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Des relations employeurs-salariés fondées sur l'altruisme

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 27.09.2005 | Pauline Rabilloux

L'introduction de l'expérimentation en économie a permis de tester la solidité de certaines hypothèses. La mise en évidence de l'altruisme dans les stratégies des salariés et des employeurs contredit le schéma économique classique leur attribuant une motivation purement égoïste. Une découverte utile pour gérer la motivation des salariés.

E & C : Les recherches en économie expérimentale ont permis de mettre en évidence, entre autres, des résultats concernant le marché du travail et, notamment, la question des salaires d'efficience. Pouvez-vous préciser ces résultats et comment ils ont été obtenus ?

Nicolas Eber : Une relation de travail simplifiée entre un employeur et un salarié est simulée dans le cadre «aseptisé» d'un laboratoire d'économie expérimentale. Un sujet joue le rôle de l'employeur, et un autre celui du travailleur. L'employeur intervient en premier en fixant un salaire compris entre 0 et 10 euros. Après avoir pris connaissance de ce salaire, le travailleur choisit un certain niveau d'effort caractérisé par un nombre compris entre 0 et 10. Davantage d'efforts de sa part est coûteux pour le travailleur mais rentable pour l'employeur. Chaque unité d'effort coûte au travailleur 0,25 euro et rapporte 3 euros à l'employeur. Le gain final du travailleur est égal à la différence entre le salaire et le coût de son effort, tandis que celui de l'employeur est égal à la différence entre la valeur provenant de l'effort du travailleur et le salaire versé.

L'analyse économique standard, qui prête aux acteurs des comportements purement égoïstes, prédit que, dans ce contexte, le travailleur, assuré de toucher le salaire fixé au préalable par l'employeur, fournira toujours le moindre effort et que, anticipant ce comportement opportuniste, l'employeur choisira lui-même le niveau de salaire le plus bas. Or, les observations expérimentales invalident totalement ce scénario : les employeurs offrent des salaires tournant autour de 5 euros et sont «récompensés» par les travailleurs, dont le niveau d'effort moyen se situe généralement entre 2 et 4.

Le modèle qui prévaut, ici, semble être celui de l'échange de dons décrit par l'économiste américain George Akerlof dans les années 1980. Celui-ci proposait une interprétation sociologique plutôt que strictement économique du salaire d'efficience. Bien payer les salariés, loin d'être un simple calcul rationnel permettant de maximiser les profits en s'assurant les meilleures compétences et en les fidélisant, engage un système de don contre don fondé sur la confiance et la loyauté, valeurs servant de ciment au groupe social.

E & C : Quelle incidence sur la gestion des ressources humaines pourrait-on anticiper à partir de ces résultats ?

N. E. : L'étape ultérieure est de déterminer quelle forme de contrat permet de renforcer l'échange de dons. Là encore, l'économie expérimentale apporte des résultats en ajoutant à la première expérience la possibilité, pour l'employeur, de sanctionner par une amende le travailleur qui ne fournit pas le niveau d'effort attendu. La théorie classique prédit que cette sanction sera incitative et conduira le travailleur à opter pour un niveau d'effort plus élevé. Or, les résultats expérimentaux montrent, au contraire, qu'en présence du mécanisme de sanctions, les employés fournissent en moyenne moins d'efforts. En fait, tout se passe comme si l'introduction de sanctions évinçait les incitations personnelles, morales, au coeur de toute relation de confiance. Autrement dit, les sanctions détruisent la confiance et la loyauté ! Les résultats expérimentaux indiquent donc que les incitations explicites fondées sur les mécanismes de sanctions substituent une solution coûteuse et peu efficace à une solution bien meilleure et «gratuite», puisque reposant uniquement sur la confiance et la réciprocité.

E & C : Ces résultats sont-ils soumis à des variations en fonction de l'origine des personnes testées ?

N. E. : Oui et non. Les études portant sur l'Europe et les Etats-Unis montrent, dans les deux cas, la prévalence spectaculaire du modèle de l'échange de dons sur le modèle économique standard qui suppose chez les individus des conduites purement égoïstes. Cependant, certains résultats récents semblent indiquer que l'échange de dons est moindre aux Etats-Unis qu'en Europe.

E & C : Quelle conclusion tirez-vous de ces expériences ?

N. E. : Les résultats des études entreprises en laboratoire mettent en évidence l'omniprésence de l'altruisme, du désir d'équité, de la confiance et de la réciprocité, bref, de motivations sociales dans les comportements stratégiques des individus. Il s'agit de résultats expérimentaux, et la réalité est certainement plus complexe. Cependant, les expériences ont été renouvelées et, dans tous les cas, les résultats sont suffisamment nets pour que cette composante éthique soit prise en compte par les personnes à qui incombe la responsabilité de motiver les hommes, ne serait-ce, d'ailleurs, qu'au nom de l'efficacité.

Réussir dans un monde complexe, R. Axelrod et M. Cohen, Odile Jacob, 2001.

La coopétition : une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, A. Brandenburger et B. Nalebuff, Village Mondial, 1996.

Un homme d'exception, S. Nasar, Calmann-Lévy, 2001.

parcours

Titulaire d'un doctorat en sciences économiques pour une thèse portant sur les relations de clientèle dans la banque, Nicolas Eber, agrégé, est professeur de sciences économiques à l'Institut d'études politiques de Strasbourg et membre du Large (Laboratoire de recherche en gestion et économie). Ses travaux de recherche portent notamment sur l'économie bancaire, l'économie expérimentale et l'économie du sport.

Il est l'auteur de Théorie des jeux (Dunod, 2004) ; et, en collaboration avec Marc Willinger, professeur de sciences économiques à Montpellier, de L'économie expérimentale (La Découverte, 2005).

Auteur

  • Pauline Rabilloux