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« On retrouve dans l'entreprise tous les ingrédients de la tragédie »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 11.03.2008 |

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« On retrouve dans l'entreprise tous les ingrédients de la tragédie »

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Michel Vinaver a écrit Par-dessus bord, de 1967 à 1969, alors qu'il était Pdg de Gillette France. Cette pièce de théâtre est remise en scène, actuellement, à Villeurbanne, avant d'être jouée à Paris. Un texte historique et actuel sur le monde de l'entreprise.

E & C : Quand vous avez écrit Par-dessus bord, vous étiez Pdg de Gillette France. Pourquoi avez-vous choisi de situer la pièce dans une entreprise ?

Michel Vinaver : Après ma première pièce, Les Coréens, en 1955, j'en ai écrit deux autres peu après, Les huissiers et Iphigénie hôtel. Puis, j'ai connu une longue période où j'étais à sec en tant qu'auteur... Je pensais que c'était définitif et, tout à coup, j'ai décidé de mettre à profit mon expérience professionnelle. C'était une évidence : l'entreprise telle que je la vivais était un merveilleux «bouillon» de théâtre. Les gens y passent la majeure partie de leur temps. Pourquoi certains y sont-ils viscéralement attachés, alors que d'autres ont une grande aversion envers elle ? Que la société dans laquelle on travaille s'appelle Bic ou Thales, il y a souvent un rapport amoureux avec elle. Tout ce qui est de l'ordre de la hiérarchie y est plus fort qu'ailleurs. Il y a des rapports de complicité et des rapports érotiques dans les bureaux, une grande variété de situations et de sentiments. En somme, on retrouve dans l'entreprise tous les ingrédients de la tragédie. C'est aussi un lieu de vie, avec des intrigues et des tensions. A l'époque, ce monde-là n'était pas exploité dans le théâtre. Il y avait un a priori : un personnage de théâtre ne travaille pas. On ne va pas au théâtre pour voir la vie, pour voir sa vie. Moi, je m'étais donné pour consigne de tout écrire, que tout soit dit de ce monde heurté du capitalisme.

E & C : Par-dessus bord décrit, notamment, les rapports entre un fabricant français de papier hygiénique et un grand groupe américain... Depuis la concurrence jusqu'à l'absorption. Cela pourrait-il se passer aujourd'hui ?

M. V. : Le discours final de Ralph Young, du groupe United Paper Co, est plein de promesses et de bons sentiments. Et, aujourd'hui, c'est toujours le cas lors de l'absorption d'une société par une autre. Il y a, bien sûr, tous les comportements possibles dans les opérations de rachat, de la plus grande violence à des tentatives de comprendre l'autre... On assure que rien ne va changer, qu'on va garder tout le monde. L'expérience montre cependant qu'on ne peut se fier à ces propos. Ce que je décris est typique des propos émollients, voire lyriques, qui se tiennent dans ces circonstances. La pièce n'est pas du tout caricaturale. Elle est même bien en deçà de certaines situations plus brutales, encore actuellement.

E & C : En 1968, la pièce n'annonce-t-elle pas aussi un grand changement social dans l'entreprise ? Le service du personnel, par exemple, se transforme en service des relations humaines, qui deviendra plus tard direction des ressources humaines...

M. V. : Quand je l'ai écrite, j'avais le nez collé au miroir. Je n'avais pas conscience de décrire un tournant profond. Maintenant, on peut y voir un texte historique. Pour une large part, l'esprit et le mode de fonctionnement de l'entreprise actuelle se sont mis en place à ce moment-là. C'était l'éclosion du marketing. Du côté des ressources humaines, c'est surtout l'appellation qui a changé, manière de ne pas dire «service du personnel». Sur le fond, le travail d'un responsable des ressources humaines consiste, comme celui de l'ancien chef du personnel, à résoudre les problèmes humains de la vie de l'entreprise et, souvent, à supprimer des ressources. A licencier des personnes. La fin reste la même : il s'agit d'obtenir le meilleur rendement possible au moindre coût. Tout le système capitaliste repose là-dessus.

E & C : Et pourquoi n'y at-il pas de syndicats dans votre pièce ?

M. V. : Parce que l'action se situe dans une entreprise familiale. C'est toujours pareil à ce jour : il n'y a généralement pas de contre-pouvoir dans ces petites ou moyennes entreprises. Les relations sociales sont évidemment différentes lorsqu'il y a une présence syndicale forte. Pourtant, je crois qu'aujourd'hui, même si la loi protège mieux l'intérêt des salariés, quelqu'un peut être licencié d'une façon tout aussi expéditive que dans Par-dessus bord.

E & C : Qu'est-ce qui a le plus changé, selon vous, dans les ressources humaines et dans l'entreprise ?

M. V. : La montée de l'indifférence. Un détachement accru. Détachement réciproque de l'employé et de son entreprise. Le lien se distend. Il en va de même des liens entre les employés. Les grandes mutations en cours liées à l'informatique, à l'Internet, aux délocalisations et à la mondialisation poussent à la solitude dans le milieu du travail. Ou plutôt, il n'y a plus de milieu. Mais, ce qui n'a pas changé, c'est la structure pyramidale du pouvoir, la toute-puissance du patron et sa relative impunité. La pièce le montre, comme elle montre aussi la capacité de l'entreprise capitaliste à être en perpétuelle évolution, à se régénérer en transformant en déchets, au moment opportun, ceux qui la servaient.

* En février 2009, l'auteur mettra d'ailleurs en scène, à la Comédie Française, L'ordinaire, une autre de ses pièces se situant dans le monde de l'entreprise.

Par-dessus bord : TNP, Villeurbanne, du 8 mars au 13 avril (tél. 04 78 03 30 00) ; théâtre de la Colline, Paris, du 17 mai au 15 juin (tél. 01 44 62 52 52)

Parcours

Né en 1927 à Paris, Michel Vinaver est embauché en 1953 chez Gillette France, dont il devient Pdg, de 1964 à 1969. Il quitte le groupe en 1982, après y avoir assumé des responsabilités au niveau européen.

Déjà auteur de deux romans, il écrit, en 1955, Les Coréens, première de nombreuses pièces, dont beaucoup se situent dans l'entreprise. Par-dessus bord est la quatrième et la plus imposante (six heures en version longue) d'entre elles.

Ses lectures

Les cadres, Luc Boltanski, Les éditions de Minuit, 1982.

Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999.

Travail, réseaux et territoires. Repenser le télétravail ? La Documentation française, 2003.

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