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Vie des entreprises

Harcèlements pas très moraux

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.01.2010 | Jean-Emmanuel Ray

Ce n’est pas la Justice qui rend la justice, mais des magistrats vivant dans la cité. L’actualité brûlante n’est donc pas sans effet sur le juge, y compris du droit qu’est la Cour de cassation. La chambre sociale a rendu le 10 novembre 2009 deux arrêts étendant encore plus la responsabilité de l’employeur dans notre pays champion du monde des anxiolytiques.

Est-ce vraiment le rôle de la Cour de cassation que de monter en première ligne pour tenter de redonner un peu de sens à notre monde économique insensé car confondant la fin et les moyens ? « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là », semble dire la chambre sociale au mépris de sa propre charge de travail : sur le seul thème du harcèlement moral, elle rend aujourd’hui plus de 100 arrêts par an. Et cela ne fait que commencer. Car entre les risques psychosociaux, la violence au travail ou les harcèlements assimilés à de la discrimination par des textes communautaires, on voit bien que les tensions d’avant la crise sont en train de s’exacerber : d’où, s’agissant du stress, le name and shame annoncé par Xavier Darcos à compter du 1er février. Mais,dansnotresociété d’adulescents narcissiques et dans le cadre du lien de subordination, où passe exactement la frontière entre exercice du pouvoir de direction et harcèlement moral ?

DES ENJEUX PAS SEULEMENT JURIDIQUES

Le point de rupture date de début 2002, avec un double looping en moins de deux mois : del’obligationde moyens visant la santé physique à l’obligation de sécurité de résultat englobant désormais la santé mentale.

Or acheter un harnais de sécurité ou interdire de fumer n’est pas exactement la même chose que veiller à ce que chaque manager, lui-même mis sous haute tension avec ses 87courriels comminatoires par jour, ne « mette la pression » sur ses subordonnés qui finissent par « en avoir plein le dos ». Ou encore que le « client roi » ne traite le caissiercommeunserf : car, comme le précise à raison l’accord européen du 26 avril 2007 sur « la violence au travail » voulant dépasser le tête-à-tête employeur/salarié, il y a harcèlement « quand un ou plusieurs travailleurs sont, de manière répétée et délibérée, injuriés, menacés ou humiliés dans le cadre ou à l’occasion du travail ».

Le harcèlement moral constituant par ailleurs un délit (L. 1155-2 : emprisonnement d’un an et amende de 3750 euros) au-delà du directeur ou du manager personne physique déclarée pénalement responsable, c’est l’entreprise personne morale qui peut également être condamnée si elle a mis en place un système presque naturellement « harcelogène ». Sans parler de la singulière mission du directeur évoquée dans l’arrêt du 21 juin 2006 (« Il vous appartiendra de faire le ménage », voir Flash): reportings permanents, petites figurines apparaissant en rouge lorsque les cadences – pardon, les objectifs – ne sont pas tenues. Payer cinq fois 3 750 euros, soit 18 750 euros, n’est guère dissuasif ? C’est oublier l’éventuelle médiatisation du procès pénal et la seconde partie de l’article L. 1155-2 : « La juridiction peut également ordonner l’affichage du jugement aux frais de la personne condamnée et son insertion, intégrale ou par extraits, dans les journaux qu’elle désigne. » Dans notre société de la réputation, voilà un contentieux médiatiquement attractif susceptible de couler en cinq minutes dix années d’habile responsabilité sociétale des entreprises.

Est-ce enfin la peine de rappeler que le salarié estimant faire l’objet d’un harcèlement moral peut prendre acte de la rupture, avec les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits sont avérés ? En attendant que la chambre sociale déclare bientôt que c’est plutôt du côté du licenciement nul qu’il faut aller chercher ? Nul doute que l’éventuel retour du salarié judiciairement vainqueur, dix mois après son autoéviction, se fera dans les meilleures conditions…

Seul bémol à la croisade jurisprudentielle : « Si, par application de l’article L. 1152-4, l’employeur doit prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral, il n’entre pas dans les pouvoirs du juge d’ordonner la modification ou la rupture du contrat de travail du salarié auquel sont imputés de tels agissements, à la demande d’autres salariés, tiers à ce contrat. » L’arrêt du 1er juillet 2009 ayant rappelé que la mutation immédiate demandée au juge parles deux collaboratrices impliquant une modification du contrat de la directrice encause, et donc son licenciement en cas de refus, « c’est à bon droit que la cour d’appel a débouté les salariées de cette demande et renvoyé l’employeur à ses obligations tirées de l’article L. 1152-4 ».

HARCELEUR GRAVEMENT FAUTIF/HARCELÉ PAUVRE VICTIME ?

Nul n’ignore que pour la chambre sociale l’auteur d’un harcèlement, sexuel ou moral, peut être immédiatement licencié pour faute grave. Et la jeune collaboratrice peu habituée à la subordination voyant du harcèlement moral partout ? Ou voyant tout simplement dans ce délit un puissant levier pour faire monter sa notation ou son bonus, mais licenciée à la suite de ses dénonciations notoirement infondées ?

