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La Sécu ne veut plus d'une gestion «en suisse»

Les Pratiques | Point fort | publié le : 27.03.2007 | Aurore Dohy

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La Sécu ne veut plus d'une gestion «en suisse»

Crédit photo Aurore Dohy

Alors que Total gère plusieurs centaines de salariés internationaux depuis une filiale suisse, la «Sécu» française a décidé de ne plus lui permettre de déroger à l'affiliation dans l'Hexagone. Un message clair en direction de toutes les autres entreprises qui pratiquent, pour la gestion de leurs expatriés, «l'optimisation sociale» à l'étranger.

La décision de la Sécurité sociale, révélée en novembre dernier, de ne pas renouveler les dérogations qui dispensaient jusqu'alors Total d'affilier à la «Sécu» française des dizaines de cadres d'origine européenne employés en France via une filiale suisse, est passée presque inaperçue du grand public. Mais pas des professionnels de la mobilité internationale. Elle met en lumière une pratique discrètement, mais largement, adoptée par les multinationales : la localisation de leurs cadres internationaux dans une filiale bénéficiant d'une législation sociale avantageuse, ce que certains appelaient, autrefois, la gestion «offshore» des expatriés.

Dans le cas de Total, l'établissement en question a pour nom Total Gestion International (TGI). Implanté à Genève depuis vingt-cinq ans, il est exclusivement dédié à la gestion des cadres étrangers employés par le groupe, soit 900 personnes appartenant à 80 nationalités, et destinées à être envoyées, tous les trois ou quatre ans, dans un pays différent. Pour Pascal Vrillon, le directeur rémunération, engagements sociaux et expatriation de Total, l'existence de TGI se justifie par la nécessité de « faire bénéficier l'ensemble de ces salariés internationaux, y compris ceux qui connaissent plusieurs affectations internationales dans des pays avec ou sans convention de sécurité sociale, d'un régime commun comprenant, notamment, une couverture sociale basée sur des assurances privées et permettant que l'intégralité de leurs droits à la retraite soient portables ».

Gestion optimisée des expatriés

Total est loin d'être la seule entreprise à bénéficier d'une filiale stratégiquement implantée pour localiser ses cadres étrangers. « Il y a dix ou vingt ans, nombre de ces structures étaient localisées dans des paradis fiscaux type Guernesey, Curaçao ou les Bahamas, explique Babak Maaghoul, qui a longtemps travaillé dans le département mobilité internationale d'un groupe industriel français, avant de créer Expatrium, sa propre société de portage salarial, en Grande-Bretagne. Puis, essentiellement pour des raisons d'image, elles ont progressivement été réintégrées dans les pays les plus attractifs de l'Union européenne ainsi qu'en Suisse. »

Combien sont-elles ces filiales dédiées à la gestion optimisée des expatriés ? « Très difficile à estimer, répond Olivier Mainguet, associé de Vaughan Avocats et spécialiste de mobilité internationale. Car fournissant fréquemment d'autres prestations, notamment des services financiers, ces structures sont rarement répertoriées pour leur activité de gestion de personnel. Au mieux, on constatera qu'elles comptent plus de personnels expatriés que les autres filiales du groupe, ce qui ne prouve pas grand-chose. » A leur côté, des indépendants offrent les mêmes services à des entreprises plus ponctuellement concernées par l'expatriation. Elles ont pour nom Iota ou ASN en Suisse, ou encore Expatrium, en Angleterre.

Complexité des réglementations

Face à ces intermédiaires, Olivier Mainguet recommande la plus grande prudence : « A chaque fois que lieu de travail et localisation de l'employeur sont déconnectés, il existe des possibilités d'optimiser, mais également de sortir du droit. Nombre de structures profitent de l'opacité du système pour proposer des dispositifs illégaux. De plus, entre les activités de mise à disposition lucrative de personnel, illégales lorsqu'elles sortent du cadre du travail temporaire, et le portage salarial, qui peut répondre à certains besoins, à condition d'être strictement encadré, la frontière est souvent très mince. » Ces «arrangements» ont été rendus possibles par la complexité des réglementations. L'un des principaux consiste à spécifier dans un contrat d'expatriation que le salarié travaille 28 jours par mois en Chine, par exemple, et 2 en France. Sauf que, dans la pratique, c'est le contraire qui se produit et que l'entreprise s'exonère illégalement du paiement des charges sociales françaises. Pour s'en protéger, certains intermédiaires comme Expatrium exigent la présence, dans les dossiers des salariés «portés», des billets d'avion et cartes d'embarquement.

