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Le grand entretien

« La subordination du salarié n’est pas nécessaire à la productivité »

Le grand entretien | publié le : 08.07.2019 | Frédéric Brillet

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« La subordination du salarié n’est pas nécessaire à la productivité »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans l’ouvrage collectif Manifeste pour le Progrès Social, une meilleure société est possible, qu’il a dirigé et publié à la Découverte, Marc Fleurbaey s’inscrit dans la perspective d’une révolution tranquille qui appelle à réformer rapidement tant l’État-providence que la gouvernance des entreprises. Et ce pour conjurer les menaces politiques, économiques, sociales et environnementales que fait peser sur le monde le modèle capitaliste dérégulé et centré sur l’actionnaire.

Pourquoi considérez-vous l’organisation traditionnelle de l’entreprise privée « anachronique à l’âge de l’égale dignité et de la démocratie » ?

La subordination du salarié à son employeur n’est ni nécessaire ni favorable à la productivité. Des entreprises avec des salariés de niveaux de qualification les plus divers (depuis les entreprises de nettoyage aux cabinets d’avocats) fonctionnent très bien avec un modèle horizontal où chacun peut se sentir partie prenante de l’organisation. Le modèle hiérarchique est une survivance de l’esclavage et du servage, et la position du salarié subordonné était considérée comme indigne d’un citoyen par de nombreux observateurs au XVIIIe siècle. Il est regrettable qu’elle ait fini par devenir la norme.

Vous regrettez que les consommateurs et salariés ne contribuent guère par leur choix d’employeur ou de client « à la sélection des firmes performantes du point de vue de l’optimum collectif ».

Les entreprises sont, parfois malgré elles, entraînées dans une course vers le bas pour baisser les coûts, au détriment de la prise en compte des externalités sociales (formation insuffisante dans le travail, turnover excessif, problèmes de santé physique et mentale, conséquences sur les villes et quartiers) et environnementales. On se retrouve alors dans un mauvais équilibre où la collectivité doit absorber les coûts externes du système productif. Outre l’action de la puissance publique, les consommateurs et investisseurs peuvent jouer un grand rôle pour affirmer leurs préférences « éthiques », mais de nombreux obstacles limitent ce canal d’influence. Leur motivation n’est pas toujours très forte face à leurs intérêts financiers immédiats, et surtout, l’information sur les performances sociales et environnementales des entreprises reste insuffisante. Les salariés sont encore plus contraints par la menace du chômage, qui les amène à accepter des emplois qui ne correspondent pas vraiment à leurs préférences.

Que peut-on faire pour rendre l’entreprise plus démocratique et conforme au bien commun ?

Au modèle centré sur la valeur pour l’actionnaire, le pouvoir de celui-ci et le profit, il faut substituer un modèle centré sur la valeur pour les parties prenantes, une gouvernance inclusive (par exemple, sous forme de cogestion), et une adaptation des indicateurs pour considérer en particulier la ressource humaine comme un actif et non comme un coût. La réflexion engagée avec la loi Pacte va dans le bon sens, mais trop timidement. Il faut aussi s’interroger sur la responsabilité limitée : la prise de risque est excessive dans certains secteurs, notamment dans le secteur financier. Nous ne sommes pas favorables à un modèle rigide et uniforme, il faut plutôt développer un écosystème d’entreprises humaines, avec des entreprises en cogestion, des coopératives, des entreprises à mission, des entreprises sociales, etc. Mais la loi doit contraindre l’ensemble des entreprises à adopter des principes vertueux. Nos voisins allemands sont plus avancés que nous sur la cogestion, même s’ils ne vont pas assez loin à nos yeux, et il existe un modèle d’entreprise européenne, inspiré du modèle allemand, qui mériterait un peu plus de promotion.

Dans cette perspective de progrès social, quel est le rôle des statuts sociaux et des pouvoirs ?

Les inégalités de statuts et de pouvoir comptent beaucoup pour les gens. Il faut conserver les aspects positifs de la décentralisation de l’économie de marché, tolérer certaines inégalités de ressources, mais faire très attention à la concentration des pouvoirs et aux inégalités de statuts qui y sont associées. Il faut aller vers une société « participative » où chacun se sent partie prenante des décisions importantes qui affectent sa vie dans et en dehors de l’entreprise.