L’arrêt du 10 mars 2009 n’a pas du tout fermé la porte à ces dénonciations trop rapides aux effets déshonorants. Un salarié reproche un harcèlement moral à son supérieur hiérarchique et en avertit l’Inspection du travail : il est licencié pour faute. Pour la cour d’appel, ses doléances étaient infondées : il avait donc usé abusivement de sa liberté d’expression et son licenciement était donc fondé. Cassation : « Le salarié qui relate des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis. Le grief tiré de la relation des agissements de harcèlement moral par le salarié, dont la mauvaise foi n’est pas alléguée, emporte à lui seul la nullité de plein droit du licenciement. » 1° Curieuse application des articles prévoyant la nullité de l’acte en cas de harcèlement moral avéré : ce n’était pas le cas selon les juges du fond. 2° La mauvaise foi évoquée devant être prouvée par l’employeur, l’hypothèse est d’école : un courriel officiel annonçant cette extorsion de fonds new-look ? 3° Qu’est devenu le cadre soi-disant harceleur, qui ne l’est finalement pas mais qui pointe au chômage ? Sera-t-il lui aussi réintégré ? Aucune chance : au mieux simple cause réelle et sérieuse.

Même motif et même sanction le 17 juin 2009 : « En formulant une accusation aussi grave à l’encontre de ses supérieurs hiérarchiques, MmeX a provoqué elle-même la dégradation des conditions de travail dont elle se plaint, et en renouvelant ses accusations injustifiées, elle a ainsi rendu impossible la poursuite du contrat de travail », avaient énoncé les juges du fond. Cassation : « En statuant ainsi, sans caractériser la mauvaise foi de la salariée, la cour d’appel a violé les articles L. 1152-2 et L. 1152-3. »

Heureusement, et à l’instar du Conseil d’État créant le 26 novembre 2006 le harcèlement auxtortspartagésplutôt qu’aux torts exclusifs, l’arrêt du 24 novembre 2009 fait moins dans le noir et blanc : « Les faits que la salariée invoquait comme faisant présumer un harcèlement moral ne permettaient pas de retenir l’existence de celui-ci, dès lors qu’ils résultaient de son seul comportement, désagréable et agressif envers de nombreux collègues, et qu’ils étaient à l’origine du climat de tension dans l’entreprise » (cause réelle et sérieuse de licenciement).

Devant les larges divergences d’interprétation des cours d’appel, la Cour de cassation avait décidé, le 24 septembre 2008, de contrôler si, tels que souverainement constatés par les juges du fond, les faits caractérisaient ou non un harcèlement moral : les résultats de cette reprise en main ne se sont pas fait attendre.

NAISSANCE DU HARCELÈMENT INSTITUTIONNEL

Deux arrêts, prévisibles vu la définition panoramique du Code (voir S. Bourgeot et M. Blatman, l’État de santé du salarié, éd.Liaisons, 2e édition, 2009), ont été rendus le 10 novembre 2009.

1° « Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique, dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » S’agissant d’un collaborateur harcelé puis licencié pour inaptitude, l’arrêt AVL du 10 novembre 2009 consacre la volonté de la chambre sociale d’aller chercher en amont les véritables raisons du harcèlement moral, ici des méthodes de gestion caricaturales : « Pression continuelle, reproches incessants, ordres et contrordres dans l’intention de diviser l’équipe, absence de dialogue caractérisée par une communication par l’intermédiaire d’un tableau Excel. » Ce ne sont donc plus les errements d’un manager pervers qui sont ici visés : ce sont « les méthodes de gestion mises en œuvre » par un cadre très, trop discipliné et qui pourrait le payer cher (voir Flash). S’il faut, certes, que ces méthodes indignes, ces « agissements répétés » visent « un salarié déterminé », rien n’interdit à ses camarades d’assigner eux aussi, dans une forme inédite de class action individuelle. Car, a priori, ils sont soumis à ces mêmes « méthodes de gestion ».

2° Second arrêt du 10 novembre 2009. S’estimant harcelée, une sous-directrice d’agence du CCF avait été en arrêt maladie pendant trois ans, puis avait demandé la résolution judiciaire de son contrat. La cour d’appel d’Aix-en-Provence l’avait déboutée : « Les agissements dont se plaint Mme M. ne peuvent être considérés comme un harcèlement moral : ils s’inscrivent dans l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur tant qu’il n’est pas démontré par la salariée qu’ils relèvent d’une démarche gratuite, inutile et réfléchie destinée à l’atteindre et permettant de présumer l’existence d’un harcèlement. » Cassation assurée au vu du texte légal (« ayant pour objet ou pour effet ») : « Indépendamment de l’intention de son auteur, le harcèlement moral est constitué dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail. »

FLASH
La triple peine du harceleur

Le cadre harceleur peut être licencié pour faute grave et faire l’objet de poursuites pénales. Mais peut-il également être déclaré civilement responsable, c’est-à-dire devoir payer personnellement des dommages et intérêts à son ex-collègue ou subordonné ?

Par l’arrêt du 21 juin 2006, la Cour de cassation a accepté que les anciennes harcelées puissent obtenir de leur ex-directeur réparation du préjudice qu’il leur a fait subir : « La responsabilité de l’employeur, tenu de prendre en vertu de l’article L. 4121-1 les mesures nécessaires à la prévention des risques professionnels liés au harcèlement moral, n’exclut pas la responsabilité du travailleur auquel il incombe de prendre soin de la sécurité et de la santé des personnes concernées du fait de ses actes ou de ses omissions au travail. Il résulte de ces dispositions spécifiques aux relations de travail au sein de l’entreprise qu’engage sa responsabilité personnelle à l’égard de ses subordonnés le salarié qui leur fait subir intentionnellement des agissements répétés de harcèlement moral », même si ces fautes ne sont pas détachables de sa mission. De quoi émouvoir quelques managers.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray