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Le grand entretien

« Il faut passer d’une sécurité d’obligation à une sécurité de conviction »

Le grand entretien | publié le : 15.11.2021 | Pascale Braun

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« Il faut passer d’une sécurité d’obligation à une sécurité de conviction »

Crédit photo Pascale Braun

Directeur de l’École nationale d’ingénieurs de Metz (Enim), Pierre Chevrier a intitulé le projet stratégique de son établissement : « Révéler l’homme dans l’ingénieur ». Composante de l’université de Lorraine, l’Enim s’est associée à la création de la chaire Behaviour, qui met la réalité virtuelle à contribution pour travailler sur la prise de conscience des conséquences des actions et décisions.

Comment votre école d’ingénieurs appréhende-t-elle les questions de sécurité au travail ?

Avant la création de la chaire Behaviour, nous proposions déjà à nos étudiants en cinquième année un enseignement consacré à l’approche humaine de la sécurité. Optionnels, ces cours démontrent que la politique traditionnelle de la sécurité repose sur la formation, l’information, la réglementation, l’obligation de porter les équipements de protection individuelle. Or, la plupart des salariés vivent ces consignes comme des obligations qu’ils suivent pour se montrer bons élèves. Mais cela ne les empêchera pas de passer la tondeuse en short le week-end. Nous avons fait appel à des experts du risque et à des psychologues pour passer d’une sécurité d’obligation à une sécurité de conviction. Si le salarié prend réellement conscience du risque, il n’oubliera pas de porter ses équipements de protection au travail et il mettra aussi des pantalons, des lunettes et des gants pour tondre son gazon. Cette perception de la sécurité a rencontré tant d’écho, parmi nos étudiants comme chez nos entreprises partenaires, que nous avons choisi d’aller plus loin.

Quel est le principe fondateur de la chaire Behaviour ?

Cette chaire industrielle unique en France, créée par l’Enim et le 2LPN (Laboratoire lorrain de psychologie et neurosciences de la dynamique des comportements), part du principe que c’est toujours une erreur humaine qui se trouve à l’origine des accidents. Un jour ou l’autre, une personne malade, contrariée ou distraite fait ce qu’elle n’aurait pas dû faire. Nous ne parlons pas là d’un biais cognitif, mais de l’attitude qui consiste, par exemple, à pianoter sur son smartphone en conduisant. Celui qui pianote sait bien qu’il ne devrait pas, mais il vous répondra qu’il ne lui est jamais rien arrivé. En revanche, s’il cause un accident grave parce qu’il regardait son smartphone en conduisant, il sera marqué à vie par la conséquence de son acte et ne le fera plus jamais. L’objectif de Behaviour est de modifier le comportement de la personne en lui faisant ressentir cette sensation de perturbation extrême grâce à la réalité virtuelle. Les outils d’instrumentation de notre salle démontrent l’intensité du ressenti : les mouvements oculaires, la sudation, le rythme cardiaque illustrent qu’il se passe quelque chose. Cette approche doit créer une culture de la sécurité en changeant profondément le comportement de la personne. Nos travaux et nos équipements sont sans équivalent en France.

Qui sont vos partenaires ?

Sur le plan industriel, nous sommes associés à la centrale nucléaire EDF de Cattenom. Notre partenaire technique est l’entreprise luxembourgeoise Virtual Rangers, qui dispose d’un studio d’applications immersives en réalité virtuelle et augmentée particulièrement convaincant. Notre étude de la dynamique des comportements humains en industrie et leur influence sur la sécurité et la sûreté environnementale durera quatre ans. Ses résultats intéressent déjà plusieurs organismes publics, dont le département de la Moselle, l’Eurométropole de Metz et le service départemental d’incendie et de secours.

L’Enim utilise-t-elle la réalité virtuelle pour d’autres usages ?

Oui. La réalité virtuelle permet par exemple de modéliser un poste de travail qui n’existe pas encore, ou de faire découvrir une machine. La majorité de nos jeunes n’ont jamais vu un tour d’usinage. Il vaut mieux les laisser le manipuler en réalité virtuelle avant d’en approcher un vrai. Nos élèves se servent également de la salle de réalité virtuelle pour s’exercer à la prise de parole en public, au pitch ou à l’entretien d’embauche. Au long de leur cursus de cinq ans, ils n’ont l’occasion de rencontrer des recruteurs qu’à trois reprises. En VR, ils ont tout loisir de s’exercer et de se corriger. Mais il faut se méfier des effets de mode. Cette technologie ne vaut que si elle est encadrée par des experts.

L’industrie se plaint de manquer de candidats. Le secteur est-il en phase avec les attentes de vos élèves ?

C’est une question cruciale qui retient toute l’attention de notre commission d’orientation stratégique, exclusivement composée de chefs d’entreprise. Aujourd’hui, les candidats veulent pouvoir concilier les exigences de leur vie professionnelle avec leur vie de famille. Ils indiquent très naturellement au recruteur qu’ils veulent être libres le vendredi ou quitter le travail à 17 heures le lundi, ce qui n’était pas concevable pour les gens de la génération précédente. Ce fonctionnement est tout à fait possible à condition de savoir s’organiser et de déléguer pour être efficace.

Qu’attendent les entreprises de leurs jeunes ingénieurs ?

Avant d’élaborer notre projet stratégique, nous avons interrogé tous nos partenaires industriels pour leur demander ce qu’ils attendaient de nous. Tous nous ont conseillé de ne rien changer à notre formation scientifique et technologique, mais d’insister sur les compétences humaines. Nos élèves n’ont aucun problème d’employabilité, mais ce sont les soft skills qui feront la différence. C’est pourquoi nous insistons sur la nécessité de se connaître soi-même. Nos anciens diplômés témoignent de l’importance de se montrer adaptables et de savoir toucher à tout. Nous nous attachons donc à mettre en place des formations pragmatiques, toujours fondées sur la réalité du terrain.

Quelles autres missions assignez-vous à votre établissement ?

Nous nous impliquons fortement dans la formation tout au long de la vie et dans la validation des acquis de l’expérience. Cette demande est en forte croissance dans toute la filière industrielle, de la PME au grand groupe, et nous nous devons d’accompagner cette mutation. Nos jeunes sont également très demandeurs de formations à l’international. L’apprentissage de la langue n’est plus la principale motivation : ils veulent réellement découvrir d’autres cultures industrielles et d’autres cultures tout court. Comme ils aiment l’exotisme, ils apprécient les possibilités d’échange avec l’University of science and technology (NUST) de Nanjing, que nous avons contribué à créer. Lors de son implantation en Chine, notre établissement messin n’a pas obtenu beaucoup de soutien politique côté français. Je me suis donc tourné vers les patrons des grandes entreprises européennes implantées en Chine. Eux ont applaudi notre initiative et nous ont accueillis à bras ouverts. Le comité de pilotage qu’ils ont formé s’est transformé en réseau qui ouvre aujourd’hui des possibilités de stages dans des entreprises chinoises. Nos élèves y découvrent un autre univers et en reviennent transformés.

Parcours

Diplômé de l’Enim, où il a soutenu en 1998 une thèse sur les applications militaires du blindage, Pierre Chevrier a exercé à l’Institut français du pétrole. Il est ensuite revenu dans son établissement d’origine en tant que professeur des universités en mécanique des matériaux, puis en tant que directeur, de 2011 à 2015 puis de 2016 à ce jour. Il a encadré une vingtaine de thèses en contrat avec l’industrie. Il est également le directeur français de l’établissement de coopération universitaire sino-français University of science and technology (NUST) de Nanjing, qu’il a contribué à créer.

Auteur

  • Pascale Braun