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Les groupes français à la traîne

Dossier | publié le : 01.04.2009 | Stéphanie Cachinero, Édouard Lederer, Isabelle Lesniak

Alors que l’usage de l’anglais s’est imposé dans nombre de grandes entreprises, le niveau des cadres français reste fort mauvais. Une faiblesse à laquelle elles tentent de remédier. Pour le plus grand bonheur des prestataires spécialisés.

Bernard eut un sourire nerveux et se lança : “ Ayam Bairnar, ayam responsibeul of comunikatcheune. ” Bon Dieu ! le chef n’avait-il pas parlé d’une réunion en anglais ? Et voilà que mon collègue attaquait en hongrois ! » L’entreprise française résonne-t-elle vraiment du sabir décrit par Stephen Clarke dans son pamphlet consacré à l’Hexagone, God Save la France ? La description ô combien ironique du journaliste anglais, ex-humoriste à la BBC, ne relève malheureusement pas de la pure fiction. Son jeune cadre dynamique, Paul West, n’est pas le seul anglophone incompris chez les Gaulois, loin s’en faut ! Ainsi, selon la récente enquête réalisée par l’Ifop pour le compte de la société Systran (leader mondial des technologies de traduction automatique), si l’anglais est la langue officielle d’échange et de collaboration dans 35 % des sociétés françaises, 60 % des cadres jugent le niveau dans leur entreprise carrément « mauvais ». « Quand nos réunions sont organisées en anglais, 90 % des collègues sont de facto exclus des échanges, et on perd autant en efficacité. Les messages ne passent pas ou sont déformés ; les gens ne disposent pas d’un vocabulaire suffisant pour exprimer leur point de vue et préfèrent donc s’abstenir de tout commentaire. C’est une vraie galère au quotidien », témoigne Stéphane, cadre dans une PME française d’une trentaine de salariés qui édite des logiciels. Ce trentenaire sait, pour l’avoir vécu, combien il peut être frustrant de devoir travailler en anglais sans complètement maîtriser la langue. En 2000, il a été envoyé près de Londres pour diriger les services britanniques d’une société internationale de logiciels sans que son employeur ait précédemment pris la précaution de tester son anglais. « J’étais à un niveau scolaire et je n’avais jamais effectué de véritable séjour à l’étranger à part un voyage d’un mois aux États-Unis », raconte Stéphane. « Je me suis retrouvé à mettre en place un projet chez l’un de nos clients, Marks & Spencer, à côtoyer des Irlandais et un ressortissant de Newcastle aux accents incompréhensibles pour moi. Je captais un mot sur trois et je ne pouvais pas m’exprimer. J’avais la compétence technique mais pas du tout linguistique pour exercer mes fonctions. Ma crédibilité en a beaucoup souffert au départ… Ce n’est que grâce au décryptage fait par mon équipe au pub après chaque réunion que je m’en suis fina­lement sorti. Il m’a fallu presque un an pour me sentir à l’aise, pouvoir discuter à la cantine avec les collègues ou comprendre les titres des journaux. »

Une exception dans l’entreprise. Ses quatre années passées en Angleterre ont permis à Stéphane Hallaire de maîtriser toutes les finesses de cette langue, mais il reste l’exception dans son entreprise : « Même s’ils ont au moins le niveau bac + 5, beaucoup de mes collègues ne peuvent pas travailler efficacement en anglais parce qu’ils n’ont pas eu la chance de vivre dans un pays anglophone. » Conséquence : alors que l’entreprise organisait auparavant la totalité de ses conventions en anglais, elle en est revenue. « Désormais, sur trois jours de meeting, un se fait en anglais et les deux autres en français ; cela permet de satisfaire à la fois les trente Français et les deux Anglais qui travaillent chez nous ! »

L’étude Ifop pour Systran confirme les problèmes des cadres français avec les langues. Contrairement aux idées reçues, les trois quarts d’entre eux disent pratiquer un ou plusieurs idiomes autres que leur langue maternelle : l’anglais à 98 %, suivi par l’espagnol et l’allemand (20 %), puis l’italien (5 %). Mais, dans le même temps, 49 % s’avouent mal à l’aise lorsqu’il sont confrontés à une langue étrangère. Ce qui leur arrive fréquemment, d’abord pour lire des documents, ensuite pour rédiger des e-mails, des lettres ou des procédures, enfin pour passer des coups de téléphone et participer à des réunions internes ou externes.

Ainsi, l’anglais est la langue officielle de réunion chez Axa Assistance, Schlumberger ou encore EADS, où il reste le meilleur moyen de communiquer entre cadres français, allemands et espagnols. De même, beaucoup de sociétés exigent de leurs collaborateurs qu’ils rédigent notes et documents de travail en anglais, malgré la loi Toubon du 4 août 1994 qui impose en théorie le français comme langue de travail dans les entreprises… Une étude marketing réalisée par la succursale française de Educational Testing Service (ETS, leader mondial en matière de tests d’évaluation réalisés pour le compte des entreprises) en décembre 2008 précise le tableau. La société, qui compte 1 700 clients en France (entreprises, institutionnels, établissements secondaires et supérieurs), a demandé à une centaine d’entre eux, localisés à la fois à Paris et en province, dans quels services l’anglais était de mise. Résultat : 61 % des directions commerciales, 57 % des directions générales, 49 % des directions marketing, 48 % des directions techniques, 44 % des directions financières et 39 % des directions des ventes doivent pratiquer cette langue. L’anglais commence aussi à se généraliser auprès des acheteurs et des assistantes de direction…

Cette progression de l’anglais en pénalise beaucoup. En décembre 2007, une enquête de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail recensait ainsi 500 000 salariés français utilisant une langue étrangère au travail tout en en éprouvant une gêne. Ces collaborateurs « gênés », surtout pour lire des documents non rédigés dans leur langue maternelle, représentaient 22 % des effectifs des sociétés de plus de 20 salariés. Leurs rangs seraient sans aucun doute encore plus fournis si l’on incluait les collaborateurs des PME !

Notions scolaires. Ce handicap s’explique en grande partie par le manque de pratique. Selon l’enquête Systran, les notions en langues étrangères des cadres français leur viennent majoritairement de leurs études secondaires (89 %) ou supérieures (48 %). Des connaissances souvent assez anciennes, trop rarement renforcées par un séjour à l’étranger (40 % des cas seulement) ou des cours payés par l’entreprise (25 % des cas), même si l’apprentissage de l’anglais reste, avec la bureautique, le premier bénéficiaire des budgets annuels de formation. « Si les cadres français sont, encore aujourd’hui, ­malades de leur anglais, c’est en grande partie la responsabilité de notre système éducatif », analyse Alain Daumas, le virulent directeur France d’ETS. « À la sortie du secondaire, le niveau de nos jeunes est moyen, largement inférieur à ce qu’il est par exemple en Allemagne ou aux Pays-Bas. Dans le supérieur, les écarts ne font que se creuser. Il y a, d’une part, les écoles de commerce ou d’ingénieurs qui comprennent les exigences des entreprises et mettent le paquet sur l’anglais ; de l’autre, les établissements où les langues ne sont pas considérées comme prioritaires. Les étudiants y régressent par rapport à leur niveau bac. Alors, dans le cadre de la concurrence internationale, l’anglais n’est pas un capital pour les cadres français mais plutôt un handicap malgré les objectifs affichés par les autorités françaises pour atteindre un niveau professionnel ; leurs concurrents étrangers se débrouillent souvent mieux qu’eux, ce qui leur permet de décrocher les emplois les plus convoités », poursuit Alain Daumas. Il en veut pour preuve cette étude réalisée en 2006 par ETS Europe sur un échantillon de 1,4 million de personnes vivant dans les 180 pays où la société possède des bureaux. Les Français s’y classaient septièmes pour leurs scores obtenus au test professionnel de référence, le fameux Test of English for International Communication (TOEIC). Les Canadiens, mais aussi les Portugais, les Roumains, les Indiens, les Libanais et les Philippins étaient nettement mieux notés. Encore plus préoccupant : les connaissances des Français n’ont pratiquement pas progressé depuis 2002 !

Le monde des affaires et les autorités ont pris conscience de cette faiblesse. Dans la chimie, l’aéronautique, le luxe ou l’automobile, beaucoup de multinationales ont compris que, pour être compétitives, il leur fallait faire l’effort de s’entourer de salariés bons en langues. Certaines en font un critère d’embauche, « ne pas parler anglais étant pour nous aussi pénalisant que ne pas savoir lire ou écrire il y a cinquante ans », selon le mot d’un DRH. Dans l’enquête Systran, 50 % des cadres déclarent que la maîtrise d’au moins une langue en dehors du français a été exigée lors de leur embauche. C’est le cas chez LVMH ou EADS. Renault impose à tous ses futurs cadres de décrocher au moins 750 points au TOEIC. Un seuil correspondant à un niveau opérationnel de base, également retenu par la Commission des titres d’ingénieurs pour l’octroi des diplômes – à titre de comparaison, un bachelier est censé obtenir environ 785 points et un pilote de ligne 850 ! Renault propose à ses équipes des formations à l’anglais, mais aussi au russe, au turc, au japonais ou au chinois, selon les besoins. De même, PSA, depuis deux ans, teste tous ses cadres via le TOEIC, et leur offre, si besoin, une remise à niveau… Significatif, le millionième TOEIC corrigé en France par ETS le 29 octobre 2008 était celui d’un jeune ingénieur de PSA récemment promu chef de projet en Chine !

Mais beaucoup de professionnels craignent que les efforts consentis par les entreprises ces dix dernières années ne soient remis en cause en raison de la crise actuelle. « Traditionnellement, en période de difficulté, on investit dans sa formation en langues pour faire la différence avec les concurrents, explique Alain Daumas. Mais, aujourd’hui, les particuliers faisant l’effort de passer le TOEIC dans l’espoir de faire valoir leur score sur leur CV [NDLR : 20 % de la clientèle] n’ont souvent pas les moyens de financer des cours de langue. Et les entreprises rognent sur leurs budgets formation pour revenir aux minima légaux en vigueur dans leur branche. » Au risque de mettre en péril les progrès linguistiques de nos cadres au moment même où ils en auraient le plus besoin face à l’intensification de la concurrence… I. L.

Les cadres français convaincus de l’exception culturelle

Les Français sont-ils conscients de l’importance de parler des langues étrangères pour réussir dans leur vie professionnelle ? Pas vraiment, si l’on en croit un sondage international effectué par le site de recrutement en ligne Monster en octobre 2008. Ce baromètre, réalisé sur un échantillon de 10 178 salariés venus d’Europe, des États-Unis et du Canada – dont 1 526 Français –, a fait beaucoup parler de lui car il remettait en cause l’idée généralement admise de la domination acceptée par les Européens d’une « lingua franca » anglaise dans le monde des affaires. Monster observe « une France coupée en deux, à la fois crispée par la fracture linguistique au travail et consciente de son exception culturelle jusqu’au boulot ».

« Une courte majorité de salariés français (51 %) estiment que la maîtrise d’une langue étrangère au travail n’est pas une priorité, 17 % jugent que ce n’est pas une priorité absolue et 34 % pensent que c’est seulement un plus.

À l’opposé, ils ne sont que 49 % à considérer indispensables les langues étrangères », conclut ce baromètre. Nos voisins sont bien plus nombreux à les valoriser. Ils sont 69 % de Luxembourgeois, 68 % d’Espagnols, 57 % d’Allemands et 55 % d’Italiens à les juger indispensables.

En Europe, les Français sont les seuls, avec les Finlandais et les Hongrois, à minimiser l’atout que peuvent constituer les langues. Assez naturellement, étant donné la domination professionnelle de l’anglais, les salariés anglo-saxons (Royaume-Uni, Irlande, États-Unis) jugent massivement que parler des langues étrangères est sans importance… I. L.

Auteur

  • Stéphanie Cachinero, Édouard Lederer, Isabelle Lesniak