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Vie des entreprises

Le juge et les conventions collectives

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.11.2009 | Jean-Emmanuel Ray

“La décision du chef d’entreprise doit être précédée par la consultation du comité d’entreprise, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que la décision en cause est une décision unilatérale ou prend la forme de la négociation d’un accord.” L’arrêt EDF du 5 mai 1998 avait fait jaser ; celui du 1er juillet 2009 constitue un véritable tsunami judiciaire.

Pour la chambre sociale, dès 1998 il n’y a pas lieu « de distinguer selon que la décision en cause est une décision unilatérale ou prend la forme de la négociation d’un accord d’entreprise ». Semblant analyser un accord collectif à l’aune d’une simple mesure patronale déguisée, elle ne prête donc pas une attention excessive à une différence fondamentale : l’opposition entre acte unilatéral de l’employeur et accord de volontés, avec l’échange qui en résulte nécessairement. Mais surtout à la vocation normative d’un accord collectif constituant l’une des principales spécificités – et la source qui monte – du droit du travail.

Depuis cet arrêt de 1998, au nom des principes (grands et textuels : discrimination ; moins grands et toujours plus créatifs : égalité de traitement), la chambre sociale s’institue juge de la légitimité sociale, n’hésitant pas à remettre en cause ici, annuler là des articles de convention de branche ou d’accords d’entreprise, alors que les juges du fond, souvent mieux informés des réalités sociales, n’avaient rien trouvé à redire.

Annulation ici d’un astucieux système conventionnel voulant résoudre la question de la carrière des représentants du personnel qui, comme chacun sait, doivent en droit être traités comme les autres salariés mais ne peuvent pas l’être en fait : « La mise en place d’un système d’avancement propre aux salariés exerçant des activités syndicales à plein temps constitue une mesure discriminatoire si elle fait de l’appartenance syndicale un critère d’application du système de déroulement de carrière, différent de celui des autres salariés. » (CS, 29 janvier 2008.)

LE JUGE, CENSEUR DES PARTENAIRES SOCIAUX

Le 1er juillet 2009, la chambre sociale a ainsi remis en cause un accord d’entreprise attribuant des jours de congé supplémentaires aux cadres : « Pour l’attribution d’un avantage, la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle-même justifier une différence de traitement entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence. » (CS, 1er juillet 2009.)

Le juge a-t-il bien mesuré les effets d’une formulation si générale sur l’analyse de milliers de clauses conventionnelles donnant X euros à telle catégorie mais des jours de congé à telle autre ? A fortiori quand on connaît les pratiques ciblées de « rémunération globale » avec, parfois, une cinquantaine d’éléments, du bonus à la voiture de fonction en passant par l’actionnariat ou la protection sociale complémentaire. Sans parler de l’effet déstabilisateur pour les syndicats catégoriels, à commencer par la CFE-CGC : aux élections prud’homales de décembre 2008, CGT et CFDT ont attiré 40 % des votants dans la section encadrement, contre 28 % pour la CFE-CGC, en pleine crise d’identité en cette fin 2009.

Si le principe de l’alignement est la règle, quid de la liberté syndicale et de son corollaire, le droit à la négociation collective, deux des quatre droits fondamentaux déterminés par l’OIT en 1998, bientôt consacrés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Les deux contractants (l’employeur appelant au secours les syndicats signataires) vont-ils devoir, comme deux enfants pris la main dans le pot de confiture, venir s’expliquer devant Papa-le-Juge ?

QUAND LES BORNES SONT FRANCHIES…

Alors, bien sûr et comme d’habitude, on nous indique que cet arrêt est parfaitement dans la ligne de celui du 20 février 2008, où la Cour de cassation est sortie du principe « à travail égal, salaire égal » (lui-même sorti du chapeau de la discrimination homme/femme) pour généraliser la règle à tous les « avantages » : pauvre cabinet d’avocat s’étant cru social en accordant des titres-restaurants (donc un avantage en nature) uniquement aux non-cadres : « La seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle-même justifier, pour l’attribution d’un avantage, une différence de traitement entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage : cette différence doit reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence. »

Justement : le juge peut-il traiter de la même façon les 150 000 euros de bonus discrétionnaire du trader (voir le Flash) et le résultat d’une négociation collective à forts rebondissements, avec trois, voire six syndicats représentatifs aux intérêts pas toujours convergents, a fortiori depuis la loi du 20 août 2008 les incitant à coller aux préoccupations de leurs électeurs ?

Bien sûr l’arrêt du 1er juillet 2009, rendu pour simple manque de base légale, n’interdit évidemment pas toute prise en compte de la catégorie professionnelle : c’est une « raison objective », mais dont le juge doit contrôler la pertinence eu égard à l’avantage en cause. En l’espèce, les juges du fond avaient estimé que les cinq jours de congé supplémentaires donnés aux cadres étaient justifiés par les « contraintes spécifiques tenant notamment à l’importance des responsabilités qui leur étaient confiées ». Or, dès l’après-guerre et les classifications Parodi-Croizat, les catégories professionnelles sont devenues la base des conventions collectives, avec des avantages distincts : indemnisation des absences pour maladie ou indemnité de licenciement différenciées bien mal-en-point avec cet arrêt, sans parler évidemment des régimes de retraite des cadres et des non-cadres. Plus récemment, la loi sur les 35 heures de janvier 2000 a sorti les cadres du droit commun en les divisant en trois catégories selon… « des responsabilités qui sont les leurs ».

