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Vie des entreprises

Kodak Chalon, une fin presque parfaite

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.09.2009 | Emmanuelle Souffi

Il y a quatre ans, le leader américain de la photo argentique fermait son site chalonnais. Retour sur une démarche de reclassement innovante qui n’a, cependant, pas empêché un contentieux.

Il ne reste plus grand-chose de Kodak. Le fameux bâtiment, « la grande largeur », haute comme quatre Arc de triomphe, non loin du centre-ville de Chalon-sur-Saône, a été rasé en 2008. C’était l’emblème du premier employeur régional. On y déroulait des kilomètres de pellicules, dans le noir, depuis 1961.

Avec ses 2 000 emplois, Kodak était le poumon bourguignon. L’annonce de l’arrêt de la fabrication, en mars 2005, a fait la une de la presse locale. Quatre ans plus tard, les 80 hectares respirent l’activité. Grâce à un contrat de site financé par différents acteurs dont les collectivités locales et Kodak (à hauteur de 11,6 millions d’euros sur un total de 164 millions) pour reconvertir le territoire en difficulté, le site abrite désormais un campus industriel verdoyant où la pétrochimie côtoie la plasturgie, la tôlerie, des ateliers de conditionnement… Au total, 766 emplois regroupés dans 61 entreprises.

Kodak, c’est l’histoire d’une fermeture pas banale. Où l’anticipation a évité un énième désastre social. Noël 2003. Les appareils photo numériques débarquent au pied des sapins. La petite boîte jaune et arc-en-ciel n’en a plus pour longtemps. À Chalon, on veut encore y croire : 60 millions sont investis dans de nouveaux équipements. Mais, en 2004, la direction américaine décide de supprimer 20 000 postes sur trois ans. En Bourgogne, c’est la douche froide. « Cela a été l’opération la plus dure de ma carrière, se souvient le dernier patron de Kodak Industrie, Jean-Pierre Martel, entré en 1966 chez le géant américain. Je pensais avoir cinq ans devant moi. En dix-huit mois, on a tout plié. »

Faire revivre le site. Entre Dim, Areva, Saint-Gobain, le bassin d’emploi souffre de nombreuses restructurations. « On peut s’en aller sans massacrer les individus ! martèle Béatrice Labouerie, l’ancienne DRH. Il faut oser, imaginer, rêver. Hélas ! beaucoup de DRH manquent de courage. » L’obsession du P-DG et de la DRH : ne laisser personne sur le carreau et faire revivre le site. « Pour eux, il est de la responsabilité des chefs d’entreprise de ne pas partir comme des voleurs en laissant des friches industrielles aux générations futures », observe Patricia Boisson, ancienne directrice financière, qui a conduit l’après-Kodak à leurs côtés.

Avec son franc-parler, le patron de Kodak réussit à convaincre la direction de Rochester qu’une reconversion du site et du personnel coûtera deux fois moins cher que des licenciements secs et une destruction des bâtiments. Chalon obtient plusieurs centaines de millions de dollars pour fermer par étapes. Le rouleau compresseur se met en branle. « C’était une véritable machine de guerre, reconnaît Béatrice Labouerie, l’ennemi étant le non-emploi et la désespérance. »

Arme fatale, l’espace emploi et ses 25 combattants : des Kodak et des consultants du cabinet de ressources humaines Menway. « La clé, c’est la synergie », pense Philippe Strauel, ex-responsable de laboratoire, créateur d’un site de vente de vins en ligne. Les Kodak ouvrent leur carnet d’adresses, collectent les postes dans un rayon de 40 kilomètres et placent leurs poulains. Les Menway forment les partants aux techniques de recherche d’emploi. Christian Jannin anime la cellule comme une chaîne de production. Objectifs hebdomadaires de reclassement, nombre d’appels quotidiens… La pression est maximale. « Il faut être tenace, rappeler dix fois les entreprises, aller les voir, c’est du commercial ! » lance cet ancien responsable d’équipe.

Passeports professionnels

Fortement incités à se rendre à l’espace emploi, les salariés n’en partent qu’après avoir trouvé un point de chute. « On finançait non pas la perte mais le retour à l’emploi », analyse Corinne Cabanes, directrice régionale de Menway. Pour Kodak, il faut avoir un coup d’avance. « Le credo, c’était de ne pas attendre le congé de reclassement pour agir. Car après, c’est trop tard, le compte à rebours a commencé », rappelle Bernard Gillier, ancien responsable de la photochimie, parti en préretraite. La majorité des salariés se sont en effet vite recasés. Du moins, en dehors de Kodak. Car, en interne, les propositions ont été réduites à la portion congrue (voir encadré). Deux cent trente-deux salariés sont passés par le congé de reclassement, dont la durée s’échelonnait de neuf à douze mois.

