logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le point sur…

« La grande majorité des indépendants tiennent vraiment a leur statut »

Le point sur… | publié le : 04.12.2017 | Frédéric Brillet

Image

« La grande majorité des indépendants tiennent vraiment a leur statut »

Crédit photo Frédéric Brillet

Le champ du travail dépasse aujourd’hui celui du salariat, à travers les nouvelles pratiques numériques. Ces formes de travail ouvert remettent en cause les lois et règlements publics. Il est nécessaire que les travailleurs indépendants obtiennent une protection sociale et que l’activité des plateformes soit régulée.

Vous publiez un livre sur le thème des nouvelles frontières du travail. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ce sujet ?

La révolution numérique est en train de transformer profondément le travail, à tel point qu’on y voit souvent la cause principale de la précarisation de l’emploi, voire la fin du salariat. Cette lecture ne voit qu’une partie du problème et ignore une autre révolution silencieuse actuellement à l’œuvre : la recherche par les individus de nouveaux rapports de travail, leur volonté de gagner en autonomie, de se réaliser dans ce qu’ils font, de valoriser leur réputation. Ils souhaitent aussi rapprocher leur travail de leurs passions, mobiliser leurs ressources personnelles pour inventer de nouvelles formes d’activités.

Vous constatez que le champ du travail ne cesse de s’étendre au-delà du salariat. Qu’entendez-vous par là ?

Le salariat n’a pas diminué, mais d’autres activités menées en « free-lance » se développent à côté. En atteste le succès du statut d’autoentrepreneur qui concerne 700 000 personnes, soit un gros quart des non-salariés. Faisant abstraction du statut de l’emploi, d’autres auteurs vont même plus loin que moi : ils prennent une acception très large du travail qui envahirait selon eux toutes nos activités, ce qui conduirait à une aliénation généralisée. Ils font valoir que les entreprises transfèrent de plus en plus de tâches autrefois dévolues à leur personnel vers les consommateurs. Que l’internaute qui like une page sur Facebook et exprime une préférence accomplit un travail digital dont les marques profitent. Enfin, des compétences développées dans la vie privée comme la maîtrise de outils numériques préparent aujourd’hui à la vie professionnelle.

L’extension du champ du travail n’en aboutit pas moins selon vous au travail ouvert…

Depuis le début de l’ère industrielle, les travailleurs ont souvent mené, à côté de leur travail, des activités de bricolage ou de jardinage qui s’inscrivaient dans un écosystème fermé et local. À l’inverse, le travail ouvert maintient un continuum entre activités privées et professionnelles. Il constitue un nouveau monde qui utilise complètement les opportunités du numérique. Ces nouvelles formes de travail extérieures au salariat, ouvertes à des outsiders, à des amateurs en voie de professionnalisation, court-circuitent largement l’organisation des professions, remettent en cause la loi et les règlements publics. Le travail ouvert brouille la frontière entre le travail classique en entreprise et le travail privé qui peut être réalisé pour la satisfaction de son créateur, destiné à un tiers sous forme de don à un individu ou à une communauté – réalisation de logiciel libre, Wikipédia… – ou enfin correspondre à un échange marchand. Le même travail peut passer d’un registre à l’autre. Dans l’hypothèse d’une marchandisation, il peut s’agir d’un revenu d’appoint, mais aussi, dans un second temps, de la création d’une entreprise.

Quel rôle joue la révolution numérique dans l’émergence du travail ouvert ?

Partagé par presque tous, le numérique permet de calculer, écrire, photographier, filmer, créer de la musique, produire un objet et de diffuser ou de vendre ce qu’on a réalisé. Il démocratise l’activité productive en rendant le travail plus autonome, en organisant l’échange des biens et des services à travers des plateformes.