UN ARRÊT AUX ARRÊTS

Inclusion d’un chef de service comme cadre dirigeant, exclusion des femmes d’un avantage : il est normal que le juge annule des stipulations conventionnelles manifestement illégales. « Toujours plus haut, toujours plus fort » : le syndrome « Fort Boyard » que l’auteur de ces lignes avait prédit lors de la création d’une formation spécialisée en matière d’égalité au sein de la chambre sociale se développe comme prévu : une dynamique interne légitimant son existence en voyant des horreurs partout et qui n’est pas sans rappeler la Halde. Avec les glissements successifs devenant toboggan : de la discrimination à l’inégalité de traitement, du « salaire égal » à l’ensemble des « avantages » individuels et collectifs, de la discrimination hommes/femmes à l’ensemble des distinctions du droit du travail. Cette analyse devrait évoluer, pour quatre raisons.

1° Les délégués syndicaux signataires ne sont pas des marionnettes entre les doigts capricieux d’un chef d’entreprise voulant diviser pour régner : ils peuvent même trouver des solutions aussi pragmatiques qu’équilibrées.

2° Le juge ne peut ignorer la nouvelle donne depuis le 20 août 2008 : obtenir le paraphe de syndicats représentant plus de 30 % du personnel n’est pas signer un accord sur un coin de table avec un délégué syndical minoritaire, voire stipendié. On peut d’ailleurs penser que ce seuil, comme celui du droit d’opposition à 50 %, a été retenu pour limiter le recours au juge.

3° Car, s’agissant d’accords souvent donnant-donnant, les effets collatéraux de l’arrêt du 1er juillet ressemblent fort à une implosion : c’est tout l’équilibre politique et/ou économique de la convention qui peut se trouver mis en cause, l’avantage figurant à l’article 6-9 ayant pour contrepartie l’alinéa 3 de l’article 170.

4° En étalant devant le juge des différences de traitement désormais « inappropriées », la très officielle convention collective donne des verges pour se faire battre. Il est tentant de passer par des méthodes plus discrètes, en commençant par le contrat individuel de travail, certes lui aussi soumis au principe d’égalité mais nettement moins voyant que l’étalage conventionnel. Rendez-vous à la prochaine négociation annuelle obligatoire.

La chambre sociale a donc, le 1er juillet, ouvert une boîte à claques qui pourrait bientôt la submerger ; on imagine facilement que des salariés vont réexaminer leurs fiches de paie au travers du nouveau prisme jurisprudentiel. Or, si un employé gagne cinq ans de rattrapage sur la base d’un avantage concernant initialement les agents de maîtrise, le phénomène risque d’être plus contagieux que H1N1. Et comme la comparaison se fera avec des avantages de niveau supérieur (la catégorie au-dessus, souvent moins nombreuse), mais que l’employeur ne voudra sans doute pas se voir imposer un alignement général par le haut, agents de maîtrise et encadrement ont quelque souci à se faire.

QUE FAIRE ?

Présumer de l’intelligence des partenaires sociaux et de la légitimité des accords qu’ils signent : sauf discrimination, la source négociée de l’avantage en cause en suppose la pertinence. Car l’idée venant à l’esprit (les partenaires sociaux justifiant systématiquement chaque différence de traitement dans l’accord collectif lui-même) prête à sourire, ou plutôt « soupleurer » : dans de très nombreux cas, c’est le seul rapport de force ou la tactique qui sont en cause : on voit mal la convention indiquer qu’à l’occasion du départ du délégué CGT de la table des négociations les délégations CFTC et CFE-CGC ont pu poussé les pions des agents de maîtrise, grands oubliés du précédent accord. N’en déplaise à la chambre sociale, la vie sociale n’est pas le monde des Bisounours : dans une négociation, il y a bien sûr l’officiel, l’objectif et le transparent. Mais aussi la stratégie, les non-dits ou les soldes de tout compte de négociations précédentes, dont on peut douter de la pertinence pour les initiateurs de cette opération « justice totale ».

Application pour notre arrêt du 1er juillet 2009 : puisqu’elle résulte d’un accord collectif, « cette différence repose a priori sur des raisons objectives et pertinentes », le juge ne pouvant intervenir que dans les cas proches du ridicule : bref, les hypothèses de réelle discrimination pourchassées par la CJCE, y compris dans les textes conventionnels. « Le désir du privilège et le goût de l’égalité [sont les] passions dominantes et contradictoires des Français de toute époque. » (Charles de Gaulle.)

FLASH
Bonus : chambre sociale contre G20

Composée de fonctionnaires soumis à l’égalité aussi parfaite qu’hypocrite du « majestueux statut de la fonction publique » (tous égaux à l’euro près, sauf les primes pouvant représenter un tiers, voire la moitié de la rémunération annuelle), la chambre sociale de la Cour de cassation veut rendre plus transparente la fixation de l’ensemble des rémunérations, la différenciation objective mais désormais pertinente restant évidemment licite : « Les augmentations individuelles ne peuvent être accordées de manière purement discrétionnaire : elles doivent correspondre à des critères objectifs et vérifiables. » (CS, 20 octobre 2001.) Argumentation reprise le 30 avril 2009 à propos des ahurissants bonus d’un trader jaloux de la progression de ceux de son voisin (plus de 160 000 euros en 2001), considérés par sa banque comme de discrétionnaires gratifications : « Il appartient à l’employeur d’établir que la différence de rémunération constatée entre des salariés effectuant un même travail ou un travail de valeur égale est justifiée par des éléments objectifs et pertinents que le juge contrôle. L’employeur ne peut opposer son pouvoir discrétionnaire pour se soustraire à son obligation de justifier de façon objective et pertinente une différence de rémunération. » Chambre sociale contre G20 : 40-0 !

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray