires sociaux ont négocié dans les conventions collectives un certain nombre de critères, alliant la protection des salariés les plus faibles (handicapés, mères célibataires, salariés âgés…) à la valorisation, légitime pour une entreprise, des salariés les plus performants.

On y retrouve le plus souvent les critères posés par le législateur. Globalement, les qualités professionnelles arrivent en tête et sont davantage prises en compte que les autres critères. Exemple, la convention des sociétés d'assurance privilégie largement la valeur professionnelle : elle attribue 20 points au salarié jugé exceptionnel, 15 points à celui qui a la mention très bien, 10 points pour la mention bien… tandis qu'un salarié récupère 2,5 points par enfant à charge.

Toutefois, la renégociation des conventions collectives est l'occasion de constater un changement des mentalités. La nouvelle mouture de la convention collective des banques établit trois critères, sans en privilégier un seul. La charge de famille, précédemment citée en dernière position, occupe maintenant la tête de liste, suivie de la valeur professionnelle et de l'ancienneté. L'AFB a par ailleurs cessé d'affecter à ces différents critères des points de bonification.

Seconde règle : seuls les critères d'ordre des licenciements et les catégories professionnelles visées sont définis pendant la phase de discussion et de préparation du plan social. Pas question que ce dernier contienne une liste des personnes à licencier. L'ordre est mis en œuvre lorsque les licenciements sont devenus définitifs. C'est alors seulement qu'il faudra mettre des noms en face des postes supprimés.

Françoise Champeaux

Auteur

  • Frédéric Rey