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« Tatouages et piercings : d'abord une affirmation de soi »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 23.03.2010 |

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« Tatouages et piercings : d'abord une affirmation de soi »

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Lors d'un recrutement, les tatouages et piercings renforcent-ils les discriminations, généralement fondées sur l'apparence physique ? Tout dépend de la sensibilité de l'environnement social à la diversité et de la manière dont les personnes maîtrisent ou non leur communication corporelle.

E & C : Les tatouages et piercings embarrassent beaucoup de recruteurs. Est-ce parce qu'il s'agit de signes antisociaux ou qu'ils trahissent une fragilité psychologique ?

Philippe Liotard : Les marquages corporels ne se résument plus à une transgression. Jusqu'à la fin des années 1970, c'était l'apanage des catégories sociales stigmatisées, telles que les détenus et les prostituées, ou bien d'autres catégories à la marge, comme les routards et les marins. Le changement s'est opéré au début des années 1980. Sur la Côte ouest des Etats-Unis, des jeunes ont repris les tatouages issus des îles du Pacifique, dans une dimension esthétique qui a fonctionné par effets de mode successifs chez d'autres jeunes Occidentaux. Celle des biceps tatoués de motifs tribaux ou des tatouages au bas des reins des jeunes femmes, par exemple, date des années 1990. Même chose pour les pratiques de piercings, parties des milieux gays ou underground. Les précurseurs de ces transformations, comme l'artiste américain Ron Athey, n'imaginaient pas qu'autant de jeunes de San Francisco ou de Los Angeles porteraient parfois les mêmes «pièces», vingt ans après.

E & C : Que révèlent ces transformations ?

P. L. : Un choix de construction de son apparence et une affirmation de soi. Surtout vers l'âge de 18 ans, pour marquer son entrée dans la vie d'adulte. La personne se rend singulière en accomplissant un acte définitif, qui se joue sur la chair. Aucune transformation ne ressemble à une autre, même si les marquages renvoient à une appartenance à des groupes. Cela va plus loin qu'un choix d'apparence selon le code vestimentaire.

E & C : Donc tout marquage est rédhibitoire...

P. L. : Comme les discriminations s'opèrent sur des signes visibles, tout dépend du contexte et de savoir si l'entourage accepte ou non la différence. Aux Etats-Unis, en Angleterre ou en Allemagne, on trouve beaucoup plus de personnes tatouées ou piercées qu'en France à des postes en relation avec la clientèle.

Mais, ce qui est en jeu, c'est moins le fait de porter un tatouage ou un piercing que le type de visibilité qu'il produit. Imaginez une jeune femme portant un bijou au-dessus de la lèvre, très discret, mais qui accroche le regard dès qu'elle sourit. C'est une manière de souligner sa personnalité, tout en étant sous le regard de l'autre. On est dans le registre de la maîtrise de l'apparence, d'une certaine érotisation et d'une capacité de communication. La personne va se distinguer de ceux qui ne sont pas en mesure de jouer avec ces codes. A l'inverse, une autre fille piercée d'un clou au même endroit sera peut-être valorisée dans son groupe d'amis, parce qu'elle a osé, mais déclassée vis-à-vis d'adultes qui verront en elle quelqu'un de «basse extraction».

E & C : S'agit-il d'un «marqueur» d'âge et de condition sociale ?

P. L. : Les tatoueurs vous diront qu'ils voient passer chez eux toute la société. L'adolescent affiche sa transformation pour se démarquer. L'adulte vient plutôt se faire tatouer ou piercer des parties du corps qu'il ne dévoile qu'en été ou dans l'intimité, mais pas dans la vie sociale. Les transformations corporelles sont alors un jeu sur le visible et l'invisible. Un peu à l'image des yakuzas, ces mafieux japonais couverts de tatouages dont aucun ne dépasse de leur tenue vestimentaire, d'un conformisme irréprochable.

E & C : Si la personne sait en jouer, s'expose-t-elle quand même à des discriminations ?

P. L. : Mais comme n'importe qui, même sans tatouage, s'expose à des «discriminations discrètes», c'est-à-dire non perçues comme telles par ceux qui les produisent. Les motifs de la discrimination peuvent échapper aussi bien à celles et ceux qui les produisent qu'à celles et ceux qui les subissent. De sorte qu'une personne en costume peut tout aussi bien se distinguer ou se déclasser, suivant la manière de s'habiller, son charisme et la façon dont elle se comporte.

E & C : Comment, selon vous, peut-on s'affranchir des représentations ?

P. L. : D'abord, en admettant que les gens porteurs d'un tatouage ou d'un piercing se reconnaissent dans un cadre social qui n'est pas moins légitime que celui choisi par ceux qui, les évaluant, en ont adopté un autre. Ensuite, face à un candidat ou à un salarié, en apprenant à discerner des compétences dans l'attitude et le comportement, plutôt que se focaliser sur leur marquage corporel. Par des jeux de rôle et des mises en situation, il n'est pas compliqué de construire des formations comparables à celles qui ont été développées dans les entreprises pour sensibiliser les salariés en matière d'accueil à la diversité. En outre, recruter des personnes d'une apparence moins conventionnelle que celle qui est valorisée, par exemple, dans les écoles de commerce peut donner à l'entreprise l'image d'une ouverture au monde tel qu'il se fait.

PARCOURS

• Philippe Liotard est anthropologue, docteur es sciences du sport, maître de conférences et chargé de mission pour l'égalité entre les femmes et les hommes à l'université Lyon-1.

• Il est cofondateur de la revue Quasimodo, et ses travaux portent sur la pratique sportive (insertion par le sport, discriminations, dopage) et les pratiques corporelles (performances artistiques, modifications corporelles).

LECTURES

Le Dictionnaire du corps (ouvrage collectif), Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch (dir.), CNRS Editions, 2006.

Anthropologie du corps et modernité, David Le Breton, Presses universitaires de France, 1990 (plusieurs rééditions).

La Distinction, critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, éd. de Minuit, 1979.