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Politique sociale

Avec la crise, revoilà le harcèlement

Politique sociale | publié le : 01.11.2009 | Sandrine Foulon

Devenu managérial et collectif plutôt que moral et individuel, le harcèlement sévit plus encore dans la crise. Accusée numéro un : l’organisation du travail.

Le téléphone de Violette Gomez, déléguée syndicale CGT de BNP Paribas pour les agences parisiennes, n’a pas le temps de refroidir. « Nous recevons sans arrêt des appels de collègues qui n’en peuvent plus. Certains prononcent le mot de harcèlement moral, d’autres non. Mais tous se plaignent de conditions de travail devenues insupportables, d’un mode de gestion inacceptable où il faut sans cesse rendre des comptes. Ils se sentent brutalement remis en cause. »

Signe des temps, Violette Gomez préfère utiliser le terme de harcèlement professionnel – d’autres parlent de harcèlement stratégique, managérial, voire institutionnel – plutôt que celui de moral pour qualifier un système dont la finalité est de « pousser une personne à faire des résultats ou à partir ». Depuis un an, la banque a pourtant mis en place un observatoire du stress et produit bien le document unique où sont répertoriés les risques psychosociaux. « Mais, entre le discours et la réalité, le fossé est profond, poursuit-elle. Dans certains secteurs de back-office, nous en sommes à la troisième expertise mandatée par le CHSCT. Tous ces rapports font état de méthodes de travail “harcelogènes”, génératrices de problèmes de santé. Mais rien ne bouge. Les objectifs restent de mise. » Une fois par semaine, voire quotidiennement, les salariés voient apparaître sur leur ordinateur des smileys verts s’ils sont dans les clous et rouges s’ils sont à la traîne. Les commerciaux en agence ont, eux, droit à un système de grenouilles vertes ou rouges. Après le suicide d’un collaborateur en 2008, les élus ont néanmoins perçu un changement d’attitude chez certains managers. « Lorsqu’un médecin du travail alerte une hiérarchie locale sur un cas de salarié à bout de forces parce qu’il n’arrive pas à tenir ses objectifs, la pression est relâchée momentanément. Mais cela ne signifie pas que l’organisation du travail soit revue. »

Toutes les strates concernées. Pas de doute. Pour Harcèlement moral Stop, la récession a un effet catalyseur sur le harcèlement. L’association en veut pour preuve les 2 000 signalements recueillis entre le 1er mai 2009 et le 1er septembre 2009 sur la foi d’un questionnaire détaillé rempli par la victime présumée d’un harcèlement afin de démêler les véritables cas de ceux qui relèvent d’un conflit du travail banal entre salarié et employeur. « Désormais, un tiers de ces signalements sont émis par des hommes alors qu’ils étaient à peine 20 % à nous contacter en 1999. Mais la crise aidant, ils sont plus nombreux à se manifester. Toutes les strates hiérarchiques et tous les secteurs sont touchés », constate Loïc Scoarnec, ancien délégué syndical CFDT dans la banque, qui a fondé l’association après avoir été lui-même victime de harcèlement.

Ainsi, la catégorie cadres a bondi de 7 points pour atteindre 19 %, contre 58 % d’employés et 23 % d’agents de maîtrise. Et si cette enquête dénote une forte poussée du privé (78 % des cas), le rapport entre l’ancienneté des salariés et le harcèlement est révélateur, selon Loïc Scoarnec : « 34 % des victimes de harcèlement ont moins de deux ans d’ancienneté, 23 % de deux à cinq ans… et seulement 10 % plus de vingt ans. Quant à la durée du harcèlement, elle est également significative : 79 % des salariés qui nous contactent se déclarent harcelés depuis moins de deux ans. Plus des deux tiers dénoncent un durcissement de leur situation depuis huit à douze mois. Il y aura toujours des pervers, des paranoïaques et des narcissiques. Mais avec la crise le harcèlement stratégique prend de l’ampleur. Pousser un salarié à la démission, voire à conclure une rupture conventionnelle, ou multiplier les mises à pied conservatoires sont un excellent moyen de retarder et même de contourner un PSE. » Spécialiste du harcèlement, l’avocate parisienne Karine Martin, qui travaille avec l’association, confie avoir passé un été infernal. « Avec les dernières vagues de licenciements, j’ai vu arriver des dossiers touchant plus particulièrement des seniors, des hauts salaires, mais aussi des femmes seules et des personnes plus fragiles. Dans certaines grandes entreprises, le phénomène devient institutionnel. »

