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« La coopération en entreprise repose sur la volonté de donner »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 22.12.2009 |

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« La coopération en entreprise repose sur la volonté de donner »

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Parce que donner permet d'échanger, et donc d'exister dans l'entreprise, les salariés développent spontanément la coopération. Or, pour l'organisation, elle est considérée comme du temps perdu. Reconnaître sa valeur économique et symbolique permettrait de redonner du sens au travail.

E & C : Dans Donner et prendre, la coopération en entreprise, votre dernier ouvrage, vous affirmez que le problème des organisations ne consiste pas à «mobiliser les salariés», mais à tirer parti de leur volonté de donner ?

Norbert Alter : Absolument. C'est ce que j'appelle la «coopération», qui ne repose que sur la «bonne volonté» des opérateurs. La coopération ne s'explique, en effet, ni par l'intérêt économique, ni par la contrainte des procédures, ni par les normes de métier. Elle repose largement, au bout du compte, sur la seule volonté de donner : on donne aux autres parce que donner permet d'échanger et donc d'exister dans l'entreprise. Par essence, la coopération est informelle, elle échappe à l'organisation. C'est, par exemple, dans un atelier, un ouvrier qui aide son collègue à «débrouiller» un problème qui lui échappe. Cette pratique naturelle et universelle s'inscrit dans une logique de don/contre-don, mise en exergue par le grand ethnologue Marcel Mauss au début du XXe siècle. Lorsque je reçois, je me sens endetté vis-à-vis d'autrui. Cette réciprocité génère mécaniquement du lien social.

E & C : L'entreprise sait-elle exploiter utilement cette coopération entre salariés ?

N. A. : Malheureusement non, alors qu'elle dispose à travers ce don - qui lui profite indirectement - d'un véritable trésor. En ne le reconnaissant pas à sa juste valeur, en ne le valorisant pas, quelque part, elle le refuse. Jusqu'à il y a quelques années encore, les pots et les fêtes à l'occasion d'évènements - promotions, départ à la retraite - étaient légion dans les entreprises. Les barrières hiérarchiques étaient gommées quelques instants selon une logique carnavalesque d'inversion des rôles. Il s'agissait, en quelque sorte, de célébrer symboliquement les dons des salariés à la performance de leur entreprise. Cette époque est révolue. Aujourd'hui, les entreprises font venir des clowns professionnels. Il s'agit, ainsi, d'externaliser la dimension critique. Elles préfèrent également organiser des séminaires, qui ne sont que des ersatz d'identification collective, car ces événements sont généralement formatés et souvent réservés aux seuls hauts potentiels. Pour l'organisation, la coopération, c'est du temps perdu. L'entreprise se contente de payer un salaire à son collaborateur en échange d'un travail précis, d'une tâche effectuée.

E & C : Comment expliquer une telle cécité ?

N. A. : La mission première d'une entreprise est d'atteindre ses objectifs. Pour ce faire, ses dirigeants ont tendance à mettre en place un dispositif de gestion complexe et quasi intangible accompagné d'une kyrielle de procédures et d'organigrammes kafkaïens. Ces élites n'ont souvent d'yeux que pour leurs indicateurs de gestion - une sorte d'esthétique de l'organisation - et s'intéressent peu à la dimension qualitative du travail accompli par leurs salariés. Contrairement à une opinion couramment admise, je considère que les dirigeants ne malmènent pas leurs salariés pour répondre au principe d'efficacité, mais par incapacité culturelle à coopérer sérieusement avec eux, à reconnaître leur valeur à la fois économique et symbolique. Du coup, ces salariés éprouvent un sentiment d'absurdité et de solitude. Pas étonnant qu'ils se désengagent, car ils ne comprennent pas la stratégie de la firme, le sens ultime de leur travail. Bref, ils ne s'identifient pas collectivement à l'entreprise. Ce désinvestissement est hautement problématique, car il peut freiner l'innovation, sans laquelle une organisation ne peut espérer longtemps tenir son rang.

E & C : Les dirigeants invoquent souvent l'incapacité chronique des salariés à accepter le changement...

N. A. : Mondialisation oblige, depuis une vingtaine d'années, les changements techniques, organisationnels et stratégiques ont été non seulement acceptés, mais «appropriés» par les salariés. Ces derniers ont su donner sens à des décisions urgentes, complexes, et souvent contradictoires. Ils ont su se reconvertir, se déplacer, se mobiliser autrement. C'est cet engagement collectif qui a permis la modernisation des entreprises. Les dirigeants se trompent lorsqu'ils imaginent que les salariés sont, par nature, rétifs au changement. En revanche, ces derniers récusent «le mouvement pour le mouvement», le mouvement perpétuel que leur vendent les dirigeants.

E & C : Par rapport à cette problématique de la reconnaissance de la contribution «réelle» des collaborateurs à l'entreprise, comment se situe la génération Y* ?

N. A. : Cette génération a parfaitement décrypté le contrat qui la lie à ses employeurs. Les jeunes se contentent, aujourd'hui, d'échanger leur force de travail et/ou leurs compétences contre un salaire, alors qu'auparavant, du lien social et un sentiment d'appartenance collective étaient partagés. Cette génération a développé une vision désenchantée et utilitariste de l'entreprise, qui, en partie, les protège.

E & C : Que peuvent faire les entreprises qui souhaitent renverser la tendance ?

N. A. : Elles doivent commencer à élaborer des outils de gestion modernes et pertinents pour analyser les contributions réelles de leurs salariés et sortir ainsi d'une approche lointaine, technocratique et déshumanisée. L'objectif est de raviver, sinon de créer ex nihilo du lien social qui, au final, sera bénéfique à l'entreprise, sur le strict point de vue de l'efficacité. L'entreprise d'aujourd'hui n'est pas un monstre, mais elle est mal gérée. Ses dirigeants sont trop déconnectés de la réalité. A eux d'être courageux et de mener leur révolution culturelle.

* Le terme «génération Y» désigne les personnes nées entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990.

PARCOURS

• Norbert Alter est professeur de sociologie à l'université Paris-Dauphine. Après avoir passé douze ans chez France Télécom, il a choisi la vie universitaire. D'abord au Cnam, puis à Paris-Dauphine, depuis 1993, où il a dirigé le Centre d'études et de recherches en sociologie des organisations (Cerso).

• Il est l'auteur, notamment, de L'innovation ordinaire (PUF, 2000). Son dernier livre, Donner et prendre. La coopération en entreprise (La Découverte, 2009), vient d'obtenir le «Stylo d'or», prix remis par l'ANDRH (Association nationale des directeurs de ressources humaines).

LECTURES

La prospérité du vice, Daniel Cohen, Albin Michel, 2009.

La dynamique des groupes restreints, Didier Anzieu & Jacques-Yves Martin, Presses universitaires de France, 2007.

La clé à molette, Primo Levi, éditions 10/18, 2002.

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