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Enquête

La crise, et moi et moi et moi…

Enquête | publié le : 01.01.2010 | Stéphane Béchaux, Anne-Cécile Geoffroy

Les patrons ont beau décréter la mobilisation générale, rien n’y fait. Dans cette période de déconfiture économique, les salariés se préoccupent d’abord d’eux-mêmes. Ils tentent de sauver leur peau, et de préserver leur bien-être. Dans l’entreprise ou en dehors.

Et si je m’achetais un bateau » Bon soldat chez Manitou, Jean-Pierre a eu un gros coup de mou au printemps dernier. Déboussolé par la guerre des chefs, alors que les usines tournaient au ralenti, ce cadre s’est plongé avec passion dans… les catalogues de voile. Ras-le-bol des chariots élévateurs, des chargeuses et autres nacelles ! Une façon de préserver sa santé mentale, à défaut de pouvoir s’impliquer dans son travail. Mais pas question pour autant de quitter le navire, avec les préretraités et les porteurs de projet. « Ceux qui ont profité du plan de départs volontaires pour suivre une formation ou monter leur entreprise s’en mordent les doigts. Beaucoup galèrent aujourd’hui », observe-t-il.

En ces temps de disette, l’aversion au risque atteint des sommets. Pas étonnant. Depuis dix-huit mois, les Français sont gavés aux mauvaises nouvelles : chômage en hausse, plans sociaux, suicides au travail, fermetures de sites… Chez Schneider Electric, par exemple, l’absence de casse sociale n’empêche pas l’inquiétude de prospérer. « En interne, la crise n’a pas changé grand-chose. Mais les salariés savent bien que tout peut aller très vite, l’environnement économique est tellement compliqué ! » note Pierre Edelman, le leader de FO. Dans la filière automobile ou dans la construction, c’est pire. Chute de l’intérim et persistance du chômage partiel nourrissent les craintes de perdre son job. Et précipitent les départs de ceux qui le peuvent. Telles… les équipes RH des centres de R & D de Renault ! Salariés comme les autres, eux aussi tentent de sauver leur pomme. Et tant pis s’ils laissent derrière eux des salariés désemparés !

Garder son boulot. Pourtant, hormis dans les sites menacés de fermeture, les mobilisations ne font pas recette. La tentation du « moi je » prend le pas sur les combats collectifs. Leitmotiv du travailleur lambda : garder son boulot. Les salariés sont désormais 41 % à juger prioritaire de « conserver leur emploi » (+ 6 points en deux ans), selon la dernière enquête Sociovision. « Les gens cherchent à bétonner leur position pour faire face à l’incertitude. Ils veulent aussi tirer le meilleur parti des choses car ils craignent que demain ne soit encore plus dur », analyse Benoît Roederer, directeur à Sociovision. D’après les sociologues, la « valeur travail » ne se porterait jamais aussi bien qu’en temps de crise.

Cet attachement au travail ne fait pas pour autant l’affaire des états-majors. La déconfiture n’a fait que renforcer l’immense méfiance des troupes. « La crise a achevé la crédibilité des discours managériaux. Les salariés les écoutent mais ne les croient plus une seconde », prévient Antoine Solom, directeur du pôle management et RH d’Ipsos. Les patrons autoritaires, aux discours guerriers, ont donc tout faux. Monter au front Bof ! En tout cas pas avant d’avoir étudié les solutions alternatives : fuir, s’enterrer ou courir à l’infirmerie. Et les officiers ne sont pas en reste. « La question de l’engagement vaut pour la base, mais aussi pour le management de proximité. On ne lui demande plus de donner du sens, de la lisibilité, mais de faire du reporting à longueur de journée », constate Martine Le Boulaire, directrice d’études à Entreprise & Personnel.

Cette défiance ne profite guère aux sections syndicales. Certes, on les écoute et les sollicite davantage. Mais à des fins consuméristes plus que solidaires. Histoire de vérifier le montant de son chèque ou de trouver un poste vacant pour se recaser. Aux abonnés absents, les équipes RH s’inquiètent aussi de l’effritement du sens du collectif et de la montée de la grogne. Certaines préfèrent, ainsi, reporter leur enquête de climat interne à des jours meilleurs. « En plein PSE, l’enquête peut être perçue comme une provocation. Mieux vaut alors éviter de se tirer une balle dans le pied », approuve Éric Chauvet, directeur adjoint du département stratégies d’opinion de TNS Sofres. De rares autres choisissent, au contraire, de sortir le thermomètre. Comme la Société générale qui, en novembre, a ausculté les troupes avant de dévoiler son nouveau plan stratégique.

