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Entretien : « Beaucoup arrivent dans l’indépendance sans être bien équipés »

Le point sur | publié le : 09.05.2022 | N. T.

Sociologue, Julie Landour est maîtresse de conférence à l’université Paris-Dauphine. Spécialisée sur le travail indépendant, elle est notamment l’auteure d’une thèse sur les Mompreneurs, ces femmes qui choisissent l’entrepreneuriat pour mieux concilier travail et vie de famille.

Quels travailleurs regroupe-t-on sous le terme indépendants ?

C’est un ensemble extrêmement hétérogène. Historiquement, jusque dans les années 1970-1980, les agriculteurs, qui sont beaucoup moins présents aujourd’hui, formaient des bataillons entiers de travailleurs indépendants. Il y a aussi les artisans et les commerçants. Sans oublier des professions libérales, qui travaillent plutôt dans le secteur tertiaire et font partie de ce qu’on appelle les professions de prestige. Ces experts très qualifiés savent s’organiser pour contrôler leur segment professionnel, obtenir des compensations et des protections. Tous ces travailleurs sont rassemblés sous le terme d’indépendants, alors qu’ils n’ont pas du tout les mêmes niveaux de qualification, les mêmes types d’activité, ni les mêmes conditions de travail. Par ailleurs, l’indépendance donne une vision très idéalisée des situations d’emploi. Il vaut mieux parler de travailleurs non salariés, au sens où ils ne sont pas encadrés par la relation salariale qui suppose une subordination à l’employeur en échange de laquelle ce dernier a des devoirs à l’égard de l’employé, notamment en matière de protection sociale. Ceci peut d’ailleurs être discutable – et est discuté – concernant les travailleurs des plateformes de livraison, par exemple.

Est-on plus exposé à la précarité en tant qu’indépendant ?

Votre entreprise peut être tout à fait viable si vous êtes équipé pour entrer dans l’indépendance. Ce statut est historiquement marqué par une très forte reproduction sociale. On devenait indépendant de père en fils, c’était une transmission extrêmement genrée. Vous étiez entraîné dès votre plus jeune âge à devenir indépendant. Vous aviez acquis des manières d’organiser votre temps de travail, de construire des assises économiques en parallèle de stratégies d’épargne. Vous aviez des réseaux professionnels, tout un ensemble de ressources économiques et sociales qui vous permettaient d’entrer dans l’indépendance beaucoup plus facilement. L’élargissement de l’accès à l’indépendance, la transformation des profils des travailleurs indépendants, qui ont tendance à rajeunir et à se féminiser, a pour effet que beaucoup de personnes arrivent dans l’indépendance sans être aussi bien équipées. Quand en plus vous êtes une femme, votre famille n’est pas tournée vers la réussite de votre entreprise comme elle le serait pour une entreprise masculine. Nous constatons enfin des retours au salariat lorsque les personnes commencent à vieillir, que les corps s’abîment, ou après des accidents de la vie, des divorces par exemple, comme j’ai pu le voir au cours de ma thèse. Les femmes que j’avais interrogées se retrouvaient en général avec la garde de leurs enfants à temps plein et avaient besoin d’une assise sociale et économique plus forte.

Que signifie l’engouement actuel pour le travail non salarié ?

Cela dit en creux des choses sur la façon dont les individus perçoivent le travail salarié. Les injonctions à se réaliser par le travail sont de plus en plus fortes. Il faut s’y épanouir, avoir un travail passion. Ceci joue beaucoup dans cet idéal construit autour de l’indépendance. On se dit que l’on va pouvoir faire ce que l’on veut, travailler avec qui l’on veut. L’autre élément, c’est l’intensification du travail salarié ces vingt dernières années comme en rend compte l’enquête sur les conditions de travail de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Elle touche toutes les catégories socioprofessionnelles et tous les secteurs d’activité. Les salariés doivent travailler de plus en plus vite, à des rythmes qu’ils maîtrisent de moins en moins et les épuisent davantage. Le travail salarié tel qu’il est aujourd’hui diminue les possibilités d’exécuter correctement une tâche. En conséquence, certains ont cette aspiration à pouvoir respirer, faire les choses autrement. Ils pensent que c’est accessible via le travail indépendant. Mais c’est oublier, notamment, les très fortes amplitudes horaires du travailleur non salarié. Car le client peut aussi imposer des délais… Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des possibilités de retrouver une prise sur le travail. Enfin, il ne faut pas oublier un dernier phénomène, la perte de sens et le sentiment, notamment pour les femmes que j’ai pu étudier, de ne pas pouvoir accéder, dans le salariat, aux responsabilités qu’elles estiment être capables d’avoir…

Auteur

  • N. T.