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La «lutte des classes» n'est peut-être pas si obsolète...

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 17.10.2006 | Pauline Rabilloux

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La «lutte des classes» n'est peut-être pas si obsolète...

Crédit photo Pauline Rabilloux

Les ouvriers, qui, il y a une trentaine d'années, constituaient le gros de la population laborieuse, ont disparu du monde des représentations. Pourtant, si le métallo ou le mineur n'existent plus, les ouvriers représentent encore 20 % de la population active. Mais, pourquoi les mots pour les désigner n'ont-ils plus cours ?

E & C : Le terme de «classe ouvrière» semble, aujourd'hui, tombé en désuétude. Est-ce la réalité ouvrière qui a disparu ou, simplement, le nom qui a été remplacé par un autre ?

Gérard Mauger : La classe ouvrière a longtemps existé comme une réalité objective ancrée dans une condition dominée, mais aussi dans l'univers des représentations politiques (PCF et CGT), théoriques (marxisme), culturelles (d'Emile Zola à Jean Gabin). Si l'on s'en tient aux catégories de l'Insee, les ouvriers représentent, aujourd'hui, 6 millions de personnes environ, soit 20 % de la population active. Si on y ajoute les employés, dont les conditions de travail et de salaires ne sont pas très différentes, on atteint à peu près la moitié de la population active en France : de quoi réfléchir avant d'annoncer «la moyennisation» de la société...

Tout se passe comme si cette moitié de la population active était devenue invisible. En fait, la classe ouvrière et les classes populaires n'ont pas tant disparu du monde social que du monde des représentations... Celui de la représentation politique : déclin du PCF, de la CGT, éclipse totale des ouvriers dans la représentation parlementaire ; dans celles, théoriques, du monde social (discrédit du marxisme) ; et dans les représentations culturelles, romanesques, théâtrales, cinématographiques, où les personnages du «métallo» et du mineur ont longtemps incarné une éthique de la solidarité et de la virilité...

E & C : Comment expliquez-vous cette éclipse ?

G. M. : Elle s'explique, notamment, par les multiples transformations qui, depuis trente ans, ont affecté la condition des classes populaires. Dans le champ économique, la liquidation des anciens bastions ouvriers (mines, métallurgie, textile...), la mise en place de nouvelles technologies et de nouvelles stratégies managériales ont provoqué la réduction du nombre d'emplois ouvriers, la ruine des métiers ouvriers traditionnels, le chômage de masse et «l'insécurité sociale»... L'individualisation des tâches, des carrières et des rémunérations, la promotion de l'individu supposé autonome, responsable, «entrepreneur de lui-même» ont, par ailleurs, laminé les collectifs ouvriers, démantelés par la sous-traitance et fragilisés par la peur du chômage et l'espoir entretenu d'obtenir un CDI...

Mais la désagrégation du collectif ouvrier est aussi une conséquence des multiples effets de la massification scolaire. Déstructuré vers le bas par la précarisation, le chômage et la paupérisation, le monde ouvrier traditionnel s'est aussi désagrégé vers le haut par la quête du salut social dans la réussite scolaire. A l'autoélimination scolaire qui conduisait les enfants d'ouvriers à devenir ouvriers eux-mêmes sur le mode du «cela va de soi», s'est substituée la disqualification scolaire qui «condamne» aux emplois d'ouvriers ou d'employés déqualifiés, et contribue efficacement à l'autodisqualification du groupe ouvrier. A la promotion ouvrière interne qui permettait aux manoeuvres ou aux OS d'accéder à l'aristocratie ouvrière des OP, s'est substituée la seule voie de la promotion externe par la réussite scolaire.

Le développement des métiers de services a contribué à dévaluer le franc-parler et les valeurs de «virilité» des hommes des classes populaires traditionnelles au profit de «compétences relationnelles»... L'intériorisation progressive des valeurs consuméristes et d'une vision de la réussite sociale confondue avec la réussite financière va dans le même sens. Cette ouverture des classes populaires à la culture dominante, mais aussi la dévaluation des valeurs ouvrières traditionnelles s'accompagnent d'un renforcement des clivages internes aux classes populaires, à commencer par celui qui oppose «established» (les pavillonnaires) et «outsiders» (les exclus, les précaires), c'est-à-dire, grosso modo, les Français aux immigrés.

E & C : Quelles sont les conséquences pratiques sur le plan des revendications sociales ?

G. M. : Si les multiples forces de désagrégation qui s'exercent sur les classes populaires permettent de comprendre qu'il s'agit aujourd'hui d'un «monde dé-fait», il faut néanmoins rappeler qu'elles n'ont pas perdu, en France, toute capacité de résistance. Des conflits agitent sporadiquement le monde du travail, et, contre toute attente, la mobilisation de masse récente contre le CPE ou la victoire du «non» au référendum sur l'Europe s'apparentent à «la lutte des classes»... Il est vrai qu'on parle plus volontiers aujourd'hui de «désaveu des élites»... Mais «les classes» et «la lutte des classes» ne sont peut-être pas aussi obsolètes que beaucoup aimeraient le croire : la désuétude de ces catégories dans le lexique politico-médiatique est aussi la conséquence d'un combat idéologique... Par ailleurs, à l'ère de la mondialisation, il n'est pas exclu que le développement d'un capitalisme sauvage dans les pays émergents ne réactualise la question ouvrière là où on ne l'attend pas, avec des conséquences imprévisibles sur la condition et la conscience des classes populaires en France.

Les ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle), Gérard Noiriel, Paris, éditions du Seuil, 1986.

Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Olivier Schwartz, PUF, 1990.

Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Librairie Arthème Fayard, 1999.

parcours

Gérard Mauger, mathématicien de formation, s'est ensuite dirigé vers les sciences économiques et la sociologie. Il est directeur de recherches au CNRS et directeur adjoint du Centre de sociologie européenne (CNRS-EHESS).

Il est auteur de nombreuses publications, dont un article récent intitulé Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans, paru dans l'ouvrage collectif Les nouvelles luttes de classe en France (PUF, août 2006). Il vient de publier : L'émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, et L'entrée dans la vie d'artiste, tous deux aux éditions du Croquant.

Auteur

  • Pauline Rabilloux