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Le fait de la semaine

Ubérisation du travail : Le défi de l’employé-indépendant

Le fait de la semaine | publié le : 18.06.2018 | Benjamin D’Alguerre

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Ubérisation du travail : Le défi de l’employé-indépendant

Crédit photo Benjamin D’Alguerre

Un amendement au projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » offre aux plateformes collaboratives la possibilité d’établir des chartes ouvrant un panel de droits sociaux pour leurs « collaborateurs ». En échange, ces derniers ne pourront plus plaider la requalification de leur relation en contrat de travail. Ce nouvel état de travailleur hybride « employé-indépendant » pourrait être un casse-tête pour les ressources humaines en entreprises.

Entre flexibilité absolue et sécurité totale, la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale a choisi la voie du compromis pour améliorer le quotidien des collaborateurs des plateformes de services type Uber, Chauffeur Privé ou Deliveroo. Garantir une forme « d’indépendance sécurisée » à ces auto-entrepreneurs – souvent à ce point assujettis à leurs donneurs d’ordres qu’on peine à les distinguer de salariés classiques – c’est le sens d’un amendement au projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » déposé le 10 juin dernier par le député LREM du Val d’Oise Aurélien Taché.

L’amendement – examiné en séance plénière vendredi 15 juin – soutenu par la ministre du Travail, propose ainsi aux plateformes numériques d’établir des « chartes » fixant les droits sociaux que celles-ci entendent déployer à l’attention des chauffeurs, livreurs et autres coursiers à vélo avec lesquels elles contractent. Les plateformes seront ainsi contraintes d’offrir à leurs free-lances de nouvelles garanties en matière de « revenu décent », de protection sociale, d’accès à la formation et à la validation des acquis de l’expérience (VAE), de sécurité au travail ou de prévention des risques professionnels. « Hier, le cycliste de Deliveroo ne portait même pas de casque et les plateformes ne donnaient pas spécialement de consignes en matière de prévention », se souvient Jean-Paul Thonier, consultant spécialiste de la santé au travail. « Sur le principe, ces chartes vont dans le bon sens en obligeant les employeurs à s’impliquer, ce qui est indispensable dans toute politique de prévention des risques. »

Autre avancée : les plateformes doivent s’engager à ne pas faire signer de clauses d’exclusivité à leurs travailleurs. La Loi Grandguillaume du 29 décembre 2016 (entrée en vigueur le 1er janvier 2018) interdisait déjà ce genre de conventionnements, mais uniquement pour les chauffeurs VTC. Ici, il s’agira d’étendre cette règle à tous les services proposés par les plateformes.

En échange de ces chartes – qui devront être homologuées par les Direccte pour être valables – le projet de loi garantit que la relation particulière qui unit travailleurs indépendants et donneurs d’ordres ne vaudra pas lien de subordination et ne pourra donc pas être requalifiée en contrat de travail par un juge. Soit l’exact contre-pied de la très récente décision des tribunaux du travail britanniques qui, début juin, ont reconnu aux chauffeurs travaillant pour Uber le statut de salariés, obligeant ainsi l’employeur à les rémunérer au tarif syndical et à leur accorder des congés payés.

De l’avis de juristes, le texte porté par le député du Val d’Oise ne saurait néanmoins écarter totalement le risque de requalification de la relation de travail. Amendement ou pas, les tribunaux devraient rester souverains en la matière affirment même certains pros du droit social. Vraiment ? « L’amendement sera dans la loi et les juges regardent la loi… », rétorquait Aurélien Taché le 13 juin dernier à l’occasion d’une rencontre avec l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis). Selon le parlementaire, les chartes mises en place par chaque plateforme ne sauraient constituer un « indice » menant à la requalification. À voir. En tout cas, migraines en vue pour les services RH des plateformes qui vont devoir jongler avec ce nouveau risque juridique. Et au-delà du risque, il va falloir inventer de nouvelles règles de relations sociales pour « gérer » ces collaborateurs pas salariés mais plus tout à fait indépendants. Un défi autant qu’un casse-tête.

Requalification ou pas du contrat

Pour autant, les indépendants n’étaient pas totalement dénués de protections. La loi El Khomri complétée par un décret du 4 mai 2017 obligeait déjà les plateformes à cotiser pour la protection contre les accidents du travail, la formation professionnelle ou la VAE. Uber, souvent montré du doigt, s’est distingué en la matière en proposant le service Protection Partenaire à ses 35 000 chauffeurs et coursiers ainsi qu’en montant un « Campus VTC » dédié au développement des compétences de ses travailleurs. Des initiatives qui restent cependant exceptionnelles dans le monde des plateformes, analyse Grégoire Leclercq, président de la fédération des auto-entrepreneurs (FDAE) : « La loi El Khomri n’a jamais été vraiment appliquée. Seuls les plus gros du marché ont pris des mesures contre les accidents du travail. Quant aux dispositions formation de la loi, elles relèvent à ce point de l’usine à gaz qu’elles n’ont pas été suivies d’effets », résume-t-il. Sur ce dernier point, l’échec semble moins en revenir à la mauvaise volonté des employeurs qu’à la complexité des calculs nécessaires à l’abondement du CPF des free-lances (lire encadré).

N’empêche. À en croire la FDEA, qui a en partie tenu le stylo lors de la rédaction de cet amendement, l’instauration de telles chartes serait de nature à « créer un équilibre subtil et innovant » entre le tout salariat et le tout free-lance. Grégoire Leclercq s’affirme favorable à l’extension de ces chartes à d’autres domaines : aides bancaires, mutuelles, clubs d’achats calqués sur des comités d’entreprise. Proposition généreuse… mais pas forcément dénuée d’arrière-pensées : « Entre 2012 et 2015, les plateformes n’ont eu aucun mal à trouver des travailleurs. Mais avec le temps, l’offre s’est raréfiée et les employeurs doivent multiplier les initiatives pour attirer ou conserver les auto-entrepreneurs. Ce qu’elles offriront dans leurs chartes peut constituer autant d’atouts au recrutement », annonce-t-il.

Davantage de droits

Les nouvelles dispositions de « l’amendement Taché » sont en tout cas saluées par les plateformes : « Nous encourageons tous les efforts visant à apporter [aux travailleurs] plus de protection et un meilleur accompagnement, tout en préservant la flexibilité qu’ils apprécient », indique-t-on chez Uber. Même satisfaction chez Florent Malbranche, dirigeant de Brigad, spécialisée dans les extras de l’hôtellerie-restauration : « Il semble très important d’attribuer plus de droits et de protection aux indépendants plutôt que de créer un statut particulier aux travailleurs des plateformes. En leur donnant un statut à part, on risquerait de les stigmatiser. »

En revanche, l’accueil est plus froid du côté des travailleurs eux-mêmes. Au CLAP (collectif des livreurs autonomes de Paris) qui milite pour la création de plateformes gérées directement par les travailleurs, on dénonce une « pseudo-sécurisation » des indépendants. « Les plateformes envisagent de se protéger avec l’aide d’un gouvernement complice et de chartes qui n’auront rien de contraignantes pour elles », tempête Jérôme Pimot, porte-parole du collectif. Preuve en est, selon lui, qu’aucun représentant des free-lances n’a été consulté par Aurélien Taché en amont de la rédaction de son amendement. Ce que l’intéressé confirme : « Mais s’ils souhaitent entrer en contact avec moi, je les invite », affirme, conciliant, le député du Val d’Oise. La CGT, quant à elle, est montée immédiatement au créneau face à « la manipulation grossière » de l’amendement. « Ce qui est visé, ce n’est en rien la protection sociale des travailleurs, c’est avant tout d’inscrire dans la loi que ces derniers ne peuvent être considérés comme des salariés », s’agace la Centrale de Montreuil. Procès d’intention ou prophétie ? L’avenir le dira.

Un CPF rénové pour les travailleurs des plateformes

L’article 60 de la loi El Khomri instaurait une règle de contribution des employeurs au CPF de leurs travailleurs calculée sur le prorata du travail effectué par le free-lance pour chaque plateforme avec lequel il contracte. Avec pour résultat un véritable casse-tête mathématique, tant pour les plateformes elles-mêmes que pour l’Urssaf, chargée de réaliser les savants calculs. L’amendement Taché propose de simplifier le système en instaurant un abondement CPF de 500 euros par an pour les travailleurs pouvant justifier d’au moins un demi-smic de chiffre d’affaires par mois, sur la durée d’une année (le montant définitif sera déterminé par décret). Problème : comment seront calculés ces abondements pour éviter la « proratisation » qui a déjà fait échouer la précédente tentative de contribution CPF ? La question est sensible : Aurélien Taché part sur le principe d’un « abondement plein » alimenté par l’employeur le plus régulier… et ce, même si l’indépendant travaille pour plusieurs plateformes. Une solution pour l’instant en demi-teinte car elle laisse ouverte la possibilité de contentieux entre employeurs, dont certains pourraient se sentir lésés à l’idée de payer pour d’autres.

Auteur

  • Benjamin D’Alguerre