Pour « vendre » les Kodak, près de 1 000 passeports professionnels certifiés par les managers sont rédigés. Présentés en entretien de recrutement, ils résument les connaissances individuelles dans une terminologie accessible pour une PME. Mais encore fallait-il convaincre les petits patrons d’embaucher des Kodak, taxés de grévistes et plutôt bien payés. Et lutter contre l’image négative des PME. « Pour les Kodak, l’extérieur, c’était le bagne », se souvient Jean-Pierre Martel. La solution ? Les « essais en milieu de travail », des stages en entreprise de quinze jours à deux mois, financés par le géant américain. Une aubaine pour les PME qui récupèrent ainsi, gratuitement, une main-d’œuvre compétente. Deux cent cinquante Kodak ont prolongé l’essai en CDI.

En parallèle, un médecin acupuncteur apprend aux salariés à gérer leur stress. « Au lieu d’aller crier leur colère dehors, ils l’exprimaient dans les ateliers », poursuit la consultante de Menway. Pas de grève ni de directeurs retenus ou d’arrêt de production… L’absence de conflits dans une usine qui en a connu de douloureux tient du miracle. L’étalement des PSE (cinq entre 2005 et 2008) et la communication contribuent à calmer les esprits. « L’erreur, c’est de parler de fermeture sans donner d’espoir aux gens. Eux savaient qu’on ne les laisserait pas tomber », raconte Jean-Paul Jolly, ex-chef de division technique, aujourd’hui directeur du planning, seule activité de Kodak maintenue sur le site, avec 39 salariés aujourd’hui.

Pour éviter les fuites, à chaque annonce, l’usine passe en black-out et les managers préviennent les salariés restés chez eux. « Sans la confiance, le droit ne sert à rien », estime Philippe Chapuis, l’avocat de la direction. Les syndicats jouent le jeu. « Une fois les dés jetés, il fallait se préoccuper du reclassement des salariés, reconnaît Christian Geleta, secrétaire adjoint du CE, chez SUD, premier syndicat de l’usine. Entrer dans un conflit, c’était prendre le risque de braquer les Américains et d’avoir des PSE moins généreux. » Le pragmatisme plutôt que le jusqu’au-boutisme… « 95 % du personnel suit la direction si elle est crédible. Ce qui est dramatique, ce sont ces technocrates qui n’écoutent pas le terrain et qui ne raisonnent qu’en termes financiers ! » fulmine Jean-Pierre Martel, aujourd’hui à la tête d’une société civile immobilière montée en 2007 avec la Caisse des dépôts pour commercialiser 250 000 mètres carrés d’anciens terrains Kodak.

Cette approche semble porter ses fruits. Toutes les activités ont été transférées localement suivant une logique implacable : créer des portes de sortie pour les anciens. Une task force composée de huit cadres chasse les investisseurs potentiels. La photochimie est cédée à la société Champion, la logistique à MPS (groupe Rave), les deux silos de stockage à la Compagnie européenne de prestations logistiques… Avec, à chaque fois, l’engagement de reprendre des Kodak avec leur ancienneté. Patrick Bernard, ex-responsable qualité, a ainsi été recruté par Devotis, spécialisé dans la numérisation des films argentiques et vidéo, pour diriger le site chalonnais. « C’est un atout d’avoir du personnel Kodak car ils connaissent le métier et sont formés », note-t-il. Malgré tout, les séquelles demeurent. Pour une centaine d’ex-Kodak, qui ont porté le fer devant les tribunaux (voir encadré ci-dessus), le mot fin reste difficile à accepter.

95 % des anciens Kodak ont trouvé une solution.

Sur 2 026 salariés :

869 reclassés* via l’espace emploi,

442 transférés* sur le campus,

606 préretraités.

* À des postes en CDI ou CDD de plus de six mois.

Rattrapés par le contentieux

Si les efforts de reclassement externe ne sont pas contestés, le conseil de prud’hommes de Chalon-sur-Saône a condamné Kodak France, mi-juin, pour défaut de reclassement. Saisis par 97 anciens salariés, les conseillers leur ont octroyé entre 9 000 et 41 000 euros de dommages et intérêt. En cause ? Une phrase contenue dans les trois PSE de 2005 et 2006 selon laquelle la direction estime « totalement illusoire d’aller recenser à l’international des postes dans le groupe ». Il n’empêche, le groupe aurait dû proposer aux 1 000 salariés de l’époque des postes en Chine, aux États-Unis ou en Inde avant de rechercher des solutions ailleurs dans le bassin d’emploi. Olympia en a fait les frais voilà quelques mois. À Kodak de l’expérimenter.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi

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