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Le grand entretien

« Le refus du déclassement contribue au sous-emploi des seniors »

Le grand entretien | publié le : 24.04.2023 | Frédéric Brillet

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« Le refus du déclassement contribue au sous-emploi des seniors »

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Dans Le grand déclassement, son dernier essai publié chez Albin Michel, Philippe d’Iribarne montre que la mise en cause de l’honneur du métier nourrit un sentiment de déclassement tant chez les salariés du privé que du public.

Quel lien s’établit entre le sentiment de perdre l’honneur du métier et celui d’être déclassé ?

Quelle que soit leur activité professionnelle, les Français valorisent fortement la place que le travail leur donne dans la société, l’identité qu’il procure, le « rang » qui lui est associé. Leur préoccupation constante est de ne pas déchoir, ni de leur propre fait – en n’étant pas à la hauteur des exigences associées au travail, ni du fait d’autrui, en étant privé des prérogatives associées jusqu’alors à celui-ci. Mais c’est lorsqu’ils sont traités comme de simples « exécutants » qu’ils éprouvent le plus fortement ce sentiment de déclassement, qui n’épargne pas les cadres. Par exemple, on a pu constater que les directeurs d’agences bancaires souffraient de voir des algorithmes gérés par le siège prendre des décisions concernant leurs clients. Nombre de managers intermédiaires se sentent coupés des dirigeants qui n’appartiennent plus à leur monde et rétrogradés au rang des salariés ordinaires. Ils se sentent dépouillés de ce qui faisait le cœur de leur métier : la prise de décision.

Vous établissez un lien entre le sentiment de déclassement personnel et celui du pays…

Le déclassement personnel peut faire écho à un sentiment plus large de déclassement collectif au sein d’une France qui a perdu son rang parmi les nations. Cette perte collective, le sentiment de déchoir qui en résulte, affecte chaque Français tant le rang de chacun ne dépend pas seulement de sa situation personnelle mais de celle d’ensembles plus larges auxquels il appartient : sa famille comme son pays. Réciproquement, le sentiment de déclassement personnel est à la source d’une démobilisation qui dissuade de travailler dur, avec des effets collectifs significatifs.

Ce phénomène se constate-t-il dans d’autres pays ?

Le déficit de reconnaissance dont se plaignent les salariés français dans les enquêtes est nettement supérieur à celui qu’évoquent leurs homologues allemands, britanniques ou américains. Les évolutions du monde du travail que l’on retrouve dans l’ensemble des pays industriels, avec le poids croissant des actionnaires et des clients ou la multiplication de procédures pilotées par l’informatique ont des effets plus négatifs en France qu’en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Car dans l’Hexagone, l’honneur professionnel repose davantage sur l’autonomie de l’homme de métier.

En quoi les nouvelles techniques de management contribuent-elles au sentiment de déclassement ?

Les Français ont besoin que leurs tâches quotidiennes s’inscrivent dans un grand dessein. C’est l’idée du chef-d’œuvre, magnifiée par les Compagnons du Devoir. Il peut aussi bien s’agir de soigner des malades que de concevoir un nouveau produit ou d’élaborer un plat… L’essentiel tient à ce que cette tâche mobilise intelligence, créativité et savoir-faire. Or cette aspiration se trouve aujourd’hui contrariée par la standardisation des métiers, la multiplication de normes tatillonnes et de processus rigides qui rognent impitoyablement les marges de manœuvre des travailleurs. Les salariés désenchantés expriment très clairement ce sentiment de dépossession. Ils disent n’en plus pouvoir d’être traités comme des « robots », des « machines », des « pions »…

Les administrations sont-elles concernées ?

Dans l’administration également, la logique bureaucratique et technocratique se heurte à la logique des métiers. La logique bureaucratique privilégie les règles qui s’imposent à tous, les procédures conçues pour les cas généraux. Elle se méfie hautement des adaptations locales à la spécificité de chaque situation. Au contraire, la logique du métier privilégie l’intelligence des situations, tel que chacun les apprécie au cas par cas. Elle prend du recul par rapport aux règles générales et met sans cesse leur pertinence en question dans chaque cas particulier. De plus, elle fait grand cas de l’autonomie du corps formé par ceux qui partagent un métier et, à l’intérieur de ce corps, de chacun de ses membres. Elle ressent comme une déchéance le fait d’être soumis aux injonctions de ceux qui, n’étant pas du métier, en ignorent les finesses. Cela se ressent particulièrement à l’hôpital : soumis à la rationalisation des coûts imposée par la tarification à l’activité (la T2A), les personnels de santé éprouvent un sentiment de déclassement.

La dévalorisation des diplômes nourrit-elle le sentiment de déclassement ?