Pour les experts médicaux ou judiciaires, la notion de harcèlement moral a bien évolué depuis la parution du livre de Marie-France Hirigoyen il y a bientôt dix ans. La vague de suicides chez France Télécom ou Renault n’y est pas étrangère. Et, entre la publication du rapport Nasse-Légeron en mars 2008 et la demande récente du ministre du Travail Xavier Darcos de négocier des accords sur le stress pour les entreprises de plus de 1 000 salariés, le gouvernement a également pris la mesure de l’effet dévastateur de certaines conditions de travail. « Une bataille idéologique a été gagnée dans l’opinion, constate l’avocate Rachel Saada. On ne parle plus de harcèlement pervers et de fragilité d’un individu mais bien d’organisation du travail. » Pour Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation (voir encadré page 32), « les dossiers que nous voyons monter en cassation sont le résultat d’une intensification du travail massive issue des années 90. Et ce n’est que le début ».

Le professeur Alain Chamoux, qui dirige un centre de consultation de pathologie professionnelle (CCPP) à Clermont-Ferrand, ne dit pas autre chose : « Harcèlement pervers et harcèlement managérial ont toujours cohabité. » Toute la difficulté étant de hiérarchiser et de classer les causes du harcèlement. Un groupe de travail qui réunit des médecins des différentes unités de souffrance au travail en France mais aussi des experts du Cnam, de la Cram ou de l’INRS vient d’achever ce travail de définition. Ils ont recensé les facteurs qui relèvent de la structure de l’entreprise (horaires, contact avec le public, tâches à forte charge émotionnelle…), du relationnel et de la violence (perversité d’un chef ou d’un collègue), de l’éthique (conflits de valeurs) et de l’organisation fonctionnelle (restructurations, surcharge de travail, manque d’autonomie…). « Il existe des causes premières et des facteurs de risques secondaires. Tous constituent un ensemble d’intolérance au travail que médecins et inspecteurs du travail doivent examiner. Il n’y a jamais un facteur unique », poursuit Alain Chamoux.

Les entreprises se montrent à présent très sensibles à l’obligation de sécurité de résultat

Sans compter que, pour certains experts, dont la psychologue clinicienne Ariane Bilheran, auteur de Harcèlement (éd. Armand Colin, 2009), les causes sont à rechercher chez les employeurs, mais aussi chez les salariés. « La crise et les discours sur la crise viennent renforcer un sentiment général d’insécurité et alimenter des fantasmes. La peur est un formidable adjuvant du harcèlement. Le harceleur se protège : s’il harcèle, il court moins de risques d’être une victime. Il arrive que ce soit une question de survie à l’intérieur de l’entreprise. Ce qui crée le harcèlement, ce n’est pas tant la personne qui l’exerce mais la latitude (l’impunité) qu’elle a pour le faire. Je crois moins à des directions qui vont sciemment mettre en place des fonctionnements pervers qu’à un système fondé sur une angoisse partagée qui s’autoentretient. » D’ailleurs, à en croire Marie-Christine Soula, médecin du travail qui intervenait à l’unité de souffrance au travail de Garches avant de conseiller les entreprise au sein de l’Institut français d’action sur le stress, ces dernières sont bien conscientes du danger que représentent les risques psychosociaux. « C’est nouveau. Les entreprises se posent la question du document unique. Doivent-elles y inscrire la question du harcèlement pour éviter le contentieux ? D’autant que la jurisprudence a ouvert un boulevard royal pour attaquer les directions en faute inexcusable. »