Fin des dérogations de sécurité sociale

Le différend qui oppose, depuis un an, Total à la Sécurité sociale française prouve que les indépendants ne sont pas les seuls à utiliser la complexité des textes européens. Depuis sa création, Total bénéficiait, en effet, d'un règlement communautaire permettant de maintenir l'affiliation d'un salarié à la sécurité sociale de son pays d'origine pendant plusieurs années (lire encadré p. 15). Une disposition qui concernait, fin 2005, 384 cadres étrangers travaillant en France. Début 2006, la Sécurité sociale a fait savoir qu'elle souhaitait mettre un terme à ces dérogations pour les cadres issus de pays ayant une convention avec la France. « L'objectif de ce règlement n'est pas de permettre aux entreprises d'aller faire leur marché dans les différents régimes, confirme Françoise Roger, directrice juridique du Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale, mais d'éviter des difficultés pratiques aux ressortissants de pays n'ayant pas de conventions internationales de sécurité sociale et qui se déplacent très fréquemment. »

Pourquoi, jusqu'alors, la Sécu avait-elle accordé régulièrement des dérogations aux salariés de TGI ? Pour Olivier Mainguet, ce sont les difficultés liées à l'application des conventions et des règlements internationaux qui expliquent cette absence de réaction. « Jusque très récemment, les services de recouvrement de la Sécurité sociale ont eu une interprétation pour le moins bienveillante, voire généreuse, de ces dispositions. »

Cependant, pour l'avocat, si Total est, aujourd'hui, dans le collimateur de la Sécurité sociale, ce n'est pas un hasard : « Bien d'autres entreprises auraient pu être épinglées, mais aucune autre n'aurait à ce point marqué les esprits. Car, non seulement Total est une entreprise qui réalise des profits énormes, mais, à l'instar de l'ensemble du secteur pétrolier, elle possède une réelle expertise en matière d'expatriation. Si une entreprise se devait de connaître et d'appliquer avec discernement ces dispositions, c'était donc bien elle. »

L'essentiel

1 La Sécurité sociale a averti Total qu'elle n'accorderait plus de dérogation pour la gestion de certains expatriés depuis la Suisse.

2 Le groupe pétrolier dispose à Genève d'une filiale ad hoc, où sont localisés les contrats de plusieurs centaines de salariés internationaux.

3 La mise en garde ne doit rien au hasard. Total est un groupe bien visible, mais beaucoup d'autres entreprises pratiquent cette optimisation sociale, parfois avec l'aide de prestataires spécialisés.

L'«article 17», un règlement largement utilisé

L'article 17 du règlement communautaire n° 1408/71 autorise des Etats membres (plus la Suisse) à prévoir, d'un commun accord, le maintien de certains salariés aux régimes de sécurité sociale et de retraite de leur pays d'origine, exceptionnellement mais pour une durée illimitée.

Entrée en vigueur en 1971, cette disposition offrait un cadre favorable à la constitution du consortium Airbus entre la France, l'Allemagne et l'Espagne, puis l'Angleterre : le détachement - jusqu'alors seule exception permettant de déconnecter le lieu d'exercice de l'activité de la législation applicable, pendant douze mois renouvelables une seule fois - ne correspondait pas à la nature des projets du nouveau groupe européen.

Total s'est appuyé sur ce réglement. L'article 17 suppose, en effet, que le salarié soit envoyé sur le territoire d'un autre Etat membre pour le compte de son employeur d'origine. Mais il ne peut pas l'être par une société de gestion interne n'exerçant pas le «coeur de métier» de cet employeur, comme c'est le cas pour TGI (Total Gestion International).

Des fraudes de plus en plus internationales

Succédant au Conseil des impôts, le Conseil des prélèvements obligatoires a rendu, le 1er mars dernier, son premier rapport destiné à évaluer la fraude fiscale et sociale.

Estimée entre 8 et 15 milliards d'euros, cette dernière serait de plus en plus internationale. Les auteurs du rapport mentionnent, à ce titre, les « prestations de services transnationales », notamment via les travailleurs détachés, dont le nombre est en forte augmentation, ainsi que la « création de coquilles vides dans un pays à fiscalité privilégiée ».

La faiblesse de la coopération européenne, à ce titre, est également épinglée par le rapport.

Auteur

  • Aurore Dohy