Ni les procédures ni les savoirs ne permettent de faire face totalement aux aléas dans la réalisation des tâches. La créativité est nécessaire pour s’adapter aux fluctuations des situations de travail, mais elle ne doit pas se transformer en nouvelle norme oppressive.
Le travail est le plus souvent associé au tripalium, à la souffrance, alors qu’il nécessite une part de créativité pour être réalisé correctement. Les salariés doivent faire preuve de créativité pour surmonter ou contourner des procédures parfois entravantes ou faire face à l’imprévu. Les sciences du travail nous enseignent que le travail réel n’est jamais une simple exécution du travail prescrit, qu’il y a toujours un écart entre la tâche et l’activité, que l’individu comble le hiatus entre ce qui est défini comme étant à faire et ce qui est fait effectivement, ce qu’il est possible, utile et intéressant de faire. Toute réalisation se heurte à des obstacles non prévus par les concepteurs qui ne disposent pas toujours d’une expérience suffisante du terrain. Le travailleur est donc créatif par nécessité : si les employés se contentaient de respecter les règles, aucune entreprise ne pourrait fonctionner correctement. La grève du zèle est une bonne illustration de cette idée. La créativité peut même conduire à mettre en place des modes opératoires étonnants. Par exemple, des employés chargés d’intervenir en cas de dysfonctionnement de machines dans les centrales électriques avaient pris l’habitude de jouer au Scrabble durant leur service. Cela semble répréhensible a priori mais, pour bien faire leur travail, ces employés devaient se fier à leur oreille. Or le Scrabble est un jeu qui requiert du silence et de la concentration.
La créativité au travail ne peut être bien comprise que si on la replace dans son contexte organisationnel, technique, culturel, économique et psychosociologique, entre autres. D’où le recours à ces disciplines et aussi à la psychanalyse pour appréhender les processus intra et interpsychiques avec lesquels résonne la situation de travail.
Face au réel d’une situation, les savoirs appris ne peuvent prétendre régler toute l’action.
La nécessité d’effectuer des ajustements, des transformations, des ruses, est bien connue. Ces ajustements supposent que les personnes ne soient pas asservies aux savoirs, qu’elles parviennent à s’en détacher pour répondre aux exigences du réel. Ce détachement ne signifie pas le rejet du savoir mais relève de la capacité à le combiner, l’hybrider avec à la fois l’histoire antérieure et les déterminants de la situation. Maîtrise totale et détachement constituent un double mouvement idéal qui devrait être au cœur de tout apprentissage créatif. Pourtant, force est de constater que le savoir est souvent enseigné et appris comme une doxa dont il est difficile de se détacher pour s’ajuster au réel.
L’innovation, entendue comme processus d’influence au service du changement, peut se réduire à introduire un procédé nouveau au sein d’un processus de production. Elle se démarque de la créativité qui concerne le sujet dans son travail et, réciproquement, le travail dans son sujet. La créativité et l’innovation se rejoignent néanmoins sur le constat que, contrairement à ce que nous dit le monde enchanté d’une certaine doxa managériale, l’une et l’autre ne vont pas de soi.
La valorisation de la créativité facilite, idéalement, ce que des théoriciens du courant des relations humaines appelaient « la réalisation de soi ». La créativité permet en effet de se dégager des contraintes du travail, des tensions et des contradictions entre de multiples déterminants, de développer une activité propre, personnalisante, de reconfigurer son milieu de travail et d’exister comme sujet. Mais favoriser la créativité, ce n’est pas l’exiger. La favoriser implique avant tout de créer un environnement favorable à son épanouissement, d’où la nécessité d’un contexte humain bienveillant, d’une curiosité pour le processus de travail, d’un plaisir à l’expérimentation et… de moyens pour ce faire. Or, ce sont ces moyens, et le contexte ci-dessus évoqué, qui sont souvent défaillants au sein des entreprises face au désir ou/et au besoin de créativité. L’exigence de créativité, non seulement représente alors une forme d’injonction paradoxale (sans moyens et encadrée par le respect des valeurs prônées par l’organisation, la créativité se trouve en liberté surveillée) mais elle peut surtout devenir une nouvelle norme oppressive pour les individus et masquer l’incompétence managériale des responsables.
La mondialisation joue un rôle contrasté. Par l’accès rapide aux informations et contacts tous azimuts, elle constitue une aide potentielle à l’action. Mais en créant une société de l’urgence, financiarisée, privilégiant l’individualisation et la performance à court terme, elle s’inscrit contre cette part de liberté et de solidarité nécessaires à la créativité individuelle et collective éthiquement responsable. Car, ne nous y trompons pas, la créativité peut être mise au service des plus basses besognes, comme l’Histoire l’a tristement montré.
Les normes et procédés proposés par les organisations ont, bien sûr, en général, toute leur légitimité. Leur accroissement dans le monde d’aujourd’hui est sans doute le signe d’une connaissance et d’une crainte accrue des risques, en même temps qu’un désir d’homogénéiser les pratiques de façon à pouvoir en assurer le contrôle. Elles contraignent donc davantage les opérateurs, surtout si elles sont établies sans consultation avec eux. A contrario, lorsque l’organisation du travail est élaborée de façon concertée, les besoins d’ajustement, voire de transgression, diminuent, jamais complètement toutefois, en raison de l’incertitude et des obstacles qu’impose le réel.
C’est en raison de cette complexité, et pour que la créativité ne soit pas un simple simulacre ou une réponse convenue à une injonction managériale que l’instauration d’espaces « transitionnels » de débat constitue la démarche la plus utile, la plus vivante, la plus personnalisante. Il s’agit de mettre en œuvre le retour du collectif (qui encourage, aide, stimule) dans un univers où l’individualisation produit tant de solitude, de souffrances et, en fin de compte, d’inefficacité.
• Gilles Amado enseigne la psychosociologie des organisations à HEC depuis 1971. En 1979, il commence à enseigner à la fondation Dom Cabral au Brésil, dédiée à la formation des cadres dirigeants.
• Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la psychosociologie dont Dynamique des communications dans les groupes (Armand Colin, 1975) qui en est à sa septième édition, et The Transitional Approach To Change, avec Anthony Ambrose (Karnac, 2001).
• En 2006, il cofonde La Nouvelle Revue de Psychosociologie dont il devient corédacteur en chef, et il codirige en 2017 le numéro consacré aux enjeux sociaux et politiques de la retraite. Toujours en 2017, il contribue à l’ouvrage collectif Se doper pour travailler (éditions Eres) et codirige la publication de l’ouvrage collectif La Créativité au travail avec Jean-Philippe Bouilloud, Dominique Lhuilier et Anne-Lise Ulmann (éditions Erès).
• Que font les 10 millions de malades ?
• Vivre et travailler avec une maladie chronique, de Dominique Lhuillier et Anne-Marie Waser (éditions Erès).
• Les Âmes errantes, de Tobie Nathan (Iconoclaste).