Quelle différence faites-vous entre le modèle d’État-providence dont vous reconnaissez les limites et l’État émancipateur que vous appelez de vos vœux ?

L’État émancipateur ne remplace pas l’État-providence mais le prolonge avec une ambition plus poussée. La protection est importante pour assurer une sécurité contre les risques principaux de la vie mais ne suffit pas. L’État doit aussi garantir la dignité et l’autonomie de chacun par les droits nouveaux à la participation dans tous les secteurs, y compris dans l’entreprise réformée. Nous nous inspirons en partie du modèle scandinave, mais celui-ci repose sur une forme centralisée de dialogue social qui a ses vertus mais n’est pas facile à exporter dans les pays où cette tradition de dialogue et de coopération n’existe pas. L’entreprise a besoin d’une réforme plus en profondeur pour amener le dialogue au plus près des parties prenantes. Nous proposons aussi de renforcer les missions de l’État en matière de taxation des externalités et de protection de la concurrence.

Comment s’articulent la réforme de l’État et celle de l’entreprise ?

La réforme de l’entreprise nécessite l’intervention de la loi, donc de l’État, car la bonne volonté des entrepreneurs éclairés ne suffira pas. L’État lui-même doit renforcer les mécanismes de participation dans son administration. Le système politique doit aussi se libérer de l’emprise des lobbies et intérêts économiques et développer des mécanismes participatifs et des formules électorales qui permettent aux électeurs de mieux exprimer leurs préférences. Difficile de dire par où commencer. Tout se tient dans une société où les potentats petits ou grands se maintiennent en place en s’épaulant mutuellement. La pression de la société civile, voire de la rue, peut contribuer à débloquer la situation. On peut penser ce qu’on veut des gilets jaunes, mais ils ont réussi à mettre en lumière notre déficit démocratique et à susciter des efforts multiples de participation à l’échelle locale.

Peut-on faire accepter ces nouveaux modèles aux dirigeants ?

La culture managériale est en train d’évoluer. Regardez par exemple le site des Corporate Rebels qui explore le monde à la recherche d’entreprises alternatives. Les millennials ne se voient pas un avenir de cadre d’entreprise classique. Il faut réenchanter le travail, et lui donner du sens lié aux besoins de la société. Bien sûr, la transition ne se fera pas facilement. La réforme de l’entreprise est particulièrement pénible pour l’encadrement intermédiaire, qui est hypertrophié dans un modèle hiérarchique où le contrôle est excessif mais nécessaire en l’absence de confiance. Nous allons vers une entreprise où les leaders sont des leaders de proximité choisis et renouvelés par leurs pairs, et des leaders centraux choisis par une procédure démocratique.

Quelle est la réaction des milieux d’affaires américains à ce type de thèse ?

Les milieux d’affaires anglo-saxons ne sont pas aussi dogmatiques qu’on le croit. Ils s’interrogent d’autant plus sur le modèle de la valeur pour l’actionnaire qu’ils l’ont poussé plus à fond que d’autres régions du monde et en voient les conséquences néfastes. Le mouvement des benefit corporations (B-corp) vient des États-Unis et se répand en Europe (entreprises à mission). Je travaille actuellement avec un chercheur d’un cabinet de consulting d’envergure mondiale sur la façon de repenser le reporting de l’entreprise pour réaligner la gestion d’entreprise avec le bien commun. Cela dit, les résistances sont très fortes et la partie est loin d’être gagnée.

Parcours

Né en 1961, Marc Fleurbaey est un économiste français, chercheur et enseignant depuis 1994 en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, il est professeur d’économie et d’affaires publiques à l’université de Princeton depuis 2011. Il a également été titulaire de la chaire économie du bien-être au Collège d’études mondiales et administrateur de l’Institut national de la statistique et des études économiques. Ses recherches en économie et en philosophie ont été consacrées à l’économie normative, la justice distributive et l’évaluation des politiques publiques. Les principaux domaines d’application sont la mesure de la protection sociale, les politiques climatiques, les priorités en santé et la fiscalité optimale.

Auteur

  • Frédéric Brillet