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Le grand entretien

« Les mutations du travail sont ambivalentes »

Le grand entretien | publié le : 17.02.2020 | Frédéric Brillet

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« Les mutations du travail sont ambivalentes »

Crédit photo Frédéric Brillet

Publié sous la direction de François Dubet aux éditions La Découverte, l’ouvrage collectif Les Mutations du travail rassemble des contributions de sociologues, passe en revue les innovations technologiques, juridiques et managériales qui bouleversent le monde du travail.

Qu’est-ce qui a justifié la publication d’un ouvrage consacré aux mutations du travail dans leur ensemble ?

Derrière les désordres, craintes et frustrations que suscitent les mutations du travail, se constituent de nouveaux métiers et d’autres manières de travailler, que les chercheurs présents dans cet ouvrage tentent d’expliquer. Ces bouleversements sont souvent perçus négativement, comme découlant des contraintes imposées par le capitalisme financier et la mondialisation. Mais la réalité est plus compliquée et, à y regarder de près, ces mutations sont ambivalentes. Il ne faut donc pas lire ce livre comme une nouvelle plainte sur la dégradation du travail mais comme une interrogation sur son sens et son devenir.

Comment dans ce contexte appréhender l’intelligence artificielle ?

Un des contributeurs, Yann Fergusson, constate qu’elle crée simultanément la crainte d’une destruction et de la déshumanisation des emplois et l’espoir d’un progrès. Certains experts estiment que 42 % des emplois pourraient être remplacés, mais l’affaire est loin d’être tranchée car de nouveaux emplois peuvent apparaître et d’autres exiger la coprésence physique des travailleurs. L’intelligence artificielle va-t-elle diviser l’humanité entre ceux qui la maîtriseront et ceux qui la subiront ? On peut aussi imaginer qu’elle engendre un « homme augmenté », gardant la maîtrise mais développant ses capacités grâce à la puissance de l’outil et le libérant des tâches les plus routinières et épuisantes. Tous ces scénarios se conjuguent et sont possibles. Aujourd’hui comme hier, la technologie ne détermine pas tout, elle dépend de ce que nous en faisons, des choix politiques, éducatifs, sociaux et éthiques.

Les travaux évoqués dans ce livre montrent que la technologie est toujours porteuse de risques et d’opportunités pour les métiers…

C’est le cas du métier de décorateur de cinéma dont Gwenaële Rot étudie la mutation sous l’effet des techniques numériques de retouche d’images. Traditionnellement, le décorateur construisait des décors en amont du tournage. Avec le numérique, toute une partie du travail est réalisée après. Non seulement le métier traditionnel se rétrécit, mais il se déplace dans la chaîne de production en mobilisant des professionnels qui travaillent avec des ordinateurs. Certains décorateurs ont acquis une maîtrise technique et une réputation suffisantes pour superviser la totalité du processus et considèrent que leur métier intègre ces nouvelles compétences. D’autres n’interviennent pas dans la postproduction en raison des compétences techniques exigées, des coûts et de leurs engagements sur plusieurs projets. Pour eux, le métier s’est plutôt rétracté et dévalorisé.

Les nouvelles formes de travail indépendant posent aussi des questions inédites aux chercheurs…

Julien Gros s’interroge sur la saisie statistique de ces emplois qui empruntent à la fois à l’indépendance et au salariat. Les uns sont indépendants, mais n’ont qu’un seul client. Ils ont certains des inconvénients du salariat, sans ses protections. Les autres sont des indépendants qui dépendent moins de leurs multiples clients que de la plateforme qui les leur attribue. La saisie statistique de cette zone grise est d’autant plus incertaine que les auto-entrepreneurs composent un monde social extrêmement divers en termes de qualifications, d’origine sociale, de temps consacré au travail.

Les aspirations de ces indépendants sont donc diverses…

Certains indépendants choisissent ce statut pour les possibilités d’autonomie, de réalisation de soi, de liberté ou de flexibilité qu’il offre. D’autres le subissent et le vivent comme une régression sociale par rapport au salariat. Le travail indépendant effectué via des plates-formes est fondamentalement ambivalent, caractérisé par de nouvelles formes d’exploitation mais aussi par un accès facilité à l’emploi, notamment pour les jeunes.

Comment des changements dans l’organisation du travail impactent-ils les métiers ?

Nadège Vézinat consacre un chapitre aux maisons de santé pluridisciplinaires qui coordonnent de manière égalitaire l’activité de plusieurs médecins avec d’autres professionnels de santé. Toutes les décisions y sont prises collectivement, les infirmières et kinésithérapeutes y ont le même poids que les médecins. Cependant, ce mode de gestion n’est pas sans poser les problèmes de toute collégialité : lourdeur des prises de décisions, domination des médecins sur les autres professionnels, puisque les premiers prescrivent le recours aux seconds. Il reste que les maisons de santé pluri-professionnelles répondent aux aspirations des professionnels qui refusent, à la fois, l’exercice libéral traditionnel et les contraintes hospitalières.

Un autre contributeur montre que la révolution de « l’entreprise libérée » suscite des critiques inattendues chez les salariés concernés…

Certains pointent une fausse autonomie, les hiérarchies subsistant et les décisions ne tranchant pas toujours en leur faveur. À l’inverse, d’autres se plaignent de la charge mentale de la liberté, de l’individualisation et de l’autonomie responsable et regrettent parfois de ne pas être rassurés par des hiérarchies plus fortes. Au fond, s’ils aiment leur autonomie et la diversité de leurs tâches, les salariés regrettent parfois que cette liberté leur pèse.

La même ambivalence se constate dans le bilan que l’on peut faire du lean management…

Conduite pendant dix ans auprès de centaines de salariés sur onze sites, la recherche dirigée par Arnaud Stime mesure les effets des différentes versions du lean management sur la performance, l’efficacité et la santé au travail, à partir d’indicateurs multiples comme l’absentéisme et les accidents. Quand le lean management se présente comme une philosophie de la participation, il accroît le niveau de performance collective et a des effets positifs sur la santé des salariés. À l’autre extrémité, utilisé comme un outil technocratique centré sur les normes et la performance individualisée, il dégrade la santé sans accroître la performance collective. Entre ces deux extrêmes, les effets de ce type de management sont plus incertains. Le lean management a donc des effets contrastés en fonction des modes de gouvernance choisis par les managers, mais aussi des configurations plus ou moins favorables et des cultures professionnelles concernées. De la même manière qu’il n’y a pas de strict déterminisme technologique, peut-être n’y a-t-il pas de déterminisme du management.

Les mutations affectent aussi le droit du travail et par ricochet l’action syndicale. Comment les organisations perçoivent-elles ces changements ?

Lauriane Enjolras tente d’évaluer l’impact de l’instauration d’une instance unique, le comité social et économique, qui confie aux mêmes représentants, syndiqués ou non, le soin de favoriser une « cogestion à la française ». Aujourd’hui, patronats et syndicats résistent à cette évolution pour des raisons opposées : obligation de négocier pour les premiers, perte du contrôle syndical pour les seconds. Pour ce qui est de la négociation collective, le déplacement de la norme légale vers l’accord d’entreprise affaiblit potentiellement les syndicats attachés à la négociation collective au niveau des branches. Les organisations syndicales pressentent un risque de concurrence par ces nouveaux acteurs légitimés par le législateur, et qui peuvent les évincer, notamment dans les petites entreprises. Dans ce contexte, les syndicats doivent s’adapter à l’évolution de la nature de la négociation en rupture avec la tradition française. Sans cette mutation, la distance entre le rôle national des syndicats et leur place dans les entreprises risque de se creuser plus encore.

Parcours

François Dubet a été directeur scientifique de la Fondation pour les sciences sociales jusqu’en 2018. Professeur émérite à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il a supervisé un ouvrage qui présente les travaux des chercheurs lauréats de l’appel à projets lancé en 2018 par la Fondation pour les sciences sociales sur le thème « Les mutations du travail ».

Auteur

  • Frédéric Brillet