Principe de précaution et effet d’aubaine. Le dangerdel’individualisme guette aussi les entreprises épargnées par la crise. En tout cas celles qui ont profité de la marée noire pour dégazer. Aucun DRH n’avouera en public s’être servi de la conjoncture pour faire passer ses projets de réorganisation. Mais avec ses pairs… « À mon grand étonnement, ils s’en cachent à peine. Beaucoup sont dans le principe de précaution, certains clairement dans l’effet d’aubaine. Sauf que les salariés ne sont pas dupes. Pour l’instant, ils jouent la sécurité. Mais demain, ils prendront leur revanche », prévient Gilles Verrier, ex-DRH de Décathlon aujourd’hui consultant. Passés maîtres dans l’art de décrypter les techniques de marketing pour consommer intelligent, les Français savent aussi décoder les discours managériaux.

SOPHIE POCHIC, sociologue, chercheuse au CNRS
“Les cadres découvrent, l’injustice et l’arbitraire”

Qu’est-ce que la crise a changé dans le comportement des cadres ?

Leur rapport subjectif au travail est souvent ébranlé. Mais ils ne se désengagent pas pour autant. Les cadres peuvent tenir des propos très critiques tout en travaillant autant, voire plus ! Pour comprendre leur attitude, il faut tenir compte à la fois de leurs rapports à l’entreprise, aux pairs et au métier. Avec la crise, la défiance à l’égard de la stratégie de l’entreprise s’est souvent renforcée. C’est particulièrement le cas quand la rémunération et les perspectives de carrière sont touchées. Jusqu’à présent, les cadres acceptaient l’individualisation de la relation de travail car ils y gagnaient. Avec le retournement de la conjoncture, le système s’est grippé. Les promotions et les augmentations de salaire ne sont plus automatiques. Les cadres découvrent alors l’injustice et l’arbitraire : être compétent ou atteindre ses objectifs ne suffit plus. Ils ont le sentiment de s’être fait berner car la rétribution n’est pas à la hauteur des efforts consentis.

Le rapport aux pairs et au métier est-il aussi écorné ?

C’est très variable selon les contextes. Le collectif de travail comme le métier peuvent être de véritables refuges. Pour peu que le n + 1 joue un rôle de rempart vis-à-vis de la hiérarchie pour protéger ses équipes. Certains cadres ont même tendance à surinvestir leur job parce qu’ils veulent montrer la nécessité de conserver leur service ou leur projet et aider l’entreprise à traverser une mauvaise passe. Mais dès lors qu’une équipe est très touchée par des réorganisations, l’ambiance se dégrade. La réduction des effectifs et les dysfonctionnements sapent le socle du métier, certains cadres ayant le sentiment de mal faire leur travail.

Dans ce contexte, se tournent-ils vers les syndicats ?

Ils viennent parfois chercher auprès des organisations syndicales des informations clés qu’ils ne trouvent plus auprès de leur hiérarchie. Ils estiment que les représentants du personnel ont des informations fiables. Contrairement aux directions, ils ne sont pas dans la com. C’est un phénomène nouveau. On sent une relative prise de conscience de l’utilité sociale des syndicats. Certains n’hésitent plus à prendre les tracts et à les lire ostensiblement. Jusqu’à présent, ils avaient plutôt tendance à les refuser, surtout devant leur chef, histoire de montrer leur loyauté. Les sections syndicales profitent souvent de ces nouvelles attentes pour créer des outils collectifs d’information comme des newsletters ou des blogs.

Vont-ils jusqu’au militantisme ?

Ils restent plutôt dans l’engagement discret. Ils choisissent de se défouler sur Internet de façon anonyme plutôt que de prendre la parole en public. Passer du statut de sympathisant à celui d’adhérent demeure compliqué. Dès lors que vous décidez de dire non à votre hiérarchie, vous avez deux solutions : partir ou prendre un mandat d’élu qui vous protège.

SOPHIE POCHIC

La sociologue, chercheuse au CNRS, est membre de l’observatoire des cadres de la CFDT. Elle a travaillé pendant un an avec les sections syndicales de 12 entreprises (Schneider, Auchan, Cetelem…) pour comprendre l’impact de la crise sur le comportement des cadres.

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Anne-Cécile Geoffroy