Vous dépassez l’opposition travail-loisirs en considérant que l’un comme l’autre relèvent du faire et « engagent » l’individu…

Quels que soient les modes d’engagement dans le faire, l’individu se confronte à la matière et à son environnement, développe un projet, s’accomplit dans une réalisation. Le plaisir de faire s’accompagne d’un plaisir de montrer sa production et ses talents, et débouche sur un plaisir de donner ou de vendre. Réaliser quelque chose, c’est aussi construire son identité. En insistant sur la continuité des modes de faire, on remarque un entrelacement entre le travail et le loisir, une cohérence des expériences vécues. On comprend comment les individus donnent un sens à leurs différentes activités et plus largement construisent leur identité, expriment l’unicité de leur vie.

Est-il aujourd’hui plus facile de transformer une passion privée en source de revenu ?

En dehors du numérique qui facilite la transformation des passions en activité rémunérée, il faut aussi tenir compte du fait que le niveau de formation des jeunes aujourd’hui est beaucoup plus élevé qu’il y a trente ans, que des formations spécifiques sont facilement accessibles en ligne. Enfin, les plateformes facilitent l’accès à un marché mondial. et, contrairement aux petites annonces, premier dispositif de vente sur Internet, ces plateformes spécialisées présentent des dispositifs de rapprochement entre l’offre et la demande plus sophistiqués et du coup plus efficaces : géolocalisation, mise à jour permanente, avis et commentaires.

De même que tout producteur peut venir proposer sa production ou ses services, chaque utilisateur a la possibilité de donner son avis. Ce ne sont plus des intermédiaires qui choisissent ce qui est proposé ou des experts qui sélectionnent les biens singuliers, mais les utilisateurs et, pour les services, les deux partenaires de la relation de service.

Ces plateformes qui remettent en cause le salariat libèrent-elles ou exploitent-elles les travailleurs ?

Les travailleurs numériques sont très dépendants des plateformes, qui fixent unilatéralement leur commission, ne dévoilent pas les règles des algorithmes qui connectent offre et demande et, dans certains cas, fixent le prix. Les indépendants à plein temps bénéficient rarement d’une assurance chômage, et leurs droits à la protection sociale, aux congés formation et à la retraite sont limités. Ceux qui exercent en tant qu’indépendants un travail d’appoint ne bénéficient pas de droits sociaux complémentaires.

L’État doit-il intervenir ?

Si une minorité d’indépendants à plein temps revendiquent le droit de revenir au régime du salariat en faisant requalifier leur contrat de travail, la grande majorité d’entre eux tiennent vraiment à leur statut d’indépendants mais, comme ils sont extérieurs à la société salariale, ils échappent aux collectifs protecteurs du salariat. Il est important que ces travailleurs puissent obtenir une protection sociale analogue à celle des salariés. S’il appartient au politique de se saisir du problème, le législateur doit favoriser la concurrence entre les plateformes de façon à accroître le pouvoir de négociation des travailleurs. Il faut se pencher sur la question des algorithmes et finalement réguler un secteur qui s’est développé dans les failles réglementaires. C’est également à travers l’action syndicale qu’un nouveau compromis social pourra être élaboré.

Patrice Flichy

• Patrice Flichy a dirigé de 1982 à 1999 le laboratoire de sociologie du Centre national d’études des Telecoms (CNET), désormais connu sous le nom d’Orange Labs. Depuis 2013, il est professeur émérite de sociologie à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée où il a commencé à enseigner en 2000.

•  a fondé en 1983 et dirige encore aujourd’hui la revue de sciences sociales Réseaux, consacrée aux rapports entre technique, communication et société.

• Il est l’auteur de L’Imaginaire d’Internet (La Découverte, 2001), Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique (éditions du Seuil, 2010), Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère du numérique (éditions du Seuil, 2017).

Ses lectures

• La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, de Robert Castel, éditions du Seuil.

• L’Invention du quotidien. Les arts de faire, de Michel de Certeau, éditions Gallimard.

• Le Travail à-côté, de Florence Weber, éditions de l’EHESS.

Auteur

  • Frédéric Brillet