« C'est un comble ! »

D'habitude si calme, mon client est manifestement furieux, lui qui fait si volontiers état de la constance de son caractère, et qui doit, en effet, sa réputation de "grand DRH à forte dimension sociale" (sic) à sa capacité à traverser sans broncher les conflits les plus difficiles.

Que s'est-il donc passé ?

« Invraisemblable, vous n'allez pas le croire ! Ce type, là, cet espèce de stagiaire envoyé par le siège, non mais pour qui il se prend ? C'est insupportable ! Vous savez ce qu'il me fait ? » Aucune idée, mais ça doit être très grave : haussement du menton, tripotage nerveux d'un trombone, aller-retour sans motif du fauteuil (cuir fauve, support inox, tout le monde ne peut pas être à la mode...) à la porte (capitonnée, genre notaire), Monsieur-le-grand-DRH-à-dimension-sociale est hors de lui.

« Cet apparatchik, ce gamin tout juste sorti de ses diplômes, le voilà qui va me pondre une note sur les soi-disant dysfonctionnements de notre division. Vous savez ce que j'y lis ? Je cite : les méthodes et outils de management en vigueur dans les sites pourraient être largement plus conformes aux Valeurs affichées par le groupe, en particulier les dispositifs d'évaluation, qui sont dangereusement utilisés comme des instruments de pouvoir. Fin de la citation. Et de quoi je me mêle ? »

Ah bon, c'est donc ça.

Evidemment, je suis un peu gêné. Je sais parfaitement que c'est vrai. Je ne connais pas ce gamin, mais il a visé juste : la pratique d'évaluation est le dernier bastion du pouvoir hiérarchique que détiennent encore les patrons d'activité, dans ce groupe industriel qui multiplie les organisations matricielles et les projets "en réseau". Arc-boutés pour la défense de ce symbole, l'usage qu'ils en font manque singulièrement de finesse, c'est le moins qu'on puisse en dire...

Je me lance :

« En réalité, c'est même pire : toutes les tensions mal assumées dans le quotidien explosent lors des face-à-face d'évaluation, jusqu'à des caricatures de pulsions hiérarchiques : commentaires désagréables sur les incompétences, notation imposée, chantage à la progression de carrière, marchandages d'objectifs, les patrons d'activités ont bien du mal à maîtriser cet aspect essentiel de leur fonction. Et les cadres concernés renâclent de plus en plus devant ce simulacre d'évaluation. Au total, un énorme gâchis. Ce gamin, comme vous dites, a raison : tant que vos directeurs seront incapables de maîtriser leurs pulsions hiérarchiques, vos systèmes d'évaluation resteront malheureusement une occasion de jouir furtivement des délices de l'abus de pouvoir. »

OEil assassin de Monsieur-le-grand-DRH-à-dimension-sociale. Je sens que je vais être victime, moi aussi, d'une violente pulsion hiérarchique...(Version client. Ce sont les pires...)