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Le Ramadan en entreprise : Le flottement des DRH

Le point sur | publié le : 18.06.2018 | Lys Zohin

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Le Ramadan en entreprise : Le flottement des DRH

Crédit photo Lys Zohin

Comment les entreprises doivent-elles et peuvent-elles concilier le jeûne du Ramadan et les obligations de sécurité et de santé de leurs collaborateurs concernés ? Entre la nécessaire neutralité et les mesures conservatoires, le chemin est étroit. Du coup, les DRH tâtonnent et ce n’est pas le droit qui est de nature à leur donner les réponses à leurs incertitudes. Décryptage.

« Le cas le plus hallucinant a été, peu avant le début du mois de Ramadan, une lettre de la part d’une entreprise franco-britannique demandant à tous ses salariés de “partager ce moment” avec ceux qui jeûnaient en faisant de même et, qui plus est, d’indiquer leur choix à la direction… Et bien sûr, rien de tel n’avait été fait pour Kippour ! », s’étrangle Patrick Banon, associé à la chaire Management, diversités et cohésion sociale de l’université Paris-Dauphine. Difficile, selon ce spécialiste des sujets religieux dans l’entreprise, de trouver pire pratique, puisque tout, dans cette initiative, est de fort mauvais aloi, et principalement l’idée de singulariser un groupe d’individus, « au nom d’une ouverture d’esprit plus britannique que française, d’ailleurs, analyse-t-il, et qui va totalement à l’encontre de la notion de cohésion des équipes. »

Une maladresse, certes, mais comment se comporter exactement ? « Une bonne partie des DRH sont mal à l’aise avec le fait religieux en entreprise », poursuit le professeur Banon, qui en a interrogé plus d’un sur ce sujet. Question d’histoire, celle de la France – de la Révolution à la décolonisation – mais aussi question d’émotion, celle que suscite automatiquement un sujet appartenant à la sphère privée et à l’intime. Autant d’éléments également de nature à expliquer la méconnaissance des religions qu’il constate chez les DRH.

Conséquence, en tout cas, plus d’un tâtonne. Pas étonnant dans ces conditions que le ministère du Travail ait éprouvé le besoin de publier un Guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées, comme il l’a fait début 2018. Ce qui n’empêche pas certains DRH et managers de rechigner encore à en parler, tandis que d’autres en font trop, comme ceux qui ont offert, sans que les salariés l’aient demandé, une salle de prière dans leur établissement, raconte Patrick Banon. Attention, en effet, à ce que certaines initiatives n’aient pas l’effet inverse de celui prévu, en stigmatisant une partie de l’effectif, qui s’en serait bien passée… Concernant le mois de Ramadan, qui vient de se terminer, la situation est tout aussi délicate. Du fait que « le droit du travail ne permet pas aux entreprises de poser des questions aux collaborateurs sur leurs pratiques religieuses – pas plus que sur leur appartenance religieuse, d’ailleurs, elles ne peuvent pas savoir, officiellement, qui jeûne et qui ne jeûne pas », précise Sophie Gherardi, directrice du Centre d’étude du fait religieux contemporain.

Impact de la pratique

Que faire alors ? D’abord, les DRH ne doivent être mus que par une chose : non pas la pratique du jeûne pendant le mois de Ramadan, puisque le Code du travail pose le principe de non-discrimination, tandis que la Constitution de 1946 consacre la liberté de manifester ses convictions religieuses, mais « l’impact de cette pratique, notamment sur la sécurité et la santé », précise Patrick Banon. Des responsabilités croisées, d’ailleurs, le salarié – on pense à un grutier sur un chantier ou un chauffeur de poids lourd sur l’autoroute – étant lui-même responsable de veiller à sa sécurité et à celle d’autrui.

Le principe de l’impact étant posé, encore faut-il le conjuguer au présent dans l’entreprise… Pas toujours évident. D’abord, prévient Patrick Banon, « il faut redonner aux managers la liberté de gérer, au cas par cas, et anticiper les choses pour ne pas avoir à les subir ». Certes, mais comment ? Au nom de la liberté de manifester ses convictions religieuses, il est impossible pour un manager ou un DRH de mettre en congés forcés un salarié qui pratiquerait le jeûne et encore moins de le licencier. Cependant, selon le Guide pratique du fait religieux, « dans l’hypothèse où il est établi que le/la salarié(e) n’est pas en capacité d’exécuter son travail dans les conditions de sécurité requises, vous devez le/la retirer de son poste de travail. Ce retrait constitue une mesure de précaution et de préservation de la santé et de la sécurité du/de la salarié(e) lui/elle-même et, le cas échéant, des collègues et des tiers. Pendant la période non travaillée, vous pouvez maintenir la rémunération mais n’y êtes pas tenu ».