Les entreprises se montrent à présent très sensibles à l’obligation de sécurité de résultat, issue des arrêts amiante du 28 février 2002, qui les oblige à mettre en place des actions de prévention afin de préserver la santé physique et mentale de leurs salariés. Des avocats prosalariés se sont engouffrés dans la brèche, à l’instar de Rachel Saada : « Plutôt que de plaider des dossiers de harcèlement moral pur, je préfère aller sur le terrain de la violation de l’obligation de sécurité de résultat. » Une façon également de dépasser le harcèlement moral individuel pour aborder la question collective du harcèlement managérial.

Recadrage juridique

C’est passé presque inaperçu. Depuis un an, pourtant, la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu plus d’une centaine d’arrêts, véritable mode d’emploi pour que les juges du fond puissent qualifier le harcèlement moral. « Il était nécessaire que la Cour reprenne le contrôle sur des dossiers aussi sensibles. D’autant que la loi de janvier 2002 sur le harcèlement est relativement nouvelle », rappelle Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale.

Terminées, les interprétations contradictoires d’un conseil de prud’hommes ou d’une cour d’appel à l’autre. Désormais, le régime de la preuve est clarifié. Le juge est tenu d’examiner l’ensemble des faits présentés par le salarié, d’en vérifier la matérialité, d’en déduire s’il y a présomption de harcèlement moral et de vérifier si l’employeur peut objectivement justifier le contraire. Plus question non plus de démontrer l’intention malveillante d’un harceleur, de lier nécessairement l’état de santé d’un salarié à l’existence d’un harcèlement ou de licencier un salarié qui relate, sauf mauvaise foi, des faits de harcèlement. La Cour réaffirme également qu’un juge ne peut pas forcer un employeur à licencier un harceleur.

Mais si la chambre a posé ses jalons, la coexistence de deux définitions ne simplifie pas le débat.

En marge de la loi de modernisation sociale de 2002, la directive communautaire sur la discrimination traduite dans la loi du 27 mai 2008 implique qu’une personne ne peut faire l’objet de harcèlement en raison de ses âge, sexe, orientation sexuelle, conviction religieuse, appartenance syndicale… Ainsi, le 24 juin 2009, au titre de l’égalité de traitement, la Cour de cassation a considéré que supprimer partiellement une augmentation de salaire et ne pas verser une prime à une salariée étaient constitutifs d’un harcèlement moral. De quoi interroger la notion d’agissements répétés requis par la loi de 2002.

Alors que le droit sur le harcèlement se construit, les jugements qui font état du harcèlement managérial ou stratégique commencent tout juste à émerger. La cour d’appel de Paris a reconnu en janvier 2008 que des pratiques de management pouvaient constituer un harcèlement « collectif et individuel ». Le 31 août 2009, le conseil de prud’hommes de Paris a donné raison à un cadre de France Télécom, au motif, notamment, que l’opérateur pratique une « politique de rajeunissement des cadres » et met en œuvre « le principe de noria ». Autrement dit, utiliser un stock de salariés en rotation permanente. « Les juges ont retenu les aspects de management », note l’avocat Philippe Ravisy, qui a défendu le cadre. « Dans les cinq dossiers que je traite contre France Télécom, les arguments de la défense sont d’ailleurs un véritable copier-coller : le cadre va mal, il a des problèmes personnels… Le gros écueil pour prouver le harcèlement stratégique, c’est que chaque plaignant se présente devant sa juridiction. Si nous pouvions avoir accès aux class actions, les juges verraient qu’il ne s’agit pas de cas isolés mais d’une politique délibérée d’un groupe. »

Auteur

  • Sandrine Foulon