L’écart entre le niveau de formation et le type d’emploi auquel il est possible d’accéder est évidemment en cause. Les salariés des jeunes générations tendent à accéder à des postes de niveau nettement inférieur à ceux qu’il a longtemps paru normal de posséder avec le diplôme qu’ils ont obtenu. Ainsi, il y a quelques décennies, un titulaire d’un master (bac + 5) devenait cadre sans problème, mais ce n’est plus le cas, en particulier pour les masters en sciences humaines. Les enquêtes révèlent un vif sentiment de frustration chez ceux qui se retrouvent dans une position inférieure à celle qu’il leur paraissait légitime d’obtenir. Chez les diplômés issus de l’enseignement professionnel, un autre élément intervient qui nourrit leur sentiment de déclassement : la distinction entre qualification et compétences. La qualification, strictement liée aux connaissances techniques de chacun, attestée par un diplôme et renforcée par son expérience professionnelle, détermine le rang social auquel un individu peut légitimement prétendre. Au contraire, la compétence inclut du savoir-être et des capacités relationnelles non sanctionnés par un diplôme et dont l’employeur est seul juge. Les diplômés de l’enseignement professionnel peuvent percevoir la prise en compte de ces compétences humaines et relationnelles comme une forme d’arbitraire qui permet à l’employeur de les dévaloriser.

Comment améliorer le savoir-être des élèves de l’enseignement professionnel souvent issus de milieux défavorisés ?

Il serait souhaitable d’intégrer plus de professionnels fiers de leur métier et venus des entreprises dans le corps enseignant des lycées professionnels, pour revaloriser ces filières. Car au cours des dernières décennies, on a voulu revaloriser l’enseignement professionnel en le rapprochant de l’enseignement général au nom de l’égalité. En conséquence, les lycées professionnels ont développé des enseignements théoriques dispensés par des professionnels de l’éducation, férus de connaissances théoriques et ayant une vision souvent négative des métiers industriels. Il ne sera pas facile de revenir en arrière…

Mais le déclassement peut aussi être volontaire et exprimer un refus de s’engager dans une carrière classique…

Je dirais qu’on a plutôt affaire à une manière de réagir au déclassement associé aux carrières classiques. Parmi les diplômés des écoles les plus prestigieuses pour qui l’évidence était naguère d’entrer dans une grande entreprise avec l’ambition d’arriver à sa tête, un bon nombre d’entre eux s’orientent vers une entreprise de taille modeste. Ainsi, pour les polytechniciens fraîchement sortis de l’École en 2018 et recrutés par une entreprise, 27 % l’ont été dans une PME de moins de 50 salariés. Quelques-uns ont même préféré se lancer dans la création de leur propre entreprise, malgré des débuts souvent plus difficiles. Le phénomène le plus spectaculaire, objet d’innombrables commentaires, est le départ, au bout de quelques années de carrière, de certains de ceux qui ont « réussi » vers des activités traditionnellement considérées comme beaucoup moins prestigieuses mais qui commencent à être vues d’un tout autre œil.

Ce refus du déclassement contribue aussi à expliquer le sous-emploi des seniors, dites-vous…

En 2019, le taux d’activité des 60-64 ans en France n’était que de 32,7 % contre 46 % pour la moyenne des pays de l’Union européenne, et 70 % pour le Japon ou la Suède. La raison de cet écart tient pour partie au refus français de déchoir en acceptant une position inférieure à celle que l’on occupait jusqu’alors. Dans bien des pays, tel le Japon, où les seniors sont nettement plus nombreux à travailler qu’en France, il paraît aller de soi qu’on ne leur demandera pas les mêmes performances qu’à de plus jeunes. En contrepartie, ils ne peuvent prétendre au même salaire. Ainsi, en 2000, au Japon, le salaire masculin des 65 ans ne dépassait que de peu la moitié de celui des 50-54 ans. Mais, dans une vision française, dire que, pour garder un emploi, les seniors doivent accepter d’être moins payés, c’est affirmer qu’ils ne méritent plus le rang qui fut le leur, ce qui est difficile…

Pour échapper au sentiment de déclassement, les Français doivent-ils renoncer à la culture de l’honneur professionnel ?

Croire cela possible serait se leurrer. La vision française de l’honneur n’est pas liée à un temps particulier. Elle a profondément marqué la Révolution française qui, tout en rejetant les privilèges liés au sang, a voulu que tous accèdent à une forme de noblesse. La révolution industrielle a donné une forme nouvelle à ce désir. Elle a vu s’épanouir une aristocratie ouvrière. Certes, la société française n’est pas à l’abri du risque de devenir sa propre caricature. Mais c’est en redonnant vie à ce qu’elle a de meilleur qu’elle peut repartir de l’avant.

L’auteur

Diplômé de l’École polytechnique (promotion 1955), de l’École des mines de Paris (1960) et de l’Institut d’études politiques de Paris (1960), Philippe d’Iribarne a mené une carrière de chercheur en sciences humaines dans le champ sociologique et anthropologique jusqu’à être promu directeur de recherche au CNRS. Il a écrit de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés au multiculturalisme, à la religion et à la modernité, dont La logique de l’honneur et L’étrangeté française.

Auteur

  • Frédéric Brillet