En outre, le Code du travail, s’il pose bien un principe général de non-discrimination, en exprime également un autre, le fait que la religion n’est pas prise en compte dans les aménagements obligatoires auxquels les employeurs doivent se soumettre (comme c’est au contraire le cas pour le handicap). Pas question, donc, pour un salarié d’exiger d’arriver plus tard au travail, par exemple… Cela étant dit, puisque l’entreprise a l’obligation de créer des conditions de sécurité pour tous ses salariés, cela peut vouloir dire, de manière générale, aménager les horaires ou alléger la charge de travail, « mais uniquement si le salarié concerné en fait la demande et si l’aménagement est faisable sans perturber le fonctionnement général de l’entreprise », souligne Patrick Banon. Au cas par cas, donc, sans oublier le principe d’équité pour tous et de non-stigmatisation d’un groupe.

Médecine du travail

Et alors que les non-dits persistent dans les entreprises, certains, comme Ryadh B., qui travaille depuis trois ans au sein d’un institut de recherche à Paris, aménagent eux-mêmes leurs horaires… « Par définition, je ne prends pas de pause déjeuner, ni de pause cigarette pendant la journée. Du coup, j’arrive un peu plus tard le matin », explique-t-il. Sa hiérarchie et ses collègues savent-ils qu’il fait le Ramadan tous les ans ? « Ils s’en sont aperçus, ne serait-ce que parce que je suis fatigué pendant cette période, et ils m’ont posé quelques questions, mais nous en parlons peu. J’apprécie l’empathie, bien sûr, mais je ne veux pas me mettre en avant. Après tout, nous sommes dans un cadre professionnel », conclut le jeune homme.

Au-delà d’un meilleur confort, s’il y a urgence concernant la santé d’un salarié ou sa sécurité et celle d’autrui, « le seul recours possible, la seule possibilité légale, c’est la médecine du travail », relève Patrick Banon. « Le thème de la santé et de la sécurité est d’autant plus épineux à gérer que certains salariés sont dans le déni, jurant qu’ils ont l’habitude de jeûner et n’ont aucun problème », souligne pour sa part Sophie Gherardi. Là encore, une seule solution, le cas par cas, associé à l’anticipation et à la vigilance, bien sûr. D’ailleurs, rien n’empêche d’avoir à l’esprit le fait que l’Islam interdit à tout croyant de mettre sa propre santé en danger dans le cadre du Ramadan et stipule que le jeûne soit rompu en cas de problèmes de santé, sans compter que plusieurs exemptions sont prévues pour les voyageurs, les femmes enceintes, les vieillards, les malades… Ainsi, « en cas de canicule, il faut prévoir de s’hydrater sur un chantier, remarque Patrick Banon. Le Coran le permet et cela se pratique en Arabie saoudite, par exemple ». Encore faudrait-il que pratiquants et DRH en soient conscients… Ces derniers auraient de toute façon intérêt à s’intéresser aux religions, ne serait-ce que parce que, selon de récentes enquêtes, la religiosité s’accroît dans la société. Et les dernières estimations font état, sur les quelque six millions de musulmans de France, d’une légère progression, ces dernières années, de l’observance du jeûne pendant le mois de Ramadan (à environ 75 % à 80 % actuellement, contre 70 % selon un sondage Ifop de 2011). Forcément, parmi ces jeûneurs, on trouve des salariés, vis-à-vis desquels il faut, selon Patrick Banon, instaurer une « neutralité bienveillante » – comme pour tous les autres.

Neutralité religieuse

La loi du 8 août 2016 sur le travail donne une base juridique claire aux entreprises qui souhaitent instaurer une neutralité religieuse dans leur règlement intérieur (avec l’article L. 1321-2-1 qui conduit à limiter l’expression des convictions personnelles, notamment religieuses, des salariés).

Principe de non-discrimination

L’article L. 1132-1 du Code du travail pose un principe général de non-discrimination et liste l’ensemble des qualités que l’employeur a l’interdiction de prendre en considération lorsqu’il prend une décision vis-à-vis d’un salarié. Ce sont « son origine, son sexe, ses mœurs, son orientation sexuelle, son identité de genre, son âge, sa situation de famille ou sa grossesse, ses caractéristiques génétiques, la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, son appartenance ou sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, ses opinions politiques, ses activités syndicales ou mutualistes, ses convictions religieuses, son apparence physique, son nom de famille, son lieu de résidence ou sa domiciliation bancaire, ou son état de santé, sa perte d’autonomie ou son handicap, sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ».

Auteur

  • Lys Zohin