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Le grand entretien

« Une fois lancée, l’alerte doit poursuivre son chemin »

Le grand entretien | publié le : 14.05.2018 | Sophie Massieu

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« Une fois lancée, l’alerte doit poursuivre son chemin »

Crédit photo Sophie Massieu

Dans Oser l’alerte, Marie-Noëlle Auberger et Jean-Paul Bouchet donnent la parole à ceux qui ont osé la prendre, pour dénoncer des dysfonctionnements. Selon eux, plus que de modifier la loi, il est urgent de créer des dispositifs d’appui aux lanceurs d’alerte. D’autant que la loi sur le secret des affaires, que la commission mixte paritaire devrait examiner le 17 mai 2018, pourrait leur compliquer la tâche.

Dans votre livre*, votre définition de l’alerte est plus large que celle donnée par la loi Sapin 2 en 2016. Quelle est-elle ?

Jean-Paul Bouchet : Il s’agit de tout acte consistant à alerter, la hiérarchie ou d’autres canaux, sur ce qui présente un risque. Celui-ci peut être environnemental, professionnel, sociétal, s’il s’agit d’un problème détecté chez un sous-traitant… Lancer une alerte, c’est oser une parole responsable auprès d’un tiers.

Marie-Noëlle Auberger : Et ce au nom de l’intérêt général. Et lui aussi il convient de le définir. Est-ce celui de la société tout entière ? Celui de l’entreprise ? Dans l’exemple que nous citons de la fraude aux Assedic faite par une association, l’intérêt général est bien celui de l’assurance chômage, qui ne doit pas être activée indûment.

Alerter c’est donc dénoncer des dysfonctionnements, s’attaquer à des structures parfois puissantes. Autant dire que cela ne va pas sans risques…

J.-P. B. : En effet. C’est un point commun des récits collectés : les lanceurs d’alerte se retrouvent toujours très isolés. Et ce même lorsque cette solitude n’apparaît pas tout de suite. Parfois même, au début, on admire le courage du lanceur d’alerte. Puis, devant les suites que va engendrer la dénonciation d’une anomalie, ou en raison de la pression de la hiérarchie, des collègues se rétractent, voire témoignent contre le lanceur d’alerte. Mises au placard, burn-out… L’issue, pour ceux qui osent parler, est rarement positive.

Dès lors, quelles sont leurs motivations ?

M.-N. A. : Pour beaucoup, cela tient à une certaine perception de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Pour eux-mêmes ou pour la collectivité dans son ensemble. La prise de parole naît aussi parfois de la vision de collègues en difficulté. En somme, la solidarité et l’empathie poussent à ne pas laisser faire, de même que la responsabilité professionnelle.

Inversement, qu’est-ce qui conduit à se murer dans le silence ?

M.-N. A. : La peur des conséquences, notamment pour son emploi, et celui des autres. Dénoncer des risques dans une usine peut amener à sa fermeture, et dès lors à des licenciements. On se dit aussi parfois que tout cela ne va servir à rien, qu’on va en prendre plein la figure en vain. C’est exactement ce qui s’est passé pour AZF notamment.

J.-P. B. : Face à une situation à risques, les individus n’ont pas tous la même capacité d’indignation. Ce qui m’a beaucoup frappé en recueillant ces témoignages, c’est la solitude extrême avant même d’avoir lancé l’alerte. C’est peut-être dans le moment préalable du questionnement qu’elle est la plus dense. Je parle ou je me tais ? Et à ce moment-là, on a besoin de conseils et de se confronter à d’autres points de vue. Sinon, on n’est plus sûr de rien.

Vous insistez beaucoup en effet dans cet ouvrage sur les appuis nécessaires aux lanceurs d’alerte. Vous en appelez à la « syndiquer », pour la rendre collective. Vous envisagez même la création d’une maison des lanceurs d’alerte.

M.-N. A. : Oui, il faut absolument rompre leur isolement. D’autant qu’une fois lancée, l’alerte doit poursuivre son chemin, avec ou sans son lanceur initial. Il faut que d’autres puissent s’emparer du problème soulevé et continuer le combat.

J.-P. B. : De plus, parfois, les alertes se limitent à la dénonciation d’individus, qui commettent tel ou tel acte répréhensible. Mais en réalité, ce sont des systèmes, des organismes, des façons de manager qu’il faut remettre en cause, pour éviter la répétition de ce genre de risques. Donc agir collectivement garantit le respect des droits individuels mais aussi la pérennité de l’action qui doit devenir commune.

Faut-il envisager des modifications législatives pour que les alertes soient plus efficaces ?

M.-N. A. : La loi Sapin 2 de 2016 a déjà permis de combler une partie du retard de la France en la matière. Elle définit le lanceur d’alerte et le protège. Elle précise que c’est une personne physique qui révèle ou signale de manière désintéressée et de bonne foi des faits en contradiction avec des lois ou l’intérêt général, qu’il a constatés personnellement. Alors, bien sûr, on pourrait encore améliorer le dispositif, notamment en matière de couverture des risques sociaux et sociétaux, peu présents. Ou affiner la notion d’intérêt général, trop vague.

J.-P. B. : Mais plus qu’une nouvelle loi, qui ne pourra pas tout, ce sont les appuis aux lanceurs d’alerte qu’il faut développer. Il faut valoriser les corps intermédiaires ! Un accord d’entreprise qui intégrerait des dispositifs d’accompagnement négociés, un droit d’alerte et de vigilance, voilà ce qu’il faut imaginer !

M.-N. A. : Et surtout, il faudra observer comment la jurisprudence applique les différents textes de loi entre celle sur le devoir de vigilance, la loi Sapin 2 sur les lanceurs d’alerte, celle qui nous inquiète sur le secret des affaires…

La transposition de la directive européenne de 2016 dans la loi française a suscité de nombreux débats en effet. Une autre directive européenne, relative celle-là aux lanceurs d’alerte, devrait commencer à être négociée, le versant protecteur en somme de celle, punitive, sur ce secret des affaires. Est-ce une bonne chose selon vous ?

M.-N. A. : D’abord, on est juste au début de la négociation. Ensuite, il faudra qu’elle soit transposée dans les droits nationaux. Et on voit bien avec celle sur le secret des affaires que la loi française peut ne pas suivre l’esprit du texte européen. C’est très aléatoire.

J.-P. B. : Que l’on cherche à harmoniser les droits européens, parfait ! Mais plus que la législation, la vraie question, c’est celle de la redistribution et de la production de valeurs de l’entreprise. Le grand perdant de la financiarisation, qui distribue tous les dividendes aux actionnaires, c’est l’entreprise elle-même, qui perd en capacité d’investissement et d’innovation et donc, à terme, de pérennisation.

M.-N. A. : L’intérêt général de l’entreprise peut dès lors différer de celui de la société de capitaux. On pourrait imaginer une alerte si de trop nombreux dividendes versés aux actionnaires limitaient de façon dommageable la capacité d’investissement de l’entreprise.

Biographie

En 2007, Jean-Paul Bouchet et Marie-Noëlle Auberger publient un premier ouvrage commun : Le Guide de l’administrateur salarié, édité par la confédération Cadres CFDT. Un syndicat dont chacun d’eux aura occupé des postes de direction, secrétariat national pour elle et général pour lui.

* Oser l’alerte – Sortir du silence au travail ? Marie-Noëlle Auberger et Jean-Paul Bouchet, Éditions de l’atelier, 176 pages, 15 euros.

Auteur

  • Sophie Massieu