logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

“L’entreprise a chargé les managers de devenir des hommes parfaits”

Actu | Entretien | publié le : 01.10.2009 | Laure Dumont

La philosophe déplore la confusion entre les sphères professionnelle et privée dans l’entreprise, qui s’est érigée en véritable institution.

En quoi la crise que nous vivons met-elle en cause cette idéologie du management que vous critiquez dans votre livre ?

La crise a fait ressurgir les limites du réel. Elle révèle que la volonté seule ne suffit pas pour s’en sortir. Elle pose aussi la question du sens. Il est nécessaire d’indiquer la direction, ne serait-ce que pour mobiliser les gens. Mais l’impasse a été de mélanger le sens – la direction – avec le sens de la vie. La réussite au travail s’est confondue avec la réussite dans la vie, et cela a entraîné un brouillage des repères et des valeurs. L’entreprise a cherché à se présenter comme une sorte d’institution totale (remplaçant l’église, l’école, etc.) capable de donner du sens à la vie. Parallèlement, elle a chargé les managers de devenir des hommes parfaits et exemplaires. Mais lorsque la pression est si forte, ça ne peut marcher à long terme. Le burnout, le stress sont liés à cette surcharge, à cette exigence d’être toujours au top.

L’entreprise doit-elle s’intéresser à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ?

Prendre en compte l’intérêt des salariés est louable, mais à trop vouloir en faire, on dérape. La barrière entre privé et public est vitale. Sans elle, on n’a plus d’espace à l’intérieur duquel se retirer du monde, faire tomber les masques. Certaines activités privées ont ainsi été récupérées par les entreprises, le plus significatif pour moi étant les salles de sport sur le lieu de travail. Comme si on pouvait à la fois donner le maximum de soi et se ressourcer à l’intérieur du même lieu. Le temps de travail diminue mais on ne débranche plus jamais, sauf à prendre des vacances. Mais, là aussi, on est censé retrouver des forces… pour se donner à nouveau à fond à son retour ! Même cet espace est récupéré. D’autant plus que les compétences exigées dans le cadre professionnel sont devenues les mêmes que celles que l’on attend dans le privé. On « gère » ses émotions ou sa communication avec ses amis, ses enfants. La volonté d’optimisation règne à tous les niveaux.

Pourquoi reprochez-vous au management actuel d’être pétri de contradictions ?

On demande tout et son contraire aux salariés, et c’est un piège. Ils doivent par exemple faire preuve de flexibilité et d’engagement. Mais comment s’investir pleinement dans un projet alors que l’on sait qu’il risque d’être interrompu brutalement ? Une autre contradiction concerne la double injonction d’autonomie et de conformité aux objectifs. L’entreprise doit cesser de faire comme si les salariés étaient réellement autonomes. Être autonome, c’est décider de ses propres objectifs. Or ce ne sont pas les salariés qui les fixent ; il faut arrêter de se raconter des histoires. En même temps, cette rhétorique de l’autonomie s’avère utile : elle permet, si les objectifs ne sont pas atteints, de faire porter sur les salariés l’entière responsabilité d’un échec, sans chercher à savoir s’ils étaient réalistes…

Des entreprises vont jusqu’à proposer des coachs, voire des psys, à leurs salariés…

Cette intrusion relève d’une immense ambiguïté. Ce n’est pas à nos patrons ni à nos collègues de se questionner sur notre état de santé psychologique, ne serait-ce que parce qu’il y a toujours derrière cette préoccupation l’idée selon laquelle si on va mieux, on travaillera mieux. On est là dans l’utilité. Quand il s’agit de santé, il est indispensable de sortir du cadre de la rentabilité. Chacun devrait pouvoir se prendre en charge et savoir quand s’arrêter.

Vous êtes très sévère avec le coaching…

Si quelqu’un arrive en disant : « Je ne sais pas gérer mes émotions », le coach va apporter une réponse à cette question, indépendamment du malaise individuel qu’elle peut cacher. Le coach néglige la complexité de l’humain, il propose des recettes préfabriquées et se contente de répondre au comment alors qu’il faudrait aller chercher le pourquoi. Ce n’est pas parce que les problèmes se ressemblent qu’une même solution vaut pour tous.

Mais quelle alternative y a-t-il à cette idéologie que vous critiquez ?

La philosophie stoïcienne offre une voie intéressante : il y a des choses qui dépendent de nous et sur lesquelles nous pouvons agir. Mais il y en aura aussi toujours qui ne dépendent pas de nous et sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir. La sagesse est de composer avec les deux. Aujourd’hui, on a tendance à croire qu’il n’y a pas d’alternative entre le volontarisme – « je veux, donc je peux » –, qui est un leurre, et l’immobilisme. C’est faux. Ce qui compte, c’est d’être en mouvement, même s’il existe une contrainte à l’intérieur de ce mouvement, des obstacles. L’important est de savoir les reconnaître pour les contourner.

MICHELA MARZANO

Philosophe, chargée de recherche au Centre de recherche sens, éthique et société (Cerses) du CNRS.

Ses travaux sur le corps et le désir puis sur la bioéthique l’ont amenée aux sujets du bien-être, du développement personnel et du coaching.

Dans Extension du domaine de la manipulation : de l’entreprise à la vie privée, paru en 2008 chez Grasset, elle questionne un management devenu « idéologie » et ses intrusions dans la sphère privée.

Auteur

  • Laure Dumont