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Débat

Les 35 heures peuvent-elles contribuer à mieux gérer l'emploi public ?

Débat | publié le : 01.04.2000 |

Dans son dernier rapport, la Cour des comptes épingle l'opacité et les dysfonctionnements de la gestion des personnels de l'État. Les négociations qui vont s'engager dans chaque administration sur les 35 heures, après le rejet du projet d'accord-cadre proposé par le gouvernement, permettront-elles de moderniser cette gestion, d'améliorer le service rendu aux usagers et de redéployer les effectifs en surnombre ? La réponse de trois experts.

« Il faut lier aménagement du temps, réorganisation du travail et réflexion sur les structures. »

NICOLAS TENZER

Chef du service de l'évaluation et de la modernisation au Commissariat général du Plan.

L'aménagement du temps de travail dans la fonction publique constitue une opportunité pour faire évoluer les méthodes et l'organisation du travail dans l'administration.

L'un des préalables résidait dans la connaissance du temps de travail effectif dans les fonctions publiques, ce qu'a permis le rapport de la mission présidée par Jacques Roché.

Sur cette base, comme le recommande le rapport du Plan « Fonctions publiques : enjeux et stratégie pour le renouvellement » (mars 2000), il convient de lier étroitement l'aménagement du temps de travail à la réorganisation du travail et à une réflexion sur les structures de l'administration. En premier lieu, les usagers des services publics attendent que les administrations soient disponibles sur une plage horaire plus large. Les horaires fixes, rigides, non modulables et non modifiables appartiendront de plus en plus au passé. Il faut ensuite prendre en compte le fait que la charge de travail n'est pas identique tout au long de l'année. Quasiment tous les services connaissent des périodes de pointe et des périodes de creux. Parfois même, la saisonnalité des tâches est identifiable et prévisible. De surcroît, les contraintes d'aménagement du temps de travail conduiront à mieux organiser le travail. La chasse au temps inutile et aux temps morts conduit à un gain de temps non seulement pour l'administration, mais aussi pour l'agent lui-même, qui pourra bénéficier, en partie, de ce temps libéré. La réflexion qu'appelle la réorganisation du travail pourra aussi aboutir, grâce à une prise de conscience des qualités et des déficiences de l'organisation actuelle, à redéfinir les missions de chaque service et, en son sein, les tâches de chaque agent. Elle conduira parfois à des réallocations de moyens et donc à des gains de temps collectifs et individuels.

L'existence de principes directeurs nationaux clairs et réalistes est la condition pour que les inégalités injustifiées, en infraction avec le droit de la fonction publique, soient corrigées et ne se reproduisent plus. Un tel cadrage ne pourra sans doute plus prendre comme base la référence hebdomadaire. En revanche, une adaptation transparente aux spécificités de chaque service et aux contraintes propres à chaque catégorie d'agent est indispensable. La conciliation entre les nécessités d'ouverture du service, la modulation du temps de travail dans un cadre annuel en fonction du rythme d'activité du service et les aspirations de chaque agent ne peut se réaliser qu'au niveau de chaque service déconcentré et de chaque établissement. Il reste qu'aucune organisation du travail ne doit être considérée comme intangible. De même qu'il est nécessaire que les objectifs et les missions de chaque administration soient périodiquement et publiquement redéfinis et les résultats des actions publiques évalués, l'évolution du temps de travail doit pouvoir être réexaminée régulièrement en fonction de l'évolution des missions du service.

L'aménagement du temps de travail, qui sera l'occasion d'un renouveau du dialogue social au niveau déconcentré, sera aussi le corollaire d'une mobilité accrue, d'une mutualisation des moyens, d'un enrichissement des tâches et des fonctions et d'une responsabilité plus grande des agents. Parce qu'ils pourront mieux construire et planifier leur temps de travail, les agents seront aussi gagnants.

« La nature même de la bureaucratie française interdit d'imaginer une telle métamorphose. »

HERVÉ SERIEYX

Président du Groupe Quaternaire.

Ancien membre de la Commission nationale de modernisation des services publics.

Comme tous les handicaps dominés, les 35 heures auront conduit les entreprises à réaliser de véritables gains de compétitivité, au prix de remises en cause profondes de leur organisation.

Par effet mimétique, on pourrait imaginer que l'adoption des 35 heures par la fonction publique soit l'occasion d'une modernisation des administrations et d'un accroissement de leur efficacité. Il s'agit, bien sûr, d'une illusion.

D'abord, parce que les fonctionnaires se mettent souvent en grève quand la loi leur déplaît. Leur capacité de blocage est telle que l'État finit toujours par passer sous leurs fourches caudines. Ensuite, parce que l'administration, ne courant pas de risques mortels, n'accepte que les réformes indolores, qui ne dérangent ni les corps, ni les statuts, ni les acquis, ni le sacro-saint dialogue paritaire.

Enfin, on ne peut repenser, pour le diminuer, le temps de contribution de chaque personne que si l'organisation peut être remodelée de fond en comble : responsabilisation de chacun, fluidité entre les services, mobilité entre les fonctions, réduction de la ligne hiérarchique. La nature même d'une bureaucratie fondée sur des principes inverses – organisation en tuyaux d'orgue d'administrations qui s'ignorent et de services qui ne se parlent pas, irresponsabilité d'agents notés sur leur conformité et non sur leurs initiatives, haute fonction publique formée pour gérer des pyramides et non pour animer des réseaux – interdit d'imaginer une telle métamorphose.

Dans un système habitué à demander toujours plus de moyens plutôt que d'en reconsidérer l'aménagement ou d'en réajuster les fins, on peut parier que les 35 heures seront une merveilleuse occasion de revendication pour l'accroissement du nombre des fonctionnaires. Comme celui-ci ne peut plus croître, compte tenu de la charge déjà supportée par la nation, mais aussi parce que le paiement à terme des retraites des fonctionnaires devient un problème de plus en plus insoluble, les 35 heures dans l'administration risquent de devenir un de ces thèmes récurrents du débat national dont nous raffolons, tant ils entretiennent notre goût de la polémique entre public et privé.

« La condition de réussite est que les gains de productivité puissent être redéployés. »

JEAN-LUDOVIC SILICANI

Conseiller d'État, ancien commissaire à la réforme de l'État.

Le passage aux 35 heures dans la fonction publique ne peut s'avérer bénéfique que si les employeurs (État, collectivités locales, hôpitaux) et les représentants des personnels ne perdent pas de vue les trois objectifs de cette politique : donner plus de temps libre, redresser la situation de l'emploi et améliorer l'efficacité du système productif. L'accroissement du temps libre n'implique pas que la durée du travail soit uniformément abaissée de 10 %. Il faut, au contraire, examiner les choses, fonction par fonction, corps par corps, et ne procéder à une réduction que pour les agents dont la durée du travail est supérieure à 35 heures, afin de réduire les inégalités actuelles, dont beaucoup n'ont aucune justification. Le redressement de la situation de l'emploi signifie que, à production constante, les gains de productivité ne se traduisent plus par des suppressions d'emplois, mais par une baisse de la durée annuelle du travail. Sans amélioration de la productivité du secteur public, cette baisse implique soit une réduction des rémunérations (inacceptable socialement), soit un alourdissement des coûts qui conduirait à une augmentation des prélèvements obligatoires, déjà exceptionnellement élevés dans notre pays. Il faut donc, pour abaisser la durée du travail dans la fonction publique, programmer et réaliser des gains de productivité, ce qui est possible grâce au développement des nouvelles technologies de l'information et à la mise en place d'une nouvelle organisation du travail, moins hiérarchique et plus responsabilisante.

Troisième objectif, l'amélioration des services rendus aux usagers. Il serait absurde que la baisse de la durée du travail des fonctionnaires se traduise par une réduction des horaires d'ouverture des services publics. Par ailleurs, quand il apparaît nécessaire d'augmenter la « production » de services publics, par exemple à la justice ou aux urgences dans les hôpitaux, des créations d'emplois doivent être décidées. Halte aux tabous ! On peut supprimer et créer des emplois dans la fonction publique ! La prise en compte de ces trois objectifs ne peut être réalisée « au sommet », de façon centralisée et uniforme : seul le cadrage doit être fait à ce niveau. De même, la réussite d'une telle démarche nécessite que les gains de productivité réalisés dans un secteur puissent être redéployés vers un autre où existent des besoins.

Au total, les 35 heures ne sont applicables à la fonction publique que si celle-ci accepte la logique sous-jacente à cette réforme : chacun doit y gagner, personnels et « consommateurs », grâce aux gains d'efficacité du service public.