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Le fait de la semaine

Négociation : Terroir, terrain et territoire pour se diriger

Le fait de la semaine | publié le : 18.12.2017 |

Lors de ces 7es Rencontres Propedia, Alain Lempereur – université de Brandeis et Programme de négociation d’Harvard – a donné aux débats un socle constitué de notions essentielles.

Terroir d’ancrage

D’où je viens, à l’entame d’une négociation, c’est mon terroir, mon terreau ; c’est la terre qui m’enracine, ici et maintenant, celle qui fabrique mon monde et en indique les contours. Mon terroir marque un endroit déjà là, hérité d’une tradition immémoriale et pourtant mienne, qui tient de la nature des choses, telle que je la perçois, que j’arbore même parfois comme une oriflamme. Il me localise, me positionne et me donne mon identité différenciée comme négociateur. Il est la clé d’interprétation qui ouvre mon loquet et fait sens pour moi. Il est ma base, mon fondement, cette pierre sur laquelle je bâtis tout mon édifice de négociation. Il articule mon système de pensée, ma grammaire, mes mots, mon espace de confort et d’espoir. Il ancre ma négociation, mes interactions avec les autres, ma manière de demander et la matière de mes demandes, mes questions et mes réponses. Toute négociation commence dans cet ancrage à soi, constituant, d’où je pars négocier.

Toutefois, ce terroir m’encercle aussi, voire m’enlise ou m’infantilise ; il m’empêtre, il m’enferre, comme le nouveau-né peine à quitter son utérus originel. Au sens métonymique de la partie prise erronément pour le tout, cette glaise où je pousse, je la méprends pour la terre tout entière – la planète. Cet attachement instinctif, voire maladif de tout négociateur à sa position de départ dénote un négocentrisme qui commence par soi et ramène tout à soi en permanence. Le négociateur est en ce sens si prévisible et routinier, suiveur et obéissant. Tous ses mouvements s’anticipent dans un bocal, alors que l’univers existe. Mon terroir dicte mon « chez » moi, ma perspective biaisée, ce que j’exigerai de l’autre. Il moule mes comportements, normes et valeurs, ma culture et religion, ma nation et organisation, ma fonction et profession. Il est cette cave de Platon qui m’instrumentalise, m’automatise et me robotise. Il est cet écran qui m’empêche de voir au-delà. Il est signe de ce moi percolé par une rationalité limitée qui coule en moi. Il est ce fatras constitué, par quoi ce n’est pas tant moi qui négocie que ça qui me négocie, d’où je suis négocié.

Terrain d’opération

Où je vais ensuite, en négociation, dépend de l’autre, des autres. À distance de ce « moi » si peu soi, se trouve le terroir d’autrui, que j’ai plus de mal à appréhender, que je visite, mais qui n’est jamais tout à fait mien. Si j’y ai accès, je m’y rends à tâtons et m’y fourvoie souvent. Quand je crois avoir trouvé le bon chemin qui m’entrevoit l’autre, je m’y perds à nouveau. Parce que le terroir de l’autre est toujours un peu étrange et étranger, énigmatique et problématique, il est plus terrain d’opération. Je tente de m’y orienter par empathie stratégique comme un explorateur s’avance en terra incognita. Dans ce terroir de destination, je recherche un espace de rencontre, sans trop savoir si et comment le trouver. Une négociation est toujours un périple, avec sa part de péril, avec l’autre comme question pour moi.

Dans cet espace séparé se dresse le corps de l’autre avec qui la négociation s’engage. Mon réflexe est de vouloir ramener l’autre chez moi, lui imposer ma position, et vice versa pour l’autre. Ce corps à corps commence par un malentendu profond, une incompatibilité apparente des terroirs, une opposition, un campement sur des positions, comme en guerre de tranchées. De peur de succomber au chant des sirènes, chacun serait tenté de rebrousser chemin, de revenir à la maison, de ne plus jamais accoster, mais on peut demeurer là sur le bateau, comme Ulysse qui se fit lier au mât. On peut garder le cap, chercher encore un isthme, un détroit.

Territoire d’exploration

Au-delà des remous et des pièges de navigation, le négociateur recherche un point de passage. Il est ouvreur de clairière, où l’on peut se reposer et retrouver la lumière. Si je poursuis mon voyage dans cet espace d’aventure inconnu, à l’écart, de l’autre côté, je me délocalise forcément. Partant de mélodies différentes, d’abord, la négociation ressemble à cette cacophonie où pendant quelques secondes, chaque joueur de l’orchestre accorde son instrument ; elle est le prélude disharmonieux à la quête d’harmonie que la partition déploie ensuite à deux ou plusieurs musiciens. Ce qui peut s’avérer improbable pour moi au départ peut devenir possible en cours de route, cet espoir de revirement par le processus étant vrai pour l’autre aussi.

Quand les ressorts de la rhétorique sont soudainement utilisés à des fins de conciliation et non plus de contradiction, quand des orateurs responsables à l’écoute cherchent à se persuader mutuellement dans une compréhension réciproque des motivations de leurs auditoires respectifs, quand ils se font donc ingénieux dans le rapprochement, il peut se dérouler le miracle de l’intersection, de la rencontre. Chacun de nous découvre en soi ce désir de l’autre même le plus éloigné, cette part d’humanité qui lui échappait, son cosmopolitisme, ne serait-ce que pour un temps. La négociation est en ce sens toujours un départ de soi vers l’autre et une arrivée de l’autre en soi, une conscience de l’autre pour chacun, une relation première à établir. Elle manifeste un futur possible de coexistence pacifique, une offre d’espace commun, où l’ancien et le nouveau s’entrecroisent, sans plus trop s’entrechoquer.

Une fois que ces terroirs de moi et de l’autre sont mobilisés comme terrains de jeu réciproques, où la coopération l’emporte sur la compétition, ils ouvrent des territoires d’exploration et de création insoupçonnées, avec de nouveaux expédients et combinaisons, une liberté et des choix avec des solutions novatrices. Se diriger en négociation, c’est prendre conscience du commencement indéniable de chacun et de la multitude d’aboutissements possibles, via les mouvements à opérer avec patience et persistance, « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Montaigne).

La négociation commence dans la séparation de terroirs façonnés par des forces conditionnantes et déterminantes qui se repoussent, et le sentiment de l’aporie (a-poros), du non-passage. Son déploiement responsable permet toutefois, dans une rationalité élargie, humaine et universelle, des dépassements inouïs de soi et d’autrui, une relation, la découverte d’un ailleurs pour chacun, une réinvention, l’émergence de territoires d’accord pour nous, qui nous rapprochent. Elle est ébauche continuelle d’une aventure humaine à